Publié le 04 novembre 2022
Le neurologue développe les conséquences philosophiques et sociopolitiques de ses observations sur le fonctionnement de la perception.
« Apologie de la discrétion. Comment faire partie du monde ? », de Lionel Naccache, Odile Jacob, 330 p.
DU CERVEAU À L’ÉTHIQUE, DISCONTINUITÉ ET SOCIÉTÉ
Peu importe l’adjectif. Qu’on la dise originale, singulière ou atypique, l’œuvre de Lionel Naccache se révèle, au fil du temps, importante autant qu’inclassable. Depuis une vingtaine d’années, et une bonne dizaine de livres, il campe au carrefour de la recherche scientifique et de la philosophie. Neurologue, chercheur en sciences cognitives, spécialiste du fonctionnement du cerveau, il travaille sur les bases neuronales de la conscience, et ses découvertes lui ont valu nombre de prix. Mais cet ancien normalien, devenu professeur de médecine à la Pitié-Salpêtrière et membre de l’Institut du cerveau, lit également avec une vive attention Spinoza et Descartes, Freud et le Talmud, Flaubert et les titres de l’actualité. Le résultat, qui peut déconcerter, est étonnamment fécond.
Pour preuve, cette Apologie de la discrétion, qui ouvre des pistes de réflexion inédites sur des questions de fond : de quelle manière faisons-nous partie du monde ? Comment s’élabore notre relation aux autres, à la nature, à l’existence ? Est-ce sur fond de continuité originaire, ou à partir d’unités séparées ? Les réponses qu’on donne à ces interrogations entraînent des conséquences pratiques divergentes, sur le plan éthique aussi bien que politique. Ainsi, parmi les grands thèmes actuels, l’écologie ou la délimitation des genres ne seront-elles pas envisagées de manière identique dans l’optique continuiste et dans celle partant d’éléments « discrets ».
Car la « discrétion » dont il est question n’a rien à voir avec la réserve, l’attitude modeste, la « retenue prudente dans les paroles et dans les actes », selon la définition de Littré. Le terme doit s’entendre ici au sens mathématique : un ensemble est discret lorsque ses éléments se distinguent les uns des autres par des frontières tranchées. Il est en ainsi des nombres entiers naturels : entre 2 et 3, pas moyen d’insérer un autre élément. En revanche, une infinité d’intermédiaires peuvent s’intercaler entre 2 et 3 (2,1, 2,01, 2,001…) dans l’ensemble des nombres réels, qui est continu.
Treize images par seconde
Quelle relation entre ces distinctions mathématiques élémentaires et notre rapport au monde ? C’est là qu’intervient la neurologie cognitive. Il est désormais bien établi que tous nos actes neuronaux sont discontinus. Nous percevons le monde en images fixes, successives, environ treize par seconde. Et nous fabriquons, à partir de ces éléments discrets, une continuité – de mouvement, de sensation, de temps, d’existence. De cette construction permanente, nous n’avons évidemment pas conscience. Elle opère à notre insu. Avec du discret, nous inventons donc du continu. C’est Le Cinéma intérieur (Odile Jacob, 2020), dont Lionel Naccache a exposé le fonctionnement.
Construit formellement comme l’Ethique, de Spinoza (propositions, scolies), ce livre développe les conséquences philosophiques et sociopolitiques des observations neuronales de manière à la fois minutieuse, foisonnante, parfois volontairement burlesque. Contre les illusions et les dangers des idéologies continuistes en pleine expansion (nous vivons tous le grand Tout), le savant philosophe plaide pour une éthique où chacun, conscient de son caractère discret (je ne suis que moi, séparé du Tout), s’efforce d’élaborer, avec les autres, les fictions indispensables à nos solidarités. L’ensemble dessine une voie stimulante vers ce qui commence à cruellement manquer : savoir faire société, construire un horizon.
Lire un extrait sur le site des éditions Odile Jacob.
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