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mardi 29 novembre 2022

Dialogue musclé Pénibilité au travail : le patronat joue sur les maux

par Frantz Durupt   publié le 27 novembre 2022

Comment prendre en compte l’«usure professionnelle» dans l’âge de départ  ? Le sujet revient sur la table dans le cadre de la future réforme des retraites, alors que le système actuel, combattu par le patronat et amoindri par Macron, n’a bénéficié qu’à un petit nombre de salariés. 

Depuis son annonce durant la dernière présidentielle, le projet de réforme des retraites d’Emmanuel Macron est accompagné d’une sérénade réconfortante : tout le monde ne serait pas frappé de la même manière par le report progressif de l’âge légal de départ jusqu’à 65 ans en 2031. Tant s’en faut : «Il y a des métiers qui usent davantage que les autres, et ces personnes-là, évidemment qu’elles ne doivent pas partir à 65 ans, qu’elles devront partir plus tôt», assurait en avril le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal.

A l’entendre, bien des salariés pourront se croire épargnés.Caissières, ouvriers de l’industrie ou du BTP, agents d’entretien, aides à domiciles, gardiens d’immeubles, infirmières… Dans le privé comme dans la fonction publique, beaucoup de métiers sont soumis à des conditions de travail difficiles. Mais combien pourront effectivement bénéficier d’un départ anticipé ? Et surtout, à quel âge ? Derrière ces questions se pose celle de la reconnaissance de la pénibilité au travail. Un concept récent, lié aux réformes des retraites qui se sont succédé depuis deux décennies. Et qui fait à nouveau partie de la concertation ouverte à la rentrée par le ministère du Travail, pour préparer la réforme à venir.

Expositions au bruit et températures extrêmes

La discussion avec les syndicats et le patronat ne part pas d’une feuille blanche. Depuis le 1er janvier 2015 et l’entrée en vigueur de la réforme Touraine, existe un dispositif censé reconnaître l’exposition aux «facteurs de risques professionnels» le C2P, compte professionnel de prévention, permet aux salariés du privé d’accumuler des points selon leur exposition à certains de ces risques. La loi en retient actuellement six : le travail de nuit ou en équipes successives alternantes, en milieu hyperbare (par exemple sous l’eau), les gestes répétitifs et les expositions au bruit et aux températures extrêmes. Les salariés peuvent dépenser ces points pour se former, passer à temps partiel, ou partir plus tôt à la retraite. Faisons le calcul : on peut gagner jusqu’à 8 points dans une année, et 10 sont nécessaires pour «gagner» un trimestre de retraite. Mais on ne peut pas accumuler plus de 100 points dans une carrière, et les 20 premiers sont obligatoirement dévolus à la formation. Un maximum de 80 points peut donc être utilisé pour partir plus tôt. Ce qui représente huit trimestres, soit deux années de retraite gagnées, alors qu’en moyenne, un homme ouvrier vit 6 ans de moins qu’un homme cadre.

Le bilan ? Il est maigre. A ce jour, seules 9 596 personnes ont pu utiliser leur C2P pour anticiper leur départ à la retraite, selon les données transmises par le ministère du Travail aux syndicats et au patronat en ouverture de la concertation. En 2020, selon la Caisse nationale d’assurance vieillesse, elles étaient 3 086 sur un total de… 690 000 nouveaux retraités. Soit 0,45 %. Pour prendre la mesure de ce pourcentage, il suffit de le juxtaposer avec une autre estimation, publiée cet été par la direction des recherches du ministère du Travail, la Dares. En 2017, 13,6 millions de salariés – bien plus que la moitié des effectifs du secteur privé – «ont été exposés à un ou plusieurs facteurs de pénibilité lors de la semaine précédant leur visite médicale», avec notamment «des contraintes physiques marquées» pour la moitié d’entre eux, et «un environnement physique agressif» ou «des rythmes de travail “atypiques”» pour un sur cinq, ces facteurs pouvant se cumuler. Et pourtant, en 2021, selon l’assurance maladie, seuls 643 243 salariés ont été «déclarés exposés», par 30 000 entreprises sur plus de 4 millions. Comment expliquer de tels écarts ?

Charlie Chaplin dans «les Temps modernes»

La première raison, ce sont les seuils. Pour avoir un C2P et gagner des points, il ne suffit pas d’être exposé à un ou plusieurs des facteurs cités : encore faut-il l’être suffisamment. Or le ticket d’entrée peut être élevé, quand il n’est pas à la limite de l’inatteignable. S’agissant de certaines organisations du travail, comme le travail de nuit ou les équipes successives alternantes, c’est assez clair : la pénibilité est reconnue à partir d’une heure de travail entre minuit et cinq heures, à partir d’un certain nombre de nuits par an. D’autres seuils ont de quoi laisser perplexe. Celui des gestes répétitifs, par exemple : pour qu’il soit reconnu, il faut réaliser au moins 15 actions identiques dans un cycle de 30 secondes, ou au moins 30 actions identiques en une minute, 900 heures par an (un temps plein aux 35 heures étant de 1 607 heures). Autrement dit, il faut, au moins deux jours et demi par semaine, répéter le même geste toutes les deux secondes. Un rythme qui évoque celui de Charlie Chaplin dans les Temps modernes.

Dans l’usine sidérurgique du groupe ArcelorMittal de Dunkerque, d’où sortent chaque jour de gigantesques rouleaux d’acier, le délégué syndical CGT Reynald Quaegebeur peut dresser une longue liste des contraintes subies par les salariés : «Les expositions à la poussière, à la chaleur, des environnements agressifs, des fumées, le port de charges pour la maintenance, avec une musette de 15 à 20 kg d’outils… Mais on ne subit pas suffisamment ces contraintes pour entrer dans le cadre de la pénibilité.» Si bien qu’à la fin, «le seul critère reconnu est le travail en équipes alternantes», selon lui. «C’est complètement aberrant.»

Des millions de travailleurs exclus du système

Ce n’est pas qu’une question de seuils. Parmi les facteurs cités par Reynald Quaegebeur, certains appartiennent aux quatre fameux «critères supprimés» par Emmanuel Macron. A l’origine, il y avait un «P» de plus dans le C2P, qui s’appelait «compte personnel de prévention de la pénibilité» (C3P). Et il devait recenser non pas six, mais dix critères de pénibilité. Seulement, comme le chef de l’Etat l’a dit lui-même, il «n’adore pas le mot de pénibilité, car ça donne l’impression que le travail serait pénible». Après son accession à l’Elysée en 2017, quatre critères ont été supprimés au motif de simplifier le système : trois relevant de l’ergonomie – la manutention de charges lourdes, les postures pénibles et l’exposition aux vibrations mécaniques –, le quatrième étant l’exposition à des agents chimiques dangereux (1). De quoi satisfaire bien des employeurs. «Dans mon activité, le commerce de meubles, j’ai une équipe de livreurs. Ils ne sont pas sur un C2P, grâce à la disposition de 2017, reconnaît sans effort Eric Chevée, de la Confédération des petites et moyennes entreprises. Avant, il aurait fallu que je comptabilise tous les jours le montant de charges qu’ils allaient porter. On n’allait pas mettre sur une balance, avant chaque livraison, les meubles qu’ils allaient livrer…»

Du même coup, des millions de travailleurs se sont retrouvés exclus du système. «Depuis que le C3P est passé en C2P, le compte s’est largement vidé de son sens», déplore aujourd’hui Catherine Pinchaut, qui participe pour la CFDT à la concertation sur la réforme des retraites. Parmi les métiers qui ne peuvent entrer dans le dispositif, elle cite «les personnes dans les abattoirs, où les troubles musculosquelettiques explosent pourtant», les aides à domicile, les caissières, mais aussi les ouvriers du BTP, «qui sont complètement hors scope, à cause de la suppression du port de charges lourdes et des vibrations mécaniques.» Beaucoup, finalement, de ces fameuses «secondes lignes» dont Emmanuel Macron lui-même avait vanté le rôle au plus fort de la pandémie de Covid-19, leur promettant reconnaissance.

«Totalement impraticable»

Aujourd’hui encore, Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, trouve le C2P simplifié «totalement impraticable». Or, complète Eric Chevée, «quand quelque chose n’est pas praticable, ce n’est pas pratiqué». Y aurait-il un phénomène de sous-déclaration ? Pour plusieurs représentants de salariés, cela ne fait aucun doute.«Certaines entreprises s’organisent pour que les salariés soient pile poil en dessous des seuils», affirme Catherine Pinchaut. «Pour être sûrs de ne pas les atteindre, des employeurs renforcent la polyvalence et diluent donc plusieurs critères de pénibilité», complète Anthony Smith, responsable CGT au sein du ministère du Travail. Selon lui, l’Inspection du travail est trop déplumée pour y faire face. Sur le site d’ArcelorMittal à Dunkerque, «il y a quelquefois des contrôles de l’Inspection du travail, mais il faut vraiment qu’il y ait un incident pour qu’ils viennent, corrobore Reynald Quaegebeur. Ils n’ont pas les moyens, ils nous le disent».

«On ne va pas réorganiser une entreprise juste pour échapper aux seuils», répond, côté patronal, Eric Chevée, qui «ne comprend pas ce qui serait recherché derrière». Lui affirme n’avoir «pas de remontée» quant à une possible sous-déclaration. Mais il ne sait pas non plus expliquer cette simple différence : selon l’étude de la Dares citée plus haut, en 2017, 2,3 millions de salariés entraient dans le seul critère du travail de nuit en équipes alternées (3x8, 5x8…). Un nombre qui est, à lui seul, plus de trois fois supérieur au total de salariés déclarés exposés en 2021. L’argument patronal de «l’usine à gaz» amuse en tout cas certains responsables syndicaux : «On peut tracer une pièce fabriquée en France, transmise en Tunisie, et qui va revenir en France pour être montée chez Renault. Mais on ne serait pas capable de mesurer l’exposition à la pénibilité des salariés ?» s’étonne Denis Bréant, responsable du secteur automobile à la CGT métallurgie.

«Stigmatisation»

A ce jour, le C2P ne satisfait donc ni les syndicats, pour qui il n’est pas à la hauteur, ni le patronat, qui le trouve trop compliqué. Comment en sortir ? Parmi les pistes évoquées dans le cadre de la concertation figure une nouvelle manière de prendre en compte les facteurs ergonomiques exclus depuis 2017. «Il faudrait avoir une approche collective. On pourrait par exemple tenter de définir les situations pénibles au niveau des métiers pour tenir compte des tâches effectuées», expliquait Olivier Dussopt aux Echos il y a une quinzaine de jours. De quoi satisfaire certains syndicats ? «On propose une prise en compte au niveau des secteurs où il y a des niveaux de sinistralité importants», explique Catherine Pinchaut de la CFDT. Mais côté patronat, «les branches concernées ont très peur d’une stigmatisation de leurs métiers», fait valoir Eric Chevée.

L’arbitrage du gouvernement s’annonce épineux. En 2017, selon la Dares, pas moins de 10,7 millions de salariés «étaient concernés par des contraintes physiques marquées» liées aux trois critères ergonomiques qu’il est aujourd’hui question de reprendre en compte. Les postures pénibles à elles seules touchaient près de 10 millions de personnes, soit 44 % des salariés. Et c’est sans compter les fonctionnaires, qui ont un dispositif différent, dit des «catégories actives». Largement insuffisant selon le négociateur de l’Unsa, Dominique Corona : «On demande l’ouverture du C2P aménagé à la fonction publique. Il n’y a aucune raison d’expliquer à un salarié du public qui fait des horaires de nuit que ce ne sont pas les mêmes qu’un salarié du privé.»

(1) Ces quatre critères peuvent désormais être pris en compte en cas de retraite anticipée pour une incapacité permanente reconnue, donc a posteriori.


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