Adnan Oktar, dont la secte créationniste se distinguait dans le monde entier par son militantisme, a été condamné en Turquie à 8 658 années de prison, entre autres pour sévices sexuels.
Depuis le début de ce siècle, il était impossible, au visiteur du monde musulman, de flâner dans une librairie ou de consulter un étal de livres en pleine rue sans tomber sur au moins une des publications bon marché du prolifique Harun Yahia. Sous ce pseudonyme se cachait Adnan Oktar, né en 1956 à Ankara et devenu le gourou d’une secte créationniste, dont les disciples avaient pour façade légale deux « fondations », l’une pour la « recherche scientifique », l’autre pour la « défense des valeurs nationales ».
Ce pamphlétaire s’était d’abord distingué par sa dénonciation obsessionnelle des liens supposés entre le sionisme et la franc-maçonnerie, qui travailleraient de concert à saper l’identité musulmane de la Turquie. Mais il avait ensuite décidé de concentrer ses attaques contre le darwinisme, accusé d’être la source de tous les maux de la société moderne. Désormais à la tête d’un véritable empire médiatique, Oktar, alias Yahia pouvait compter, aux Etats-Unis, sur le soutien des réseaux créationnistes de la droite évangélique.
Un messianisme de combat
Adnan Oktar a choisi pour son surnom de se réclamer de deux prophètes de l’Islam : Harun, l’Aaron de la Bible (dont la tombe est révérée sur un sommet jordanien proche de Pétra) et Yahia, le Jean-Baptiste des chrétiens (dont la tête décapitée est censée reposer au cœur de la mosquée des Omeyyades, à Damas). Il affirme en effet que « le Jour du jugement, contrairement aux croyances de beaucoup, approche et n’est pas dans un futur lointain ». Il voit des signes annonciateurs de la Fin des temps dans l’incendie des puits de pétrole au Koweït, en 1991, ou dans la réduction du flux de l’Euphrate, du fait de la construction d’un méga-barrage en Turquie.
Il exalte la figure de Jésus, l’Issa du Coran, considéré comme l’avant-dernier prophète de l’Islam, qui triomphera de l’Antéchrist lors d’une bataille apocalyptique en Syrie. Cette exaltation de Jésus et cette diabolisation de l’Antéchrist lui permettent de consolider ses relations avec les créationnistes américains, qui relaient sa campagne agressive à l’encontre du darwinisme.
Ces livres, vendus à bas prix, sont naturellement publiés en turc, en arabe ou en ourdou, mais aussi dans une dizaine d’autres langues
Oktar/Yahia se dote d’une puissante maison d’édition, Book Global, vouée à la diffusion planétaire de ses « œuvres » avec coffrets de « moralité islamique » (dix livres accompagnés de dix DVD multilingues) et offres spéciales pour enfants. Ces livres, vendus à bas prix, sont naturellement publiés en turc, en arabe ou en ourdou, mais aussi en anglais, en français, en allemand, en espagnol, en italien, en russe, en polonais, en portugais, en hollandais, en danois, en albanais, en bulgare ou en serbo-croate. Leurs titres se passent de commentaire : Le Mensonge de l’évolution, La Création de l’univers, Les Désastres causés à l’humanité par le darwinisme, Le Miracle de la création dans l’ADN ou L’Effondrement de la théorie de l’évolution en vingt questions.
En 2007, des dizaines de milliers d’exemplaires d’un Atlas de la création, richement illustré, sont offertes à des responsables et élus d’Europe et d’Amérique, ainsi qu’à de très nombreux établissements d’enseignement. L’opération est d’une telle ampleur que le ministère français de l’éducation doit publier une mise en garde à ses agents, Adnan Oktar se félicitant « d’avoir semé la panique en France, berceau des idées matérialistes ».
Un prédateur sexuel
En 2011, le gourou créationniste établit sa propre chaîne de télévision, A9TV, diffusée sur Internet et sur le câble. Il s’y met en scène avec des personnalités religieuses, tel le rabbin israélien Yehuda Glick, député du Likoud de 2016 à 2019, qui milite pour un libre accès des fidèles juifs sur le mont du Temple. Mais A9TV est très vite remarquée pour les émissions qu’Oktar y anime avec des jeunes femmes en tenue légère, familièrement appelées ses « chatonnes ».
Il est le premier des télécoranistes, la version musulmane des télévangélistes, à afficher une telle liberté de mœurs. Lui-même habillé à la dernière mode, il encourage ses invitées à danser sur des tubes musicaux entre chaque débat. Ce mélange des genres suscite le trouble, sans pourtant qu’aucun des journalistes enquêtant sur Oktar puisse accéder à ses « chatonnes ». Et pour cause : Oktar a transformé sa secte en une vaste entreprise d’exploitation sexuelle, profitant de l’emprise qu’il exerce sur ses disciples pour les asservir à ses injonctions.
En juin 2018, Oktar est arrêté à Istanbul pour, entre autres, abus sexuels sur mineurs et agressions sexuelles. Il affirme être la victime d’une conspiration de « l’Etat profond britannique », qui voudrait l’abattre pour mieux christianiser le Moyen-Orient. Mais les juges sont dorénavant convaincus de l’existence d’une authentique organisation criminelle, où, par exemple, des vidéos d’ébats sexuels étaient enregistrées clandestinement pour servir ensuite d’instruments de chantage.
Oktar est condamné, en janvier 2021, à 1 075 années de prison, avec les circonstances aggravantes d’espionnage politique et militaire. Cette peine vient d’être alourdie en appel à Istanbul, portant la sentence à 8 658 années de prison, un verdict aussi sévère frappant également dix complices d’Adnan Oktar. L’extrême rigueur d’une telle décision de justice s’explique sans doute par les relations qu’il est accusé d’avoir entretenu avec Fethullah Gülen, un prêcheur islamiste, exilé aux Etats-Unis, longtemps allié du président Recep Tayyip Erdogan, avant de devenir sa « bête noire ». La chute de ce gourou créationniste n’en est pas moins aussi spectaculaire que l’avait été sa fulgurante ascension au firmament médiatique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire