Publié le 30 novembre 2022
Les réfugiés secourus en mer et les malades arrivant aux urgences sont victimes des mêmes préjugés. Et du même manque de volonté de prendre en charge ces personnes vulnérables, suggère le médecin urgentiste Pierre Hausfater, dans une tribune au « Monde ».
La saison hivernale n’a pas encore commencé que le nombre de lits brancards dans les services des urgences parisiens a atteint un nombre jamais égalé en début de semaine. Cette situation n’est pas nouvelle, mais se trouve aggravée dans le contexte actuel de non-ouverture de 15 % à 20 % des lits d’aval des hôpitaux, en raison d’une incapacité à recruter du personnel paramédical pour les faire fonctionner.
Lit brancard : de quoi parle-t-on au juste ? Ce terme édulcoré désigne les patients ayant consulté dans les services des urgences, dont la prise en charge médicale aux urgences est terminée, se concluant par la décision d’admission à l’hôpital, mais qui, du fait de la saturation des lits d’aval, entament leur première nuit d’hospitalisation sur un brancard en attendant qu’un lit se libère. Dans le contexte actuel, cette décision d’admission prise par les médecins urgentistes est mûrement réfléchie, le plus souvent parce que le diagnostic posé nécessite un traitement hospitalier ou que le degré d’autonomie rend périlleux un retour au domicile.
Les lits brancards sont un énorme stress au quotidien pour les services des urgences et les établissements hospitaliers, mais s’accompagnent surtout d’une morbidité accrue, et malheureusement souvent de maltraitance, car la prise en charge n’y est pas optimale (le personnel des urgences continuant, en parallèle, à gérer le flux de patients entrants). Ils ne sont pas dignes du niveau de développement de notre système de santé en France. Du point de vue sociologique, la vision et la gestion actuelle de ces lits brancards présentent de nombreuses similitudes avec la crise des migrants, dont l’épopée du navire Ocean-Viking a été l’illustration récente.
Prise en charge dans une impasse
Comme ces migrants prenant la lourde décision de quitter leur pays d’origine pour prendre la mer, ces patients ont été contraints par la maladie ou un traumatisme de rejoindre le milieu réputé peu convivial d’un service des urgences. Avec, dans les deux cas, une demande d’aide légitime : humanitaire pour les uns, médicale pour les autres. Dans les deux cas, cette aide leur a été apportée efficacement dans un contexte d’urgence et de détresse : secourus par la patrouille d’un navire humanitaire pour les uns, pris en charge, diagnostiqués et traités par un SU pour les autres.
Et, dans les deux cas, la suite de la prise en charge en aval se trouve dans une impasse : pas de port autorisant l’accostage pour les uns, pas de lit d’aval pour les autres. De longues journées d’attente pour les uns, de longues heures pour les autres, dans des conditions de confort et de respect de l’intimité extrêmement précaires. On est peu ou mal nourri sur un bateau humanitaire ou dans un SU, on y dort mal, l’hygiène élémentaire doit se faire dans des conditions dégradées. C’est choquant pour toutes et tous ; mais encore plus à 92 ans dans un service des urgences, parfois pour y finir sa vie.
Le parallèle ne s’arrête pas à ce parcours initial, mais trouve aussi écho dans les raisons invoquées ou croyances qui font obstacle à l’accueil de ces hommes et de ces femmes :
- « Les accueillir pourrait créer un appel d’air » : en fait, les ressorts de l’augmentation inéluctable de l’activité des services des urgences de 2 % par an en moyenne sont bien plus complexes, la raison principale en est la raréfaction des possibilités de prise en charge en soins primaires, notamment le soir ou la nuit, mais aussi l’absence de régulation médicale systématique du recours aux urgences.
- « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (les hôpitaux ne peuvent pas accueillir tous les patients des urgences) : il ne s’agit pas de misère, et, plus prosaïquement, ils sont physiquement là. Donc, que faisons-nous ?
- « Il n’y a qu’à les renvoyer chez eux » : face à la carence de lits, les médecins urgentistes prennent déjà des décisions de retour au domicile bancales et risquées médicalement, avec malheureusement parfois ce que nous appelons, dans notre jargon, un « patient boomerang », qui reviendra aux urgences quelques jours plus tard. Par conséquent, à de rares exceptions près, ces « patients lits brancards » ne peuvent absolument pas rentrer à domicile.
- « Ce n’est pas à notre pays de les accueillir, un autre pays est plus proche » (ce patient ne relève pas de ma spécialité médicale, mais de celle de mon voisin) : en contexte de crise, comme c’est le cas dans les deux situations, on ne peut se permettre de faire de la dentelle sur l’orientation. C’est déplacé.
- « Ils vont entrer en compétition avec nos propres sans-domicile et sursaturer les places d’hébergement d’urgence » (ils vont prendre les lits des patients suivis dans ma filière) : encore une fois, ils sont là, sur nos rivages ou dans nos hôpitaux… Que faisons-nous ? Et, concernant les lits brancards, une solution d’aval est toujours identifiée au bout du compte (mais parfois après vingt-quatre heures passées sur ce brancard). Il s’agit donc bien d’un problème de logique de gestion des lits d’hospitalisation.
- « Ils sont “sales”, parfois malades, complexes socialement et vont aggraver la criminalité » (ils sont âgés, comorbides, parfois peu communicants, dépendants, parfois incontinents, malades (par définition !), et ils vont me bloquer un lit pendant des semaines) : c’est une vision bien réductrice et stigmatisante.
Ce parallèle dans les « craintes générées par » et les carences ou hésitations « dans la gestion de » ces deux crises (migrants d’un côté, lits brancards de l’autre) dit bien des choses de notre société et de ses priorités. A travers cette réflexion, mon objectif n’est pas de désigner les responsables ou de blâmer nos directions hospitalières ou nos collègues des services d’aval. Encore une fois, avec 15 % à 20 % des lits non ouverts par manque de personnel et une population vieillissante, l’équation est difficile à résoudre, mais pas impossible. En tout cas, elle mérite de devenir la priorité de nos établissements hospitaliers.
Pierre Hausfater est professeur de médecine d’urgence, chef du service des urgences à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Groupe AP-HP Sorbonne Université.
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