Lors d'une manifestation à Paris en 2015. Photo Albert Facelly pour Libération
Instituer la volonté et l’engagement des parents à l’égard de l’enfant plutôt que d’escamoter le don ou de pérenniser son statut de secret de famille donne une noblesse au recours au don. Et inscrit toutes les familles dans le droit commun.
Tribune. Depuis quelques semaines, autour de la future réforme bioéthique, des tribunes se succèdent et s’affrontent, tout en défendant paradoxalement les mêmes objectifs, la levée de l’anonymat des dons de gamètes et le droit pour toutes et tous d’accéder à la procréation et d’établir une filiation (1).
C’est sur l’aménagement de cette filiation que les regards divergent : faut-il ou non, comme nous le proposions dans ces colonnes, faire figurer son mode d’établissement par le biais d’une «déclaration commune anticipée de filiation»figurant sur l’état civil intégral de l’enfant, et ce, que les parents soient mariés ou non mariés, de sexe différent ou de même sexe ? Certains redoutent une «tyrannie de la transparence» voire une nouvelle «police des familles» qui obligerait les parents à révéler à leur enfant son mode de conception.
Il ne s’agit, à mon sens, aucunement de cela. Nos sexualités, nos désirs d’enfant, l’amour que nous leur portons, l’éducation que nous leur donnons, les transmissions que nous leur proposons sont une affaire éminemment intime. Mais l’établissement d’une filiation est une question sociale : la manière dont une société institue les règles qui encadrent et sécurisent le devenir de ses enfants, les droits et devoirs de ses parents ne relèvent pas que de la sphère privée. Il n’y a pas si longtemps, nous le savons bien, les enfants nés hors mariage étaient condamnés à errer dans les limbes du monde.
Instituer la volonté et l’engagement des parents à l’égard de l’enfant, plutôt que d’escamoter le don ou de pérenniser son statut de secret de famille, donne au contraire une noblesse au recours au don, inscrit toutes les familles dans le droit commun en leur autorisant une fierté. Cette reconnaissance accompagne avec évidence une possible levée de l’anonymat des dons qui permettrait de considérer les donneurs comme des partenaires sans avoir à les détruire psychiquement. Et ne confondons pas information à l’enfant concerné et visibilité publique : seul l’enfant a accès à son état civil intégral, et nous proposons d’être encore plus drastiques sur ce point.
J’aimerais éclairer ces choix au nom d’une pratique qui se nourrit largement, depuis bien des années, de toutes ces nouvelles narrations liées aux biotechnologies de la reproduction et à la possibilité pour tous les couples de fonder une famille.
Mathieu commence une analyse avec la volonté de se débarrasser de crises d’angoisses qui entravent son quotidien. Il évoque dès le premier entretien son fils de 8 ans, cet enfant merveilleux qui enchante son existence, qui donne une direction à sa vie, qui le sauve d’une mélancolie latente. Il ajoutera rapidement à la fin de notre première rencontre qu’étant stérile à la suite de traitements d’une maladie infantile, sa compagne et lui ont eu recours à un don de sperme, mais que bien sûr cela ne change rien à la relation qu’il entretient avec son fils, qu’il «n’y pense jamais» et qu’il a du reste décidé de ne pas en parler à son enfant pour lui éviter un trouble inutile. Le travail commence et de fait, nous n’en parlons plus. Mais voici qu’au bout de quelques mois, ce même homme me déclare : «Vous savez, depuis que je réfléchis à moi-même, je réalise une chose, c’est que chaque fois que je regarde mon fils, je pense à cet homme qui a fait don de son sperme et dont il est issu génétiquement.» Chaque fois ! Diable… Et plus loin surgira même dans son discours : «le père de mon fils»…
Entre «je n’y pense jamais»et «j’y pense toujours»chacun peut voir émerger ce vaste paysage du savoir inconscient qui affleure parfois en surface avant de regagner les abysses. J’imagine alors la scène, le père joue avec son fils chéri, un fantôme traverse la pièce, son regard se trouble, il cherche la présence de ce fantôme dans le visage de son enfant, qui, lui, perçoit le trouble de son père et se fige, pourquoi papa me regarde-t-il tout à coup bizarrement, ai-je mal fait, a-t-il quelque chose à me reprocher ? On reconnaîtra ici le travail du secret, quelle que soit sa nature, ou comment se transmet ce que bien souvent soi-même on ne sait pas. Un fantôme s’est invité dans cette gentille famille, et il s’en faudrait de peu pour qu’il ne devienne malfaisant.
Je rappelle à Mathieu ce qu’il me confia il y a quelque temps, il a lui-même 8 ans, son père est comme d’habitude en voyage d’affaires, et sa mère reçoit bien trop souvent un «ami» dont il n’apprécie guère la présence. Et ce doute térébrant sur la nature de leur relation, et donc sur son origine. Un autre fantôme des fonds marins, une autre tectonique de plaques.
Le soir même, Mathieu lit à son fils l’histoire du très gentil monsieur qui a donné sa graine, les graines du papa étaient abîmées, une histoire où l’on n’est pas trop de deux pour qu’une belle œuvre s’accomplisse.
Nul ne peut y échapper, il y a des fantômes dans toutes les familles : des aïeux, des disparus, des enfants non nés, des amants cachés… est-ce la peine d’en rajouter ? D’institutionnaliser des fabriques de fantômes, comme ces procréations fondées sur le principe du strict anonymat ? Plus ces fantômes sont nommables, identifiables, repérables, plus il est aisé de leur ôter leur pouvoir maléfique, et de les intégrer dans la narration familiale, au moins en partageant des fantaisies autour de leur existence. Le mystérieux inconnu, qui a donné sa petite graine, est un gentil fantôme, pas un fantôme qui hante la chambre de l’enfant. Un membre de la famille, au même titre que le grand-père mort avant sa naissance. Peut-être même que s’il le souhaite, et que la loi change, il pourra un jour le rencontrer. Le fantôme se dégonfle, trouve une place dans la constellation familiale, bien moins importante que les parents qui, eux, restent les seuls vrais parents.
Inscrire ce fantôme, c’est, comme nous l’écrivions, assurer le droit des enfants conçus par don à leur histoire, leur offrir une filiation qui ne soit plus faite pour en effacer une partie, une filiation qui n’entre plus en compétition avec la complexité de leur origine.
Mais s’il est une révolution juridique à entériner pour assurer la pérennité des familles qui s’éloignent du modèle de la famille unique, nous avons aussi à opérer une révolution psychique pour réaliser à quel point ce que l’on peut appeler les «réalités technologiques de la reproduction» a bouleversé nos représentations se rapportant aux reproductions sexuelles. Ces réalités contemporaines demandent que nous commencions à distinguer la pénétration hétérosexuelle des fantasmes de scène primitive et de conception qui, jusqu’à aujourd’hui, étaient considérées comme une seule et même chose.
Toutes les sexualités, tous les modes de procréation, toutes les familles ont droit à une visibilité, à une dignité, à une sécurité de par la loi. Toute famille pourra ainsi créer ses discours, ses romans, ses mythes, sa rêverie familiale porteuse de sens pour tous ses membres. Aidons toutes familles à tenir ensemble, à s’assembler et à se séparer. A fabriquer la famille (2). Et finalement la société.
(1) «PMA, don et stigmate : parlons-en» Libération, du 13 mai ; et «PMA : de futurs enfants stigmatisés par le droit ?», Libération, du 3 mai.
(2) La Fabrique de la famille, Serge Hefez, Kero, 2016.
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