Dans une tribune au « Monde », l’écrivaine et psychanalyste estime que l’espace culturel européen, par son identité plurielle, son multilinguisme, sa culture du droit des femmes et de l’individu, pourrait être une réponse aux crispations identitaires, au déclinisme et à la crise environnementale.
Publié le 24 mai 2019
Tribune. Citoyenne européenne, de nationalité française, d’origine bulgare et d’adoption américaine, je ne suis pas insensible aux amères critiques, mais j’entends aussi le désir de l’Europe et de sa culture. Déçus du politique et abstentionnistes réfractaires, les Italiens, les Grecs, les Polonais, et même les Français n’ont pas remis en cause leur appartenance à la culture européenne, ils se « sentent » européens. Que veut dire ce sentiment, si évident que la culture n’est même pas évoquée dans le traité de Rome ? Or la culture européenne peut être la voie cardinale pour conduire les nations à une Europe plus solide.
Quelle identité ?
A l’encontre d’un certain culte de l’identité, la culture européenne ne cesse de dévoiler ce paradoxe : il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est infiniment constructible et déconstructible. A la question « Qui suis-je ? », la meilleure réponse, européenne, n’est évidemment pas la certitude, mais l’amour du point d’interrogation. Après avoir succombé aux dogmes identitaires jusqu’aux crimes, un « nous » européen est en train d’émerger. Il est possible d’assumer le patrimoine européen, en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords.
Cette attitude se trouve exprimée par la parole du Dieu juif : « Eyeh asher eyeh »(« Je suis celui qui est » Exode 3, 14), reprise par Jésus (Jean 18 : 5) : une identité sans définition, qui renvoie le « je » à un irreprésentable, éternel retour sur son être même. Je la perçois autrement, dans le dialogue silencieux du Moi pensant avec lui-même, selon Platon, toujours « deux en un » et dont la pensée ne fournit pas de réponse mais désagrège. Dans la philia politikè selon Aristote, qui annonce l’espace social et un projet politique, en en appelant à la mémoire singulière et à la biographie de chacun.
Dans le voyage, au sens de saint Augustin, pour lequel il n’y a qu’une seule patrie, celle précisément du voyage : In via, in patria. Dans les Essais de Montaigne, qui consacrent la polyphonie identitaire du Moi : « Nous sommes tous des lopins et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment fait son jeu. » Dans le Cogito de Descartes, où je comprends que je suis seulement parce que je pense. Mais qu’est-ce que penser ? Elle me parle encore, cette attitude, dans la révolte de Faust d’après Goethe : « Je suis l’esprit qui toujours nie. » Dans « l’analyse sans fin » de Freud : « Là où c’était, je dois advenir. » Dans les extravagantes et délicates innovations des arts et de la littérature de la modernité…
Sans vouloir énumérer toutes les sources de cette identité questionnante, rappelons toutefois que l’interrogation permanente peut dériver en doute corrosif et en haine de soi : une autodestruction contre laquelle l’Europe est loin de s’être toujours prémunie. On réduit souvent cet héritage de l’identité à la question d’une permissive « tolérance » des autres. Mais la tolérance n’est que le degré zéro du questionnement, lequel ne se réduit pas au généreux accueil des autres, mais les invite à se mettre en question eux-mêmes : à porter la culture de l’interrogation et du dialogue dans des rencontres, qui problématisent tous les participants. Il n’y a pas de phobie dans le questionnement réciproque, mais une lucidité sans fin, seule condition du vivre-ensemble. L’identité ainsi comprise peut déboucher sur une identité plurielle : c’est le multilinguisme du nouveau citoyen européen.
La diversité des langues
« Diversité, c’est ma devise », disait déjà Jean de La Fontaine dans son Pâté d’anguille. L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues, sinon plus, qu’elle ne comporte de pays. Ce multilinguisme est le fond de la diversité culturelle. Il s’agit de le sauvegarder, de le respecter – et avec lui les caractères nationaux –, mais aussi d’approfondir les différences et les complémentarités, d’incarner enfin cette nouvelle polyphonie.
Après l’horreur de la Shoah, le bourgeois du XIXe siècle aussi bien que le révolté du XXe siècle affrontent aujourd’hui une autre ère. La diversité linguistique européenne est en train de créer des individus kaléidoscopiques capables de défier le bilinguisme du « globish ». L’espace plurilinguistique de l’Europe appelle plus que jamais les Français à devenir polyglottes, pour connaître la diversité du monde et pour porter à la connaissance de l’Europe et du monde ce qu’ils ont de spécifique. C’est en passant par la langue des autres qu’il sera possible d’éveiller une nouvelle passion pour chaque langue et nation.
Sortir de la dépression nationale
Face à un patient déprimé, le psychanalyste commence par rétablir la confiance en soi, à partir de laquelle il est possible d’établir une relation entre les deux protagonistes de la cure, afin que la parole redevienne féconde et qu’une véritable analyse critique du mal-être puisse avoir lieu.
De même, la nation déprimée requiert une image optimale d’elle-même, avant d’être capable d’efforts pour entreprendre, par exemple une intégration européenne, ou une expansion industrielle et commerciale, ou un meilleur accueil des immigrés. « Les nations, comme les hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses », écrivait Giraudoux. Un universalisme mal compris et la culpabilité coloniale ont entraîné de nombreux acteurs politiques et idéologiques à commettre, sous couvert de cosmopolitisme, bien pis que d’« imperceptibles impolitesses » à l’égard de la nation. Ils contribuent à aggraver la dépression nationale, avant de la jeter dans l’exaltation maniaque, nationaliste et xénophobe.
Les nations européennes attendent l’Europe, et l’Europe a besoin de cultures nationales fières d’elles-mêmes et valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. Une diversité culturelle nationale est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal. L’Europe consolidée, ainsi comprise, pourrait jouer alors un rôle important dans la recherche de nouveaux équilibres.
Deux conceptions de la liberté
La chute du mur de Berlin en 1989 a rendu plus nette la différence entre deux modèles : la culture européenne et la culture nord-américaine. Il s’agit de deux conceptions de la liberté. En identifiant la « liberté » avec « l’autocommencement », Kant ouvre la voie à une apologie de la subjectivité entreprenante – subordonnée à la liberté de la Raison (pure ou pratique) et à une Cause (divine ou morale). Dans cet ordre de pensée, que favorise le protestantisme, la liberté apparaît comme une liberté de s’adapter à la logique de la production, de la science, de l’économie. Etre libre serait être libre de tirer les meilleurs effets de l’enchaînement des causes et des effets pour s’adapter au marché de la production et du profit.
Il existe un autre modèle qui apparaît dans le monde grec, et se développe avec les présocratiques, et par l’intermédiaire du dialogue socratique. Sans être subordonnée à une cause, cette liberté fondamentale se déploie dans l’Etre de la parole qui se livre, se donne, se présente à soi-même, à l’autre, et, en ce sens, se libère. Cette libération de l’Etre de la parole par et dans la rencontre entre l’Un et l’Autre s’inscrit en questionnement infini, avant que la liberté ne se fixe dans l’enchaînement des causes et des effets, et dans leur maîtrise scientifique. La poésie, le désir, la révolte en sont les expériences privilégiées, révélant la singularité incommensurable et pourtant partageable de chaque femme, de chaque homme.
On décèle les risques de ce second modèle fondé sur l’attitude questionnante : ignorer la réalité économique ; s’enfermer dans des revendications corporatistes ; se borner à la tolérance et avoir peur des nouveaux acteurs politiques et sociaux ; abandonner la compétition mondiale et se retirer dans la paresse et l’archaïsme. Mais on voit aussi les avantages dont sont porteuses les cultures européennes, qui ne culminent pas en un schéma, mais dans le goût de la vie humaine, dans sa singularité fragile et partageable.
Dans ce contexte, l’Europe est loin d’être homogène et unie. D’abord il est impératif que la « Vieille Europe », et la France en particulier, considèrent l’ampleur des difficultés économiques et existentielles de l’Europe post-totalitaire, qui peine à dépasser le ressentiment et le nationalisme. Mais il est nécessaire aussi de reconnaître les différences culturelles, et tout particulièrement religieuses, qui déchirent les pays européens à l’intérieur d’eux-mêmes et les séparent.
Besoin de croire, désir de savoir
Parmi les multiples causes qui conduisent aux malaises actuels, il en est une que les politiques passent souvent sous silence : il s’agit du déni qui pèse sur ce que j’appellerai un « besoin de croire » préreligieux et prépolitique universel, inhérent aux êtres parlant que nous sommes et qui s’exprime comme une « maladie d’idéalité » spécifique à l’adolescent.
Contrairement à l’enfant curieux et joueur, en quête de plaisir et qui cherche d’« où il vient », l’adolescent est moins un chercheur qu’un croyant : il a besoin de croire à des idéaux pour dépasser ses parents, s’en séparer et se dépasser lui-même. Mais la déception conduit ce malade d’idéalité à la destruction et à l’autodestruction, par-dessous ou à travers l’exaltation : toxicomanie, anorexie, vandalisme, d’un côté, et ruée vers les dogmes extrémistes de l’islam politique, de l’autre. Idéalisme et nihilisme : l’ivresse de n’avoir aucune valeur et le martyre de l’absolu paradisiaque se côtoient dans cette maladie d’« idéalité » qui secoue la jeunesse, et avec elle, le monde.
L’Europe se trouve devant un défi historique. Est-elle capable d’affronter cette crise de la croyance que le couvercle de la religion ne retient plus ? Le terrible chaos lié à la destruction de la capacité de penser et de s’associer, que le tandem nihilisme-fanatisme installe dans diverses parties du monde, touche au fondement même du lien entre les humains. C’est la conception de l’humain forgée au carrefour grec-juif-chrétien avec sa greffe musulmane, cette inquiétude d’universalité singulière et partageable, qui semble menacée. L’angoisse qui fige l’Europe en ces temps décisifs exprime l’incertitude devant cet enjeu.
Au carrefour du christianisme, du judaïsme et de l’islam, l’Europe est appelée à établir des passerelles entre les trois monothéismes. Plus encore, constituée depuis deux siècles comme la pointe avancée de la sécularisation, l’Europe est le lieu par excellence qui pourrait et devrait élucider le besoin de croire. Mais les Lumières, dans leur précipitation à combattre l’obscurantisme, en ont négligé et sous-estimé la puissance.
Une culture des droits des femmes
Depuis les suffragettes, en passant par Marie Curie, Rosa Luxemburg, Simone Weil et Simone de Beauvoir, l’émancipation des femmes par la créativité et par la lutte pour les droits politiques, économiques et sociaux, qui se poursuit aujourd’hui, offre un terrain fédérateur aux diversités nationales, religieuses et politiques des citoyennes européennes défiant l’obscurantisme des traditions et des religions fondamentalistes.
Ce trait distinctif de la culture européenne est aussi une inspiration et un soutien aux femmes du monde entier, dans leur aspiration à la culture et à l’émancipation, non seulement comme choix, mais comme dépassement de soi(« Nous sommes libres de transcender toutes transcendances », annonce Simone de Beauvoir) qui anime les combats féministes sur notre continent.
Face au verrouillage du politique par la finance et l’hyperconnexion, et contre la déclinologie ambiante et l’autodestruction écologique, l’espace culturel européen pourrait être une réponse audacieuse. Peut-être la seule qui prend au sérieux la complexité de la condition humaine dans son ensemble, les leçons de sa mémoire et les risques de ses libertés.
Julia Kristeva est écrivaine. Née en Bulgarie, elle arrive en France en 1966, où elle se lie au groupe Tel Quel et suit les cours de Roland Barthes. Théoricienne de la littérature, linguiste, sémiologue, psychanalyste et romancière, au fil du temps, elle s’est imposée comme une figure intellectuelle de premier plan, tant en France qu’à l’étranger, où elle enseigne régulièrement. Première lauréate en 2004 du prix Holberg – l’équivalent du Nobel pour les sciences humaines –, elle a également reçu le prix Hannah Arendt (2006) et le prix Vaclav Havel (2008). Son œuvre compte près d’une trentaine d’ouvrages parmi lesquels des essais tels : La Révolution du langage poétique (Seuil, 1985), Soleil noir (Gallimard, 1987), Le Temps sensible - Proust et l’expérience littéraire (Gallimard, 1994) ; Le Génie féminin : Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette (Fayard, 1999, 2000 et 2002), Je me voyage, mémoires (Fayard, 2016) ; ainsi que des romans dont Les Samouraïs (Fayard, 1990), Meurtre à Byzance (Fayard, 2004) ou encore L’Horloge enchantée (Fayard, 2015).
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