Si l’affaire Vincent Lambert a relancé le débat sur la fin de vie en France, il est aussi présent en Suisse. Là, l’assistance au suicide est autorisée, mais se pose également la question du tourisme de la mort. Le Temps a rencontré Erika Preisig, qui va être jugée pour son accompagnement des patients souhaitant mourir.
C’est un ancien bureau, converti en appartement, dans une zone industrielle de Liestal. Il y a, posés sur une étagère Ikea, des disques de musique classique, des chocolats au lait, des boîtes de mouchoirs et une citation de Sophocle épinglée au mur : “Le plus grand des maux n’est pas de mourir, mais après avoir désiré la mort, de ne pouvoir pas même l’obtenir.” Louis Bériot est étendu sur un lit médical. Il a le teint jaune – signe de l’avancée décisive de son cancer du pancréas – et l’âme tranquille. Dès qu’il en ressent le besoin, il avale quelques gouttes de morphine. La doctoresse Erika Preisig lui parle doucement, elle lui caresse la joue, c’est un mélange de questions rituelles, presque bureaucratiques, et d’humanité indiscutable. Elle lui demande s’il est toujours décidé à mourir ce matin.
Le 15 juin 2016, au même endroit, cette scène s’était déjà produite. Elle est décrite avec précision dans l’acte d’accusation établi par le procureur de Bâle-Campagne, que Le Temps s’est procuré. Une femme de 67 ans, surnommée A., résidente d’un EMS [établissement médico-social] bâlois, a obtenu du médecin Erika Preisig qu’elle l’assiste dans son suicide. Depuis mars, elles se sont rencontrées quatre fois. A. s’était auparavant adressée à Exit [association qui défend le non-acharnement thérapeutique], qui a refusé d’accéder à sa demande au motif que la patiente souffrait de troubles psychiques et qu’elle refusait de se soumettre à un examen psychiatrique. Fondatrice de l’association d’aide au suicide Life Circle, Erika Preisig a estimé que la capacité de discernement d’A. n’était pas réduite. Elle a soumis ce cas à un autre médecin généraliste, qui a lui aussi abouti à la même conclusion.
Jugée pour meurtre
En matière d’assistance au suicide, la loi suisse exige simplement du médecin aidant qu’il ne poursuive pas de “mobile égoïste”. Des troubles psychiques n’excluent pas d’office la demande d’un patient mais une jurisprudence établie par le Tribunal fédéral en 2006 recommande, dans cette situation, une expertise psychiatrique qui, dans le cas de A., n’a pas été réalisée. Ainsi, le procureur bâlois estime non seulement qu’Erika Preisig a délibérément renoncé à demander une expertise mais qu’elle a en outre utilisé la demande d’A. pour réaliser “des buts personnels” :
La prévenue a effectué ce geste en sachant et en admettant que A. n’avait pas sa capacité de discernement en lien avec son désir de mort.”
Les 3 et 4 juillet prochains, Erika Preisig sera jugée pour meurtre et, subsidiairement, pour homicide par négligence. Si elle est condamnée pour homicide intentionnel, elle risque au minimum cinq ans de prison ; son autorisation de pratiquer la médecine pourrait également lui être retirée.
Une mort à la hauteur
“C’est une femme merveilleuse, je me réjouis de la rencontrer.” Quelques semaines avant son suicide assisté, dans un bel appartement parisien où les éditions originales de Voltaire occupent plusieurs étagères, Louis Bériot évoque Erika Preisig comme celle qui l’aidera à préserver sa dignité : “Je veux que ma mort soit à la hauteur de ma vie. L’idée d’être dépendant, de n’être plus que douleur, m’est insupportable. J’ai déjà vécu cela avec ma première épouse qui a souffert du même mal.” Le 14 février, lui est diagnostiqué un cancer du pancréas. On le rencontre le 21 mars. Il meurt le 15 avril, un peu avant que Notre-Dame ne prenne feu – il venait de terminer un ouvrage sur Victor Hugo.
Louis Bériot, né en 1939, était non seulement un journaliste d’importance, un écrivain prolifique, un écologiste avant l’heure, l’importateur du Téléthon en France, le directeur de l’antenne de France 2 dans les années 1990, mais aussi un membre du comité d’honneur de l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité). Depuis qu’il avait publié un essai sur le vieillissement dans les nations développées, Le Grand Défi (éd. Olivier Orban, 1991), il était devenu un militant de la légalisation du suicide assisté en France. Avec son épouse depuis dix ans, Domi Bériot, elle aussi acquise à cette cause, il a organisé les dernières semaines de sa vie autour de cette mort choisie et de ce voyage vers Bâle, qui était pour lui une manière de geste politique.
La question du tourisme de la mort
Depuis quelques années, Erika Preisig a plusieurs fois fait parler d’elle. En mai 2018, elle a accepté d’aider à mourir le botaniste australien David Goodall qui, à 104 ans, estimait sa qualité de vie insuffisante. Tandis que l’association Exit ne traite que des demandes émanant de Suisse, la doctoresse bâloise a fait le choix (d’abord pour [l’association d’aide au suicide] Dignitas puis pour sa propre structure) de privilégier les requêtes provenant de citoyens étrangers ; ce qui ne manque pas de susciter le débat dans les pays d’origine des patients mais aussi en Suisse, où la question du tourisme de la mort est régulièrement posée.
Ancien président d’Exit Suisse romande, le médecin Jérôme Sobel connaît bien Erika Preisig :
C’est une personne de qualité, elle pratique son métier avec cœur. On lui reproche de faire venir des patients de l’étranger. Je comprends qu’elle le fasse. La plupart des pays ont vingt ans de retard sur la Suisse, lorsqu’il s’agit du suicide assisté. Beaucoup de gens souffrent horriblement. Pourquoi ne pas les aider ? Je me demande si, avec ce procès, on ne tente pas de lui livrer une guérilla juridique.”
Un parcours du combattant
On croit souvent que la pratique du suicide assisté, en Suisse, est non seulement légale mais tout à fait normalisée. Il suffit de parler avec Erika Preisig pour comprendre à quel point le simple fait de se procurer les 15 grammes de Natrium Pentobarbital qui lui permettront de préparer la perfusion mortelle est en soi un parcours du combattant. Elle se fournissait auprès d’un pharmacien qui a subi, il y a quelques années, un interrogatoire de quatre heures dans le bureau du procureur et a donc décidé de ne plus mettre ce barbiturique à disposition.
Pour nous intimider, les autorités ont exigé que le patient doive chercher lui-même le médicament dans une pharmacie. C’est absurde. Mes patients en sont, pour la plupart, physiquement incapables.”
Trois fois, le matin de la mort de Louis Bériot, Erika Preisig nous demande de ne pas révéler le nom de la nouvelle pharmacie dont le nom est imprimé sur le flacon de Pentobarbital. Elle craint de perdre encore une fois son fournisseur. De même qu’elle exige qu’on ne publie aucune photographie des alentours de l’appartement, pour que les voisins ne s’en prennent pas à sa mission.
“Personne ne l’a contrainte. C’était sa volonté”
Il semble que cela soit fondamentalement l’aide au suicide qui rebute les autorités judiciaires bâloises et qui justifie qu’un procureur retienne l’homicide intentionnel dans le cas de A. – alors que tous ceux qui la connaissaient, son fils, sa curatrice, la directrice de l’EMS où elle logeait, estiment que A. avait exprimé avec constance et raison son envie de mourir. Le rapport d’expertise de 77 pages établi par un psychiatre à la demande du procureur cite le fils de A. qui exprime son soulagement :
Tout s’est passé comme ma mère l’a voulu. Personne ne l’a contrainte. C’était sa volonté.”
Pourtant, le rapport conclut, au fil des témoignages recueillis, du récit des épisodes dépressifs successifs dont A. avait souffert et des douleurs insupportables qu’elle subissait, décrites comme d’origine psychosomatique, que A. ne disposait pas de sa capacité de discernement au moment de son suicide assisté. Me Odile Pelet, avocate spécialisée en droit médical, a publié sur la question des expertises psychiatriques établies après la mort d’un patient : “Il est extrêmement difficile d’évaluer la capacité de discernement d’un individu décédé. Il faut être prudent avec les rapports post-mortem établis par des médecins qui n’ont jamais vu le patient, ils reposent en partie sur des présomptions et des généralisations. À telle pathologie correspondrait tel niveau de discernement. On le sait bien : ce n’est jamais aussi simple.”
Un débat médical actuel
Erika Preisig ne veut pas s’exprimer sur le dossier de A. Elle répète simplement qu’elle est “absolument certaine” que la patiente disposait de sa pleine capacité de discernement. Elle regrette de ne pas avoir pu obtenir d’expertise d’un psychiatre avant de procéder à cette assistance au suicide, mais affirme ne pas trouver de médecin spécialisé qui accepterait de délivrer ce genre de rapport. Pour des raisons éthiques, nombre de praticiens estiment qu’une expertise qui mènerait à la mort d’un patient contreviendrait au serment des médecins.
Récemment encore, l’Ordre des médecins a refusé d’adopter les nouvelles directives de l’Académie suisse des sciences médicales qui prend en considération le critère de la “souffrance subjectivement ressentie comme insupportable” comme condition possible pour une assistance médicale au suicide. La FMH [fédération des médecins suisses] estime que cette définition ouvre le champ à ce que certains dénoncent comme des suicides de confort ou de bilan.
“Je vais mourir”
Le 15 avril, dans la petite cuisine de l’appartement, Erika Preisig dissout le Pentobarbital dans une solution de sel de cuisine. Elle pose la perfusion dans le bras droit de Louis. Quelques minutes plus tôt, elle lui a fait signer encore des papiers où il réitère son désir de mourir. Tout est calme. Ses enfants sont là, son frère aussi. Il a dans la tête une phrase de Chateaubriand, tirée des Mémoires d’outre-tombe : “La mort, en nous touchant, ne nous détruit pas ; elle nous rend seulement invisibles.” Erika Preisig ajuste sa tresse grise, elle s’appuie sur le lit, ne quitte pas sa veste de marcheuse. Avant d’actionner lui-même le robinet de la perfusion, Louis doit prononcer encore cette phrase : “Je vais mourir.” C’est une ultime précaution. Les dernières questions sont filmées, en cas de litige. Louis Bériot n’hésite pas. Il est prêt.
Quelques heures plus tard, après que la police et le procureur sont passés pour constater la mort, Erika Preisig se rend au sommet de cette petite colline qui surplombe Liestal. C’est là qu’enfant, elle dévalait la pente sur une luge de bois. En 2006, elle a aidé son père à mourir alors qu’il souffrait terriblement ; c’était sa première assistance. Depuis, elle a aidé plus de 400 personnes. Certains la décrivent comme un ange de la mort.
Décider dans le calme et la sécurité
Non loin du cabinet où elle pratique essentiellement la médecine gériatrique, elle vit dans une petite maison avec ses beaux-parents qui sont nonagénaires. “C’est merveilleux d’habiter avec des personnes âgées qui ont le désir de vivre. Je n’aide à mourir que ceux qui n’en peuvent plus.” Erika Preisig parle encore plus doucement que ce matin. La perspective du procès l’horrifie.
“Pour moi, c’est très beau de donner la garantie aux gens qu’ils puissent décider eux-mêmes de terminer leur vie dans le calme et la sécurité. C’est un honneur quand quelqu’un m’accorde sa confiance même si je suis à chaque fois bouleversée par la tristesse des proches. J’ai du mal à comprendre qu’on veuille m’en empêcher.”
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