par Anastasia Vécrin et Yoann Duval publié le 1er décembre 2022
«Je vous écris d’un basculement.» C’est avec ces mots que la journaliste et créatrice du podcast star la Poudre, Lauren Bastide, ouvre son dernier essai Futur·es. Comment le féminisme peut sauver le monde (Allary Editions). Mais, quel «basculement» ? Celui d’un monde en fin de course percuté par le réchauffement climatique et les régressions sociales et politiques : été caniculaire, montée du fascisme, guerre en Ukraine, remise en cause de l’avortement. Vers un monde où le patriarcat laisserait place à un féminisme inclusif, où le soin des autres humains et des non-humains serait une priorité. Après Présentes. Villes, médias, politique…Quelle place pour les femmes ? qui faisait un état des lieux de la place des femmes dans l’espace public, Lauren Bastide propose ici un voyage intime dans la pensée féministe d’hier et d’aujourd’hui où autrices et intellectuelles sont convoquées pour poser un regard émancipé sur la binarité des sexes, l’hétérosexualité, la politique carcérale ou encore la vulnérabilité. Aux réactionnaires de tous bords pour lesquels l’avenir s’écrit au masculin et au passé, Lauren Bastide prévient : ce futur féministe est déjà là.
Le futur féministe que vous dessinez débute par une révolution copernicienne : il n’y aura plus deux sexes. Pourquoi est-il nécessaire de commencer par la déconstruction de la binarité de sexe et de genre ?
Biologiquement, rien ne permet de tracer une démarcation hermétique entre les deux sexes. Et ce n’est pas du militantisme de le dire. Comme le démontre la biologiste Anne Fausto-Sterling, la différenciation sexuelle est un continuum : il existe un éventail de possibilités dans la façon dont les gonades et les hormones se présentent. Il existe aussi des personnes qui naissent intersexes. Se débarrasser de la tentation essentialiste est un point de départ nécessaire. C’est le plus grand danger et la plus grande source d’incompréhension des discours féministes. On ne dit pas que les femmes sont naturellement plus douces, plus empathiques, plus aptes à sauver l’environnement. On dit que le fait d’assigner un certain nombre de caractéristiques et de rôles sociaux à des personnes en fonction de la forme de leurs organes génitaux à la naissance est une aberration !
Le féminisme a toujours été une lutte contre cette assignation. Déjà en 1949, avant la philosophe Judith Butler [pionnière dans les études de genre, ndlr], quand Simone de Beauvoir dit «on ne naît pas femme, on le devient», elle dit que le genre est un construit social et culturel. C’était il y a soixante-treize ans ! Dans un monde post-genre, nous ne serons plus contraints de conformer nos corps, nos vêtements, notre attitude, notre pensée aux assignations genrées, nous serons libres d’être nous-mêmes. Penser en dehors de cette binarité, penser en féministe, cela ne signifie pas que l’on construirait un matriarcat. C’est un projet de société qui doit améliorer le quotidien de tout le monde : les femmes, mais aussi les hommes et tous les autres.
Quelle place pour les hommes dans ce futur féministe ?
La moitié de l’humanité, toujours [Rires.]. Plus j’avance dans ma réflexion féministe, plus il me semble qu’ériger un groupe social – les hommes – en ennemis ne fonctionne pas sur un plan intellectuel. Quand on pense de façon intersectionnelle, c’est-à-dire pas uniquement en termes de genre mais aussi en termes de classe, de race, de handicap, on se rend compte qu’une bonne partie des hommes subissent des oppressions systémiques. On ne peut pas en faire abstraction. Bien sûr, l’écrasante majorité des viols sont commis par des hommes. Mais parmi les victimes de viol, il y a aussi des hommes.
Au moment de #MeTooInceste, il n’y a pas eu une semaine sans qu’un homme me confie qu’il a été victime de violences sexuelles dans son enfance. On est encore très loin de mesurer l’ampleur du phénomène. Ce qui montre que le viol, ce n’est pas une guerre des hommes contre les femmes, c’est l’histoire d’une domination d’un groupe dominant contre des personnes dominées. Les enfants constituent un groupe dominé. Et parmi ces enfants, il y a des garçons. Il faut prendre en compte ces complexités pour pouvoir mieux réfléchir à l’avenir de la société et inclure les hommes dans cette conversation.
Vous décrivez l’hétérosexualité comme un instrument de contrôle social des femmes. Vous écrivez «l’hétérosexualité tue» : l’avenir féministe est-il forcément lesbien ?
Personne ne peut nier que la majorité des féminicides sont commis dans le cadre de couples hétérosexuels. On dit bien «Fumer tue», alors même que chaque cigarette ne tue pas ; or l’hétérosexualité peut tuer. Quand je parle d’«hétérosexualité», je ne parle pas du fait de coucher avec des personnes du sexe opposé, je me situe dans la lignée des penseuses féministe des années 70, comme Christine Delphy et Monique Wittig, je parle d’un régime politique, d’un système qu’on appelle «famille» ou «mariage» et qui repose sur le travail reproductif gratuit des femmes, l’injonction à construire à tout prix une cellule familiale nucléaire, à trouver l’accomplissement dans le couple et dans la maternité.
Il serait libérateur d’en sortir. Et cela ne veut pas forcément dire devenir lesbienne, même si c’est une façon efficace de le faire ! Il y a mille façons d’en finir avec cette injonction. Il y a toute une fluidité à inventer, il y a des personnes qui n’ont pas de sexualité et qui n’en veulent pas, celles qui s’épanouissent dans le célibat, d’autres dans la multiplicité des partenaires, dans le fait de créer d’autres schémas de parentalités. Il suffit d’observer la société : beaucoup de personnes sont déjà en train de faire preuve de créativité.
Vous défendez l’idée d’un dialogue entre les agresseurs et les victimes de violences sexistes et sexuelles, est-ce possible ?
Cela nécessite un travail de fond car il faudrait pouvoir instaurer un dialogue d’égal à égal. Comment rendre cela possible quand on a d’un côté des victimes qui peuvent être des femmes pauvres, précaires, et dont la voix n’est pas du tout écoutée et de l’autre, des accusés qui peuvent être des hommes puissants avec des avocats et de l’argent ? Parfois, je me dis que cette idée peut se heurter au réel mais la pensée féministe est riche de valeurs comme le soin, l’empathie, qui me font croire qu’un jour ce dialogue sera possible.
Le problème, c’est qu’à chaque fois qu’une personne dominée signale une situation de conflit à une personne qui la domine, le dominant interprète ce conflit comme une agression. C’est ce que décrit Sarah Schulman dans Le conflit n’est pas une agression. On devrait pouvoir s’asseoir à une table et parler, pour échapper à ce que Schulman appelle «l’escalade de la violence».
Vous démontrez l’ineptie de notre système pénal pour lutter contre le viol jusqu’à défendre un féminisme anticarcéral…
J’ai été très marquée par les lectures d’Angela Davis ou de la sociologue française Gwenola Ricordeau qui prônent un féminisme anticarcéral. Cette vision est minoritaire aujourd’hui dans le monde occidental où les féministes demandent en majorité «la fin de l’impunité», la prise en charge des violeurs par la justice pénale. Or, on voit bien que le système carcéral ne marche pas. C’est sans appel. Depuis 1980, le viol est puni d’une peine de prison de quinze ans. Selon la Fondation des femmes, en 2020, sur 95 000 viols, seulement 732 ont abouti à une condamnation. Cela fait seulement 0,6 % des auteurs de viols qui sont punis pénalement. Notamment parce que dans une grande partie des cas, la victime ne porte pas plainte, souvent parce que l’auteur est un proche, mari, père, patron… Cela démontre, et explique, que la prison ne dissuade pas de violer. Sans même parler du fait qu’elle échoue, de toutes évidences, à réhabiliter les personnes violentes. Et qu’elle est aussi, évidemment, un lieu de violence classiste et raciste. Il faut de toute urgence penser différemment.
La Commission européenne a produit une directive, en 2012, qui a encouragé les Etats membres à penser en ce sens. Sous le mandat de Christiane Taubira, la justice française a mis en place en 2014 des procédures de «justice restaurative» en complément des procédures pénales. Elles proposent, sur la base du volontariat, des rencontres encadrées entre auteurs de violences et victimes, qui ne sont pas forcément liées par le même dossier. Cela n’a concerné en 2020 qu’une quarantaine de personnes sur 700 000 procès au pénal, c’est dérisoire, mais ça existe.
Quand j’évoque ça sur les réseaux sociaux ou dans les médias, les réactions sont terrifiantes. On voit à quel point il est difficile de sortir de l’idée que la punition, l’exclusion, l’incarcération sont les seules réponses possibles aux violences. Mais ouvrons les yeux, on ne peut pas éradiquer et exclure un à un les hommes violents de la société. On ne peut pas construire des milliers de prisons pour les parquer. Il faut absolument penser en termes de réparation, aussi bien pour les victimes que pour les auteurs de violences.
Un futur écoféministe est-il forcément anticapitaliste ?
J’aimerais léguer à mes enfants une planète qui ne soit pas en feu. Un monde respectueux de tous les êtres vivants. Il est impossible de dénier la responsabilité du capitalisme dans cet épuisement du monde, on ne va pas pouvoir continuer longtemps dans cette logique extractiviste. C’est une évidence qui malgré les fortes résistances est en train de faire son chemin. Les valeurs du care que sont la sollicitude, la responsabilité, la compassion, l’attention aux autres peuvent transformer les structures de pouvoir dans la société, comme l’explique la politiste américaine Joan Tronto dansUn monde vulnérable. Pour une politique du care (La Découverte, 2009). Tout le monde est capable de care. Nous sommes tous et toutes vulnérables. Nous sommes toutes et tous en interdépendance. C’est pourquoi il faut porter ces sujets à l’agenda politique et médiatique. Pour que les vulnérabilités ne soient plus tues et dépréciées et qu’on arrête de considérer que la force, l’individualisme et l’autorité ont plus de valeur.
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