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samedi 1 juin 2019

Comment j’ai donné mon sperme

Qu’est-ce qui a motivé notre journaliste à faire cette démarche ? Pur altruisme ? Besoin de reconnaissance ? Dans les couloirs du centre de don, entre stress et enthousiasme, le parcours fut long et semé d’embuches. Témoignage.

Par     Publié le 31mai 2019

D’un coup, je me demande pourquoi je suis là. Ça doit faire deux mètres carrés, peut-être un peu moins. Il y a un lit terriblement médical qui n’a pas dû être utilisé pour s’allonger depuis une décennie. Tout est blanc et propre, un peu flippant. Au mur, il y a un panneau avec une bande dessinée relativement explicite sur les étapes à suivre. En face du lit, une télé.
Quand la médecin m’a remis le petit flacon que je dois remplir (mon dieu qu’il est grand), elle m’a donné des instructions très précises sur ce qu’il fallait faire avant (un nettoyage radical au liquide antiseptique) et après (remettre le flacon dans une sorte de trappe qui a l’air de communiquer avec un laboratoire clandestin).

Mais sur l’acte lui-même, elle n’a rien dit.
J’allume cette télé, machinalement. Un menu de DVD des années 1990 affiche des catégories pornographiques qui doivent dater d’avant la première édition de la Bible.
Je zappe avec la télécommande. Je culpabilise en imaginant que la secrétaire, de l’autre côté de la porte, doit entendre la bande-son malaisante de ces vidéos glauques. J’enlève le son. Puis j’enlève l’image.
C’est ce qu’on ne vous dit pas quand vous venez vous inscrire comme donneur de sperme. Il faut venir avec une bonne dose d’imagination. Et surtout avec pas mal de patience.

« Les bourses vides de la banque de sperme »

Commençons par le début : pourquoi j’ai voulu donner mon sperme. Il y a quelques années, j’ai lu un article du Monde qui expliquait que le nombre de donneurs était très faible et que le manque pourrait s’aggraver avec l’ouverture de la procréation médicalement assistée (la PMA) à toutes les femmes – qui pourrait intervenir en 2019. Je me rappelle avoir trouvé cette idée loufoque, et plaisanté intérieurement sur les titres possibles : « La France en pénurie de sperme » ou « Les bourses vides de la banque de sperme », ce genre de truc de mauvais goût.
Il faut dire que les chiffres sont assez parlants : selon les dernières données communiquées par l’Agence de la biomédecine, en 2016, seuls 363 hommes ont été acceptés comme donneurs. Un peu mieux que les années précédentes, mais on est quand même dans le monde de l’infiniment petit ; cela concerne moins de 0,2 % des naissances annuelles.
Puis je me suis rappelé que, dans mon entourage, il y en a un paquet, des couples, hétérosexuels ou homosexuels, qui veulent avoir des enfants et n’y parviennent pas. J’ai 37 ans, je possède le faible niveau de compétence requis – je suis moi-même père d’une enfant formidable –, et l’idée que des gens puissent peiner à vivre la même expérience que moi me semble d’une grande injustice.
Après tout, il m’arrive de donner mon sang – quand je croise par hasard un chapiteau monté par l’Etablissement français du sang (EFS). Là, la récompense sociale est immédiate : d’abord on donne en présence d’autres gens, et on se regarde tous de l’air entendu des agents du Bien. C’est vite fait, bien fait, et on profite d’une collation sous forme de madeleines et de Coca (avec l’alibi de reprendre des forces, en réalité parce que c’est gratuit et sucré).
J’ai donc naïvement pensé que ce serait une expérience similaire (même si je n’étais pas sûr d’avoir un goûter gratuit). Fin juillet, je me rends à mon rendez-vous, ravi, renforcé par l’idée que je vais réaliser un don d’un peu de moi. Je me suis préparé à donner mon sperme dans un gobelet transparent et repartir auréolé d’un sentiment de travail bien fait – un sentiment assez rare chez les hommes de nos jours.

Masturbation sous injonction médicale

J’arrive dégoulinant de sueur, après avoir traversé Paris à vélo. Je me demande si c’est lié à la perspective de la masturbation sous injonction médicale, qui m’angoisse, ou au pédalage auquel je viens de me livrer. Je me perds dans la maternité avant de trouver l’ascenseur qui mène au discret Cecos, le centre de don. Je note que dans la salle d’attente, c’est plutôt L’Obs que Le Point.
A ma grande déception, la médecin m’explique doucement que je ne vais rien donner aujourd’hui. La première question me désarçonne : « Est-ce que vous avez été envoyé par un couple en particulier ? » Je me perds un peu dans la démarche : je croyais que le don ne s’adressait pas à une personne précise.
« C’est même impossible, m’explique-t-elle, mais si vous venez sur la recommandation de quelqu’un, ils progressent plus vite dans la liste d’attente. » Un bonus ! J’aurais pu faire passer un couple de mon entourage au level suivant et je ne le savais même pas. A Paris, si un couple envoie un donneur au centre, il gagne six mois, sur un temps d’attente qui peut durer entre un et deux ans.
Je comprends entre les lignes que mes origines proche-orientales représentent un intérêt particulier. Il y a des couples originaires du monde arabe qui attendent des dons, et le Cecos ne trouve pas forcément de donneurs compatibles.
Ce délai doit sembler interminable aux couples demandeurs. Il peut être encore plus long pour trouver un donneur qui corresponde aux caractéristiques physiques du couple receveur : la couleur de la peau, celle des yeux et celle des cheveux sont prises en compte. Autrement dit : le sperme d’un homme blanc ne peut pas être donné à un couple noir.
Assez vite, je comprends entre les lignes que mes origines proche-orientales représentent un intérêt particulier. Visiblement, il y a des couples originaires du monde arabe qui attendent des dons, et le Cecos ne trouve pas forcément de donneurs compatibles. Je lirai plus tard qu’il y a en particulier un déficit de donneurs noirs.
Le don était auparavant réservé aux hommes ayant déjà un enfant, mais il est ouvert à tous depuis 2016. A Paris, il y a grosso modo moitié-moitié de parents et de non-parents dans les donneurs. Je demande qui sont les donneurs qui n’ont pas d’enfants. « Surtout des professionnels du don, rigole la médecin. Ceux qui donnent tout : leur sang, leurs plaquettes, leur sperme, etc. » Je me demande si j’ai envie de faire partie de cette catégorie contemporaine.
Je renonce définitivement à mon ton faussement décontracté quand je comprends que le parcours que je vais entamer sera long et semé d’embûches. La médecin m’explique qu’on va d’abord enquêter sur mes antécédents familiaux et mon patrimoine génétique. Diantre.

Un soupçon sur mes chromosomes

Je ressors avec un rendez-vous dans une éternité avec un psy de l’hôpital, qui va évaluer mes motivations. Mais je dois bien reconnaître qu’elle vient d’en prendre un coup, ma motivation. J’espérais être accueilli en héros et je ressors avec une liste de rendez-vous médicaux, et un soupçon qui plane sur mes précieux chromosomes.
Heureusement, le soir même, ma compagne m’assure de son soutien plein et entier et s’empresse de signer son accord – une procédure obligatoire. Elle parle même de l’idée de faire un don d’ovocyte, un processus autrement plus lourd médicalement, qui demande une journée complète à l’hôpital et un lourd planning de rendez-vous médicaux. Je trouve soudainement mes doutes masculins un peu moins légitimes.
Deux mois plus tard. Je sors du rendez-vous avec la psy. Dix minutes de questions sur un ton très calme et très professionnel. « Comment vous représentez-vous symboliquement le don ? » Je me sens démuni, incapable de répondre à une approche aussi théorique. Je formule dans ma tête des réponses immatures qui me font glousser, mais je me retiens.
Elle m’explique que le don est aujourd’hui totalement anonyme, mais qu’il est question qu’il ne le soit plus tout à fait. Damned, et si quelqu’un me retrouve dans dix ans ? Elle me rassure : si la loi change, ce ne sera pas rétroactif.

3,8 enfants secrets

Je ressors pétri de questions et de sueur : je fais quoi si, dans vingt ans, des gens armés de tests ADN sophistiqués viennent me demander s’ils peuvent m’appeler papa ? Je leur explique que la filiation biologique est moins importante que la construction familiale et sociale ? Pas sûr que ce soit très convaincant. Dans le très drôle film québécois Starbuck (Ken Scott, 2011), le héros découvre qu’il a plusieurs centaines d’enfants, tous les fruits de dons qu’il a réalisés vingt ans auparavant.
Une hypothèse hautement improbable en France, me rassurent les sites spécialisés. D’abord, chez nous, on ne rémunère pas le don, ce qui limite quand même la bonne volonté des donneurs. Et puis la loi précise que le sperme d’un même donneur ne peut être utilisé que dix fois. En France, on compte en moyenne 3,8 naissances pour un don de sperme. Enfin quand même, 3,8 enfants secrets, dont j’ignore tout et qui ignorent tout de moi ?
Je commence à hésiter, mais c’est trop tard, le rendez-vous avec la psy est déjà passé, et je me perds dans les affres des prochains rendez-vous à caler. C’est une version, light, de la maison qui rend fou des Douze travaux d’Astérix.
Il faut prendre un premier rendez-vous avec la cytogénétique – j’ignore de quoi il s’agit –, un autre pour une prise de sang et un dernier pour le premier « prélèvement » (dans la procédure complète, il faut donner cinq fois en tout), tout ça auprès de plusieurs secrétariats qui ont évidemment des horaires d’ouverture différents.
Je me mets à penser que c’est volontaire. Est-ce que c’est élaboré comme un processus darwinien, qui sélectionne les plus persévérants de l’espèce ? Et, comme il faut en plus poser une demi-journée à chaque fois, sélectionne-t-on aussi les gens qui ont le plus de RTT ?

Bousculé dans mes certitudes

Peut-être que la longueur du processus est en réalité nécessaire pour se forcer à se poser des questions. Un soir, quelques jours avant mon premier prélèvement, je m’en ouvre à mes vieux copains de lycée, plutôt que de les écouter s’engueuler sur les mauvais choix tactiques de l’Olympique lyonnais.
Nicolas me dit tout de suite qu’il adorerait faire pareil, mais est persuadé qu’il ne peut pas puisqu’il n’a pas d’enfants – et lorsqu’il se rend compte du contraire, il s’inscrit de suite sur le site du Cecos. François, lui, me dit que l’anonymat le rend fou : « Je le ferai le jour où ça ne sera plus anonyme, j’ai deux enfants et je trouve ça injuste que des gamins ne puissent jamais connaître leur père biologique. » Romain – deux enfants lui aussi – reconnaît : « Moi, je ne peux pas le faire, ça m’en coûterait 250 séances de psy, j’aurais l’impression d’avoir des centaines d’enfants partout dont je ne peux pas m’occuper. » Je calcule : 250 séances de psy à 70 euros, ça fait 17 500 euros. Qui a dit que le don était gratuit ?
Pas trop le lieu ni le moment de faire des blagues sur les quantités de sperme disponible : il me fait dessiner précisément mon arbre généalogique et m’assomme de questions.
Je me rends à ma journée de don mi-inquiet, mi-amusé. J’en ressors bousculé dans mes certitudes. Je commence, à 8 h 30, par une grosse heure avec le médecin spécialiste de la génétique. Comme tous les médecins croisés dans ce Cecos, il est prévenant, extrêmement professionnel et assez impressionnant. Pas trop le lieu ni le moment de faire des blagues sur les quantités de sperme disponible : il me fait dessiner précisément mon arbre généalogique et m’assomme de questions. De quelle maladie est morte cette tante que j’ai très peu connue ? De quoi est atteint ce cousin paternel ?
La liste terriblement précise de pathologies sur laquelle je suis interrogé me fait regretter d’avoir mis les pieds dans un hôpital : myopathie, cancer, sclérose en plaques. « Est-ce qu’il y a des personnes de petite taille dans votre famille ? » « Est-ce que votre fille est en bonne santé ? » Je réponds, machinalement : « Elle était un peu enrhumée ce matin, mais ça va mieux. » Il me regarde comme si j’étais un peu demeuré, mais il repose toutes les questions avec un sérieux admirable.

Pathologies familiales à vérifier

L’autre versant effrayant concerne mon propre patrimoine génétique. Le test auquel je vais être soumis peut trouver des anomalies qui ne sont pas encore connues. Je demande combien de gens découvrent des anomalies génétiques à travers ces tests. Moins d’un sur mille, il dit. Elle me sert à quoi cette statistique, si c’est moi le un pour mille ?
Cet entretien fait monter mon stress de manière irrationnelle. Dans le genre sexuellement déprimant, on fait difficilement mieux que cette pièce sans fenêtre, dans un sous-sol froid et peinte en vert amande. Comment je vais arriver à « faire mon don » dans ces conditions ?
Cet entretien fait monter mon stress de manière irrationnelle. Dans le genre sexuellement déprimant, on fait difficilement mieux que cette pièce sans fenêtre, dans un sous-sol froid et peinte en vert amande. Comment je vais arriver à « faire mon don » dans ces conditions ?
Il continue : « On met trop de critères, en tout cas bien plus que ce qui se passe dans la nature. En même temps c’est normal, c’est une opération médicale. Les conditions ici sont beaucoup plus contrôlées que pour un couple qui a un enfant par voie classique. » Je repars avec une liste de pathologies familiales à vérifier et une série de questions délicates à poser à mes parents. Je suis content d’être venu.
Je remonte à l’étage du Cecos, pour faire le premier prélèvement. Il serait plus logique d’attendre les résultats du test génétique, mais les agendas de l’hôpital sont tellement contraints qu’il vaut mieux tout faire le même jour. Dans la salle d’attente, on est deux hommes seuls et deux couples – je me demande s’ils nous évaluent mentalement en tant que donneurs. Je me sens terriblement gêné et je n’ai même pas de réseau pour chercher en ligne de quoi m’auto-émoustiller. Encore une épreuve de sélection de l’espèce.

Envahi par les questions

Au moment de la mise en place du don en France, en 1973, le directeur de l’hôpital Bicêtre (AP-HP) avait manifesté son inquiétude : « Mais comment va-t-on obtenir le sperme ? »,avait-il demandé à Georges David, le fondateur des Cecos. « Je lui ai répondu qu’on n’avait encore rien inventé de plus efficace que la masturbation », racontait Georges David dans le livre Inventer le don de sperme, de Fabrice Cahen et Jérôme van Wijland (Editions matériologiques, 2016).
Après cinq mois de débats internes, je me sens envahi par les questions, alors que je dois me concentrer sur mon « prélèvement ». Je pense, mortifié, au courage et à la patience des couples qui doivent recourir à la médecine pour avoir des enfants, aux interrogations des enfants ou des adultes qui apprennent que leur père n’est pas leur père biologique, aux frères et sœurs nés de donneurs différents, aux arbres généalogiques difficiles à remonter, aux parents qui doivent aller reconnaître devant un tribunal administratif un enfant qui n’est pas encore conçu. Tout ça est assez peu érotique.
Mon premier « prélèvement » réalisé, je quitte le Cecos comme un voleur, en imaginant que tout le monde me regarde comme si j’étais un pervers malsain. Le temps d’une prise de sang, et j’en ai fini avec ma journée de don. A l’horloge de l’hôpital, il est 12 h 23. Cette histoire de don m’a coûté ma matinée et une bonne part de mon optimisme.
Il n’y aura pas de deuxième prélèvement.

Au fond, je me sens vexé

Quelques semaines plus tard, l’une des médecins m’appelle pour m’expliquer avec bienveillance qu’ils ont décidé de ne pas garder mon sperme. La maladie de naissance d’un membre de ma famille les a fait longtemps discuter, avant de décider de m’exclure du don. La commission qui se réunit pour valider les candidatures des donneurs préfère ne prendre aucun risque. « Il ne faut pas le prendre pour vous, 30 % à 40 % des donneurs sont refusés pour cause de pathologies familiales. »
Je fais bonne figure, tant la médecin est pleine de considération et me remercie de ma volonté de donner. Je me borne à expliquer poliment que je trouve le parcours compliqué et pas très accessible. Elle acquiesce et me détaille le manque de moyens dont souffrent les Cecos. Je ne peux m’empêcher de lui répondre que la froideur toute médicale du processus est aussi assez dissuasive.
Mais, au fond, je me sens vexé. J’aurais aimé que mon « prélèvement » serve à quelqu’un – j’oublie même de demander ce que mon sperme congelé va devenir. Ici, il n’y a pas de justice ou d’injustice, de procédure d’appel ou de recours administratif. Mon sperme est rejeté, voilà tout. Peut-être que je me sens aussi un brin soulagé. Après tout, j’ai essayé, ça n’a pas marché, et ce n’est même pas ma faute. Je remâche mon amertume quelques jours. Je retourne sur le site de l’Agence de la biomédecine sur le don, à la rubrique « D’autres façons d’aider les couples en attente ». Le premier conseil : en parler autour de soi. C’est chose faite.

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