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Dessin Cat O'Neil
D’où vient la vie ? Peut-on vraiment définir le vivant? La vie doit-elle forcément reposer sur de l’ADN, de l’eau, du carbone ? Dans son dernier ouvrage, le chercheur à l’Inra et maître de conférences en génomique appelle à abolir les catégories et les périmètres. Une réflexion philosophique et scientifique qui pourrait, selon lui, ouvrir de nouvelles pistes de recherche.
Infravies de Thomas Heams
éd. Seuil, 192 pp.
Lorsque Thomas Heams affirme «la vie n’est jamais apparue» ou encore «la vie n’existe pas», on sait qu’au-delà de l’évidente provocation d’un amoureux des phrases choc - le nombre ridiculement élevé de passages soulignés dans notre exemplaire d’Infravie, son essai paru au Seuil, en témoigne -, c’est surtout une manière de nous embarquer dans un périple scientifique qui va chambouler notre regard sur le vivant. Les questions que soulève Thomas Heams, on se les est forcément posées un jour. Mais on a oublié, en chemin, de chercher des réponses précises. Pour cet entretien avec le chercheur à l’Inra et maître de conférences en génomique à AgroParistech, il fallait donc commencer par la première d’entre-elles. La plus vertigineuse, sans doute.
Qu’est-ce que la vie ?
Pour répondre, il faut s’interroger sur la question elle-même, sur ceux qui la traitent et sur ceux qui la considèrent comme résolue. Si on parle de biologie pure, on va s’intéresser à la vie au sens de ce qui est partagé par tous les êtres vivants, de la bactérie jusqu’aux organismes les plus complexes qu’on puisse imaginer. Il y a deux types de définitions contemporaines du vivant. D’une part, les définitions qui reposent sur des trépieds, par exemple le métabolisme, la reproduction et l’évolution. On va donc dire que ce qui est vivant, c’est ce qui possède ces trois caractéristiques. Mais on s’aperçoit qu’il y a plein d’entités dans la nature qui défient cette appartenance à un groupe bien fermé. Il y a, d’autre part, les définitions qui reposent sur des qualités spéciales que pourrait avoir la vie, par exemple une certaine forme de complexité, d’organisation ou d’auto-organisation. Mais il est difficile de définir vraiment ce qu’est une complexité ou une organisation purement biologique et on arrive rapidement à des tautologies. Aucune de ces définitions n’est entièrement satisfaisante.
Il ne s’agit pas du tout de les dénigrer, mais d’essayer d’aller encore plus loin dans le désir de caractériser le vivant. Je pense qu’il est légitime de proposer une opération intellectuelle qui permet d’être plus englobant, en partant de ce qui se fait dans l’étude des origines du vivant et de ce qui se fait dans les laboratoires. Je veux décentrer les choses en regardant des objets qui ne sont pas considérés comme canoniquement vivants, mais qui me paraissent être un socle important pour définir la vie.
Pour continuer avec les questions fondamentales, il faut donc aussi se demander d’où vient la vie ?
Cette interrogation est en jachère. On a des pistes, des indices, mais on sait tous que les spécialistes sont condamnés à fournir des scénarios plus plausibles les uns que les autres. Mais ce ne sont que des scénarios car, malheureusement, on ne pourra jamais avoir la preuve directe du moment où la vie serait apparue. Il existe en fait un récit assez standard : il y aurait eu une première molécule, pas vivante en tant que telle, mais qui aurait été capable d’un seul coup de s’autoreproduire, de se multiplier, et cette première molécule se serait trouvée protégée par une membrane qui aurait préfiguré une cellule pour pouvoir se diviser dans de bonnes conditions. Et, progressivement, par une succession d’étapes régies par la sélection naturelle, dans un premier temps plus chimique que biologique, cette structure très simple se serait complexifiée et aurait fini par donner la première cellule. C’est à ce moment-là que la vie serait apparue.
Mais ce récit ne vous convient pas…
Pour moi, il soulève beaucoup de problèmes. Notamment parce qu’il repose sur un sentiment d’exceptionnalité, avec des étapes un peu miraculeuses qui apparaissent les unes après les autres. Ce qui m’intéresse, ce sont les récits alternatifs qui donnent plus de place à deux choses en particulier. D’une part, notre ancrage dans le minéral. On se rend compte que la vie, ce n’est pas ce qui devient différent du minéral, c’est ce qui embarque en soi une partie du minéral. On peut par exemple considérer que l’ADN, le cœur de notre matériel génétique, est une structure cristalline. D’autre part, la dimension collective de l’apparition du vivant. C’est-à-dire qu’il n’y a pas pu y avoir de vie qui apparaisse sans des collectifs de molécules, puis des collectifs de petits réacteurs, puis des collectifs cellulaires. Il y aurait donc eu un peu de vie dans des structures décentralisées qui auraient fini par fusionner et stabiliser une forme de vie. On a souvent tendance à considérer que quelque chose s’est figé aux débuts du vivant et que, maintenant, toute la vie appartient à un même grand arbre. Ma surprise, ce n’est pas d’avoir découvert une forme de vie indépendante de cet arbre, c’est de m’être rendu compte qu’il existe plein d’entités qui bousculent la frontière entre le vivant et le non-vivant et qui posent, de fait, une question nouvelle : est-il pertinent de vouloir absolument penser cette frontière ?
Pour vous, le vivant et le non-vivant feraient donc partie d’une même continuité…
On a un problème à définir le vivant quand on cherche à en faire une catégorie, un périmètre. On peut lever ce problème si on s’aperçoit que définir, ce n’est pas forcément ça. Ma proposition, qui est concrète et ouverte à la discussion, c’est qu’on doit d’abord élargir notre sphère de considération intellectuelle à toute une série d’objets qui ne sont pas forcément considérés comme vivants aujourd’hui, comme certains virus, certaines bactéries mal définies, certaines entités qui circulent dans le vivant. C’est ce que j’appelle le monde infravivant. C’est un monde qui peut être caractérisé de manière assez précise comme une mise en mouvement adaptative de la matière, régie par les lois de la sélection naturelle. Puis, une fois qu’on a pris en compte ces objets, on peut caractériser la vie, et en particulier la vie sur Terre, comme une sorte d’état limite qui se met en place dans certaines conditions, avec certaines molécules, par exemple l’ADN, les lipides, les sucres et les protéines. Et un état limite, ce n’est pas un périmètre, ce n’est pas un territoire. On pourrait très bien imaginer que dans d’autres conditions d’environnement initial, voire dans d’autres environnements ailleurs que sur notre planète, ce monde infravivant puisse avoir la même existence mais donne naissance à des formes de vie plus autonomes et plus complexes sur la base d’autres molécules, d’autres structures. La question est très ouverte de savoir si la vie doit forcément reposer sur de l’ADN, de l’eau, du carbone, des formes cellulaires…
Cette mise en mouvement adaptative de la matière à partir de l’énergie, cette infravie, est donc quelque chose de plus large que le vivant ?
Et la vie en est une des conditions de possibilité, si on veut, quelque chose de plus local. C’est un peu l’idée d’une colline. On voit bien que la colline existe, mais il est un peu dérisoire de vouloir établir à quel moment elle démarre. Le périmètre de la base de la colline a assez peu d’importance pour savoir que la colline existe.
Etablir que le vivant n’est pas définissable en tant que tel nécessite donc de revoir les fondations de tout un champ de la biologie, de l’ingénierie du vivant…
On peut faire de l’ingénierie du vivant de manière pragmatique. Dans les laboratoires, les plus éminents de mes collègues bricolent le vivant, ajoutent des gènes dans des entités, testent les effets de ces ajouts. Mais ce qui m’interroge, c’est qu’on explique souvent que c’est en faisant ce bricolage qu’on va comprendre les fondements du vivant. C’est le mantra célèbre du physicien Richard Feynman que les biologistes de synthèse adorent citer : «Ce que je ne peux pas fabriquer, je ne peux pas le comprendre.» Je pense que la biologie de synthèse ne permet pas de comprendre ce que le vivant a de fondamentalement original.
Surtout, ce qui est problématique, c’est que de manière implicite, ils se placent dans un cadre intellectuel assez borné, qui est de considérer le vivant comme des petites machines de précision. C’est quelque chose de très important dans notre culture. On fait généralement remonter ça à Descartes, qui a défini l’animal-machine. Ce fut une étape importante pour pouvoir se saisir sans mystère de l’objet vivant. On lui sait gré d’avoir rendu le vivant accessible à l’expérimentation. Mais il y a un malentendu entre le fait de considérer le vivant comme étant soumis aux lois de la mécanique et de la chimie, ce qu’il est évidemment, et de le considérer sous l’angle du machinisme.
C’est-à-dire ?
Les machines sont des entités inventées par les hommes qui sont caractérisées par leur régularité et la prédictibilité de leur fonctionnement. Les cellules, elles, fonctionnent avec beaucoup d’aléatoire, beaucoup de fragilité aussi. Pour le vivant, la fragilité est un atout. Pour le vivant, l’hybridité, c’est-à-dire la perméabilité des entités, est un atout. Quand on laisse une voiture sur un parking, si on revient une dizaine d’années plus tard, ce sont à peu près les mêmes atomes au même endroit. Au bout de quelques heures pour une cellule, au bout de quelques semaines pour un organisme comme le nôtre, toute la matière est reconstituée à partir de matière extérieure. Nous ne sommes donc pas seulement caractérisés par notre permanence ou notre organisation, nous sommes aussi caractérisés par tout ce qui défie cette permanence et cette organisation. En insistant sur ces aspects-là du vivant, je cherche à montrer que dans la réduction du vivant à des pures machines, on passe à côté de réalités très concrètes, très matérielles, de ce qu’est la vie.
Penser l’infravivant, c’est donc, aussi, penser autrement la biologie ?
Mon intuition, c’est que les biotechnologies sont malheureusement engagées dans une course à la performance, et il faudrait plutôt redécouvrir la créativité du vivant comme une de ses caractéristiques majeures. Une recherche qui explorerait le désordre, les flux ou la fragilité d’une manière un peu audacieuse, ça peut sembler plus modeste et moins productif à court terme que d’aller chercher les meilleures versions des gènes, mais ça peut avoir des conséquences plus profondes. Pourquoi ne pas imaginer un institut de biologie exploratoire en lien avec la physique des matériaux, par exemple ? Cette idée de penser autrement que par périmètre, en insistant plus sur les dynamiques que sur les territoires, pourrait aussi rencontrer un écho dans beaucoup d’approches scientifiques. Et rejoindre une réflexion plus globale sur l’aspect arbitraire des frontières, comme on le voit aujourd’hui avec le genre. Mon intuition, c’est que si c’est si difficile de tracer des frontières entre les sexes et entre les genres, c’est peut-être en lien avec le fonctionnement original et infravivant de la matière. On part d’une question de biologie, et on arrive à une remise en question fondamentale d’une pensée par catégories. C’est assez vertigineux. Dans cette aspiration à la liberté qui nous paraît si importante, n’y a-t-il pas aussi quelque chose qui vient du plus profond de nous-mêmes ?
Infravies de Thomas Heams éd. Seuil, 192 pp.
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