Valentine Leroy —
En accès restreint ou en libre circulation, le tabac est à la fois vecteur de sociabilisation et de tensions.
«Avant d'arriver en clinique psychiatrique, je ne fumais pas», lance Émeline. La jeune femme de 20 ans a été hospitalisée en clinique privée pour anorexie-boulimie il y a un an. Lorsqu'elle intègre les lieux, une vision la marque: «J'ai d'abord vu le patio, avec des jeunes en train de fumer, des pots de tabac à côté d'eux. Pour une non-fumeuse, c'était assez frappant». Comme elle, beaucoup de personnes passées par les milieux psychiatriques ont observé la place importante qu'y occupe la cigarette.
Depuis 1991 et la loi Évin, il est formellement interdit de fumer dans les lieux dits à usage collectif. Les établissements psychiatriques ont dû s'organiser en conséquence, afin de permettre tant au personnel qu'aux patient·es de fumer dans un endroit ne correspondant pas à cette restriction. La mise en place rencontre plus ou moins de difficultés selon l'agencement des lieux. «La configuration architecturale de la structure tient un rôle dans la place donnée à la cigarette», atteste Julien*, directeur d'hôpital. «Si le bâtiment est monobloc, c'est relativement simple, mais en structure psychiatrique, on peut trouver quarante unités, et la politique concernant la cigarette est forcément différente» d'une unité à l'autre. L'on oscille entre coin fumeur dédié en extérieur, sorties accompagnées et pauses clopes à heures fixes ou sur demande.
Tromper l'ennui et les pensées noires
Selon Camille*, psychologue en hôpital psychiatrique, le tabac tient une place de choix dans ce milieu. «L'hôpital psychiatrique devrait être un lieu propice pour réfléchir sur soi, penser… Mais il y a des patients pour lesquels c'est extrêmement douloureux de faire cet exercice, et la cigarette est utilisée comme une façon de tromper l'ennui, de s'occuper à autre chose», décrit-elle. Même son de cloche lorsque l'on écoute les patient·es concerné·es: la peur de la solitude vient vite donner ses racines à l'addiction.
«En clinique psychiatrique, comme en hôpital, on peut avoir des activités ou des rendez-vous psy, mais cela n'occupe pas toutes nos journées, raconte Émeline, il y a beaucoup de trous dans nos emplois du temps, du vide qu'il faut remplir pour ne pas trop penser.»Effectivement, les journées des patient·es sont organisées autour d'activités plus ou moins nombreuses. Une heure le matin, une heure l'après-midi, parfois sur une simple demi-journée… Ce qui laisse beaucoup de temps libre.
«Parfois ils s'échangent des clopes, ils doivent aller vers l'autre, échanger quelques mots pour engager la conversation, ça a aussi un rôle social»
Ces trous, Émeline a fini par les remplir par la cigarette afin de lutter contre l'ennui et les pensées noires, omniprésentes lorsqu'elle est seule. «C'était moins difficile pour moi d'opter pour cette addiction, que de me retrouver seule avec moi-même, poursuit la jeune femme. Certains me diront que je pouvais me passer de ça pour discuter avec les autres, m'intégrer, mais c'est plus facile à dire qu'à faire. La cigarette est un vecteur social, dans ces structures.» Un vecteur social, au sens où le tabagisme étant extrêmement répandu, demander une clope ou du feu devient le moyen le plus rapide, le plus simple de nouer un dialogue entre patient·es.
Pour certaines personnes, notamment schizophrènes, la cigarette devient même «une façon de se rapprocher d'une norme, de coller un petit peu à ce qui se fait à l'extérieur», analyse la psychologue, «ça permet aussi une certaine sociabilité entre les patients. Parfois ils s'échangent des clopes, ils doivent aller vers l'autre, se dire quelques mots pour engager la conversation, ça a aussi un rôle social». Ce que les malades ne peuvent extérioriser dans l'immédiat faute de rendez-vous avec leur psychologue ou psychiatre, ils le partagent autour d'une cigarette avec d'autres patient·es. Au fil des discussions, les clopes s'enchaînent, l'addiction s'installe, et avec elle, les tensions.
Une source de tensions multiples
Mais le tabac peut aussi être à l'origine de discordes, voire de crises. En cause première, l'état de manque. Certain·es patient·es obtiennent des sorties qui leur permettent de se ravitailler en cigarettes, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Pour les autres, il faut alors compter sur les proches pour les leur apporter. «Une fois, je me suis retrouvé sans cigarette pendant une semaine, faute de gens pour m'en ramener», se souvient Alexis, 21 ans, hospitalisé il y a un an en hôpital psychiatrique durant six mois. «C'était l'horreur, au bout de cinq jours, j'ai fini par fumer les mégots que je trouvais dans le cendrier, parce que personne ne voulait m'en donner parmi les patients.»
Le manque est exacerbé par l'ennui, les temps de latence entre les repas, activités et rendez-vous psy. Troubles de l'humeur, dépression, anxiété, irritabilité, colère, insomnies, difficultés de concentration, augmentation de l'appétit… Ces symptômes peuvent devenir extrêmement violents et entraver les soins. «Il y a des patients qui refusent de venir en hospitalisation car ils savent qu'ils vont moins fumer», indique Camille. Des comportements qui en disent long sur la place du tabac dans certaines vies.
L'addiction n'a pas seulement un effet négatif sur les soins prodigués aux malades. «Si on avait une crise d'angoisse, besoin d'une clope la nuit, il fallait quémander le droit de sortir. Il fallait que l'infirmier de garde accepte, et on savait en fonction de la personne présente ce jour-là si ça allait être le cas ou non, témoigne Louise, 42 ans. Un infirmier de nuit était vicelard et disait que ce n'était pas possible, puis, devant nous, s'enfermait dehors pour fumer devant la porte vitrée.» Un jeu de pouvoir que les malades ne peuvent gagner.
Dans le Nord, une clinique privée transforme même la cigarette en levier de chantage au sein de l'établissement. «Lorsque l'un des patients essayait de s'enfuir, la première mesure prise, c'était de supprimer la pause cigarette pour tout le monde, comme une punition collective, un warning général», se rappelle Lena, 20 ans, hospitalisée il y a cinq ans pour stress post-traumatique. «Les fumeurs le vivaient mal, ça créait des tensions envers le patient à l'origine de la fugue, ça le poussait à changer d'établissement, et ça arrangeait de fait la structure.» Par peur d'une nouvelle restriction, les malades se retournaient contre la personne identifiée comme le fugueur. En quatre mois, Lena a ainsi constaté quatre hospitalisations écourtées à la demande du patient, par peur de représailles.
«On ne peut pas tout enlever aux patients, on irait vers un échec»
Toutefois, «on ne peut pas tout interdire», soutient Julien, «quand on dirige un hôpital, on a une vision de l'addictologie dans des seuils de gravité autres. La cigarette ne passe pas en premier, mais je ne suis pas sûr que l'on ait raison». Ainsi, face à des individus dont l'addiction (aux écrans, au cannabis, à l'alcool…) a une incidence directe sur leur vie quotidienne, difficile de faire passer le tabac en tête de liste.
Une vision partagée par Camille: «On ne peut pas tout enlever aux patients, on irait vers un échec». Il s'agit ici de trouver un équilibre entre l'alliance thérapeutique avec le patient et la possibilité de travailler sur ce pour quoi celui-ci se trouve hospitalisé. «Dans la mesure du possible, on essaye de questionner ce que ça leur apporte», ajoute-t-elle. Cette discussion mène parfois à des solutions telles que le patch ou les gommes, en vue d'un arrêt.
Un potentiel facteur de rechute dans les troubles du comportement alimentaire
«La première fois que je suis sortie de clinique, je suis retombée dans l'anorexie en grande partie à cause de la cigarette, sans m'en rendre compte tout de suite», explique Émeline. Si le lien de cause à effet reste difficile à établir malgré le grand nombre d'études menées sur le sujet ces quinze dernières années, la réputation de la clope en fait un objet dangereusement attractif entre les mains d'un·e patient·e souffrant de troubles du comportement alimentaire (TCA). «On nous dit souvent que la cigarette coupe la faim, poursuit la jeune femme. Dire ça à une personne perdue dans une spirale de perte de poids extrême ou de malaise vis-à-vis de son poids, c'est la faire plonger la tête la première dans une potentielle addiction.» Cette image ne vient pas de nulle part: dès les années 1930, les femmes étaient utilisées comme figures de proue glamourisantes du tabagisme. Ancrés aujourd'hui dans l'imaginaire collectif, les mythes autour du tabac persistent: il serait un excellent coupe-faim et son arrêt occasionnerait une prise de poids systématique.
À sa sortie de clinique, Émeline a enregistré des mécanismes qu'elle reproduira inconsciemment et qui la conduiront à replonger aussitôt. «En clinique, je fumais avant les repas, ça me rassurait de ne pas avoir très faim, appuie-t-elle. À ma sortie, je faisais exactement la même chose par habitude, ça me rassurait de sauter un repas en me disant “tu es guérie, ce n'est pas grave si tu n'as pas faim, ton corps sait mieux que toi ce dont il a besoin”.» Les gros fumeurs expérimentent en effet une perte d'appétit et une atténuation des capacités olfactives et gustatives, diminuant le plaisir de la dégustation d'un repas. Autant d'éléments qui mettent en péril la réussite de soins pérennes chez les personnes souffrant d'anorexie-boulimie.
«On travaille sur la prévention, les patients peuvent demander des patchs, des gommes, et on a des programmes de sensibilisation dans les services»
Réadmise un mois plus tard, Émeline en mettra six à identifier le tabac comme élément nocif dans l'atténuation de ses TCA. «Aujourd'hui, j'ai totalement arrêté, mais c'était extrêmement dur, parce que quand tu dis que tu arrêtes, la première chose que l'on te répond c'est “tu vas prendre du poids”», souffle-t-elle, «et lorsque l'on est anorexique, ça fait l'effet d'un coup de poignard, ça donne envie de pleurer, de tout arrêter».
Comme elle, de nombreuses femmes tombent dans l'addiction à cause de l'imaginaire collectif alimenté à propos de la cigarette. Une étude menée par le professeur Rigaud, du CHU de Dijon, montre ainsi que le tabac est responsable d'une «anorexie vraie, à savoir une diminution de la sensation de faim, une diminution des sensations olfactives et gustatives, et un léger amaigrissement». Ainsi, on observe un taux de tabagisme chez les patientes boulimiques à IMC normal de 58,8%, et de 54,6% chez les patientes anorexiques boulimiques, contre 27,9% chez une population féminine sans trouble du comportement alimentaire.
Pour Camille, il est nécessaire d'entreprendre un travail de prévention dans les structures psychiatriques afin d'éviter l'addiction, ou de l'atténuer si possible. «On travaille sur la prévention, les patients peuvent demander des patchs, des gommes, et on a des programmes de sensibilisation dans les services», explique-t-elle. Mais encore une fois, il revient aux établissements d'entamer une démarche de dialogue entre soignant·es et patient·es sur cette thématique. Parfois, faute de moyens humains, de ressources financières ou de volonté, les structures et équipes soignantes se voient dans l'obligation de reléguer la question au placard.
En attendant, Émeline n'a qu'un mot à dire: «Ce que l'on peut entendre sur la cigarette, ses “vertus” amincissantes et coupe-faim, n'occulte pas le fait qu'il s'agit avant tout d'une addiction nocive pour le corps, dont il est extrêmement dur de se sortir.» Une difficulté que la jeune fille a su surmonter, «comme les TCA». «Et même si, comme ma maladie, l'addiction planera toujours au-dessus de ma tête, je sais aujourd'hui que j'ai la force de ne pas replonger, et des ressources pour m'en empêcher, confie-t-elle. Vous n'êtes pas seule, ne l'oubliez pas.»
* Les prénoms ont été changés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire