Propos recueillis par Youness Bousenna Publié le 27 novembre 2022
Alors que la Miviludes célèbre lundi ses vingt ans d’existence, la psychologue et psychanalyste Delphine Guérard dresse un état des lieux du phénomène sectaire en France. Elle analyse les ressorts du processus d’emprise, en explorant le phénomène du côté des victimes comme des gourous.
Et si les victimes étaient, elles aussi, actives dans le processus d’aliénation qu’est l’emprise sectaire ? C’est l’hypothèse sur laquelle débouche la psychologue et psychanalyste Delphine Guérard dans son récent ouvrage L’Emprise sectaire (Dunod, 208 pages, 24 euros).
Spécialiste d’un phénomène sur lequel elle travaille depuis vingt ans, notamment au sein du réseau associatif et de la Miviludes, cette experte judiciaire près la cour d’appel de Paris se fonde sur des rencontres avec des maîtres de sectes et des victimes pour saisir la mécanique psychopathologique à l’œuvre dans ces phénomènes extrêmes, qui sont loin d’avoir disparu, même s’ils prennent des formes différentes.
Comment a évolué le phénomène sectaire ces dernières années ?
La forme moderne des sectes est apparue dans les années 1960 avec l’essor de nouvelles religiosités et l’individualisation des croyances, où l’authenticité du choix personnel de l’individu est mesurée à l’aune de l’intensité de son engagement. C’est dans ce paysage que se sont implantées un certain nombre de sectes coercitives.
En France, la première association contre ce phénomène est créée en 1974. Le mouvement de lutte antisectes s’est ensuite structuré à partir des années 1980 et, moi-même, je travaille sur le sujet depuis 1999. Mais, à cette époque, personne n’en parlait : le phénomène n’était pas encore pris au sérieux. Pourtant, j’observe qu’il n’a cessé d’augmenter depuis vingt ans.
J’explique cette montée en puissance par la peur ressentie de la part d’un nombre croissant de personnes devant les événements de l’actualité, qui motive la recherche de voies pour aller mieux. Quand j’ai commencé à exercer, nous étions dans une phase où le mouvement sectaire se déployait surtout dans la psychothérapie. Mais cette tendance a été endiguée par la loi du 11 août 2004, qui instaure un titre de psychothérapeute en vue d’éviter ces dérives.
Depuis, les sectes se sont engouffrées dans une autre mode, celle du développement personnel : les maîtres ne s’autoproclament plus psychothérapeutes, mais thérapeutes, naturopathes, coachs ou guides, car ces appellations ne répondent à aucune définition légale. Ces dernières années, les sectes se retrouvent en particulier dans les domaines de la santé et du bien-être, ainsi qu’au sein des Eglises évangéliques.
Créée par un décret le 28 novembre 2002, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) fête ses vingt ans. Quel bilan tirez-vous de l’action de cet organisme, avec lequel vous avez collaboré en 2016 ?
L’existence de la Miviludes est absolument fondamentale. Cette institution est très performante sur le plan judiciaire, car elle reçoit les victimes et les conseille sur le plan juridique. Cet accueil est crucial. La Miviludes ne parvient malheureusement pas assez, de mon point de vue, à communiquer auprès du grand public. Les outils numériques ne sont pas utilisés : il y a un manque de créativité et de moyens pour utiliser ces canaux.
« La secte a un effet destructeur sur la psyché des personnes »
Par exemple, on pourrait imaginer une chaîne YouTube pour diffuser de l’information au public, en particulier à destination des plus jeunes, sur la façon de choisir un thérapeute ou d’éviter certains pièges. Il faut offrir une information concrète et une équipe pluridisciplinaire pour la penser, avec des psychologues et des sociologues notamment.
Au-delà de la Miviludes, la France est globalement active sur la question des sectes, qui est aujourd’hui une question prise en considération. La loi About-Picard de 2001, qui renforce l’article sur l’abus de faiblesse et donne une nouvelle définition pénale de la sujétion psychologique, a été décisive.
Cependant, tous les moyens ne sont pas là. Je pense en particulier à l’accueil des victimes de sectes. Depuis la fin du dispositif d’aide psychologique aux personnes sortant d’une secte, lancé en 1998 au Centre Georges-Devereux (université de Saint-Denis), plus aucun centre spécialisé pour ces victimes n’existe.
La Miviludes, qui a été rattachée en 2020 au ministère de l’intérieur et non plus à Matignon, faisait état d’une hausse de 33 % des saisines entre 2020 et 2021 dans son dernier rapport annuel. Comment faire le distinguo entre une hausse des pratiques sectaires et de simples choix à contre-courant qui relèvent de la liberté de conscience, comme se soigner par le crudivorisme ou décider d’une scolarité alternative pour ses enfants ?
Cette question est très importante, et montre qu’il est crucial d’analyser ces phénomènes sous un angle pluridisciplinaire. Ne pas tout mélanger est un enjeu pour nous, professionnels, car confondre pratiques sectaires et pratiques alternatives mènerait à discréditer notre travail. La Miviludes fonde cette distinction sur la base des témoignages des patients – relèvent-ils d’une emprise, ou non ?
Pour ma part, la réponse est très claire. Une secte se caractérise par trois éléments : un leader infaillible et doté de tous les pouvoirs, un groupe constitué d’adeptes, et des techniques qui concourent à un processus de désubjectivation visant à altérer l’esprit critique, la pensée et même l’identité des victimes. Pour ces raisons, la secte a un effet destructeur sur la psyché des personnes qui en font l’expérience.
Comment se caractérise ce que vous qualifiez de « dispositif sectaire », et sur lequel repose tout mouvement de cette nature ?
Le dispositif sectaire désigne le cadre et les repères aliénants et violents nécessaires à l’existence d’une secte. Il se caractérise par un montage pervers fondé sur l’effacement de toute différence, le déni de la réalité et la confusion des identités, aboutissant à une indistinction entre soi et l’autre : l’identification fusionnelle produit une « mêmeté », abolissant la différence entre individus.
« L’individu accepte des souffrances censées être indispensables à son évolution »
Le dispositif inclut un fonctionnement à la fois autoritaire et totalitaire – puisqu’il vise à englober toute l’existence des membres – de la part du maître, qui assoit son pouvoir à partir d’un système de gratifications et de corrections.
Ensuite, ce dispositif passe par un programme qui vise à la transformation des membres, souvent sous des prétextes spirituels, comme « briser son ego ». Par les expérimentations, l’apprentissage et les épreuves, l’individu accepte des souffrances censées être indispensables à son évolution personnelle.
Enfin, cette emprise passe par un enseignement et une planification de l’existence décidés par le maître de la secte, seul détenteur et énonciateur du savoir, et qui relèvent en réalité de l’endoctrinement. Tout cela est renforcé par l’effet de groupe, qui se fait le relais du maître. Ses membres, souvent incités à entretenir des relations entre eux, voire à regrouper leurs lieux de vie (habitats collectifs, colocations…), assurent la permanence de l’emprise par la présence, mais aussi la surveillance et la délation, engendrant une crainte permanente.
Quelle est la personnalité de ceux que vous appelez « maîtres de secte », plutôt que gourous, et que vous avez notamment rencontrés en prison ?
En effet, je n’utilise pas le terme « gourou », qui qualifie un maître spirituel indien ayant reçu une réelle initiation. Les gourous sont tout à fait respectables, alors que les chefs de secte sont des imposteurs et des charlatans. Ces derniers se caractérisent par une formation autodidacte et l’autoproclamation de leur titre, comme guide ou thérapeute.
S’il n’y a bien entendu pas de profil type, ceux que j’ai rencontrés ont tous des pathologies graves du narcissisme et des troubles du fondement de l’identité, caractérisés par un moi grandiose et des tendances paranoïaques. A cette omnipotence narcissique se greffent un comportement agressif et des façons de se lier tyranniques.
Avec ces maîtres de secte, j’ai plusieurs fois eu l’expérience d’individus ayant une souffrance psychique forte liée aux parents, une certaine solitude remontant à l’enfance et une incapacité à être en relation. Très vite, ils se sentent jugés, attaqués, et ont beaucoup de mal à admettre que l’autre est différent – d’où une sensation que vous êtes comme eux et la tentative d’établir un lien de fusion, qui s’exprime par une familiarité immédiate. J’ai aussi ressenti une sensation très particulière de vide chez eux : quand elles n’évoquent pas leur secte, ces personnes deviennent incapables de parler d’autre chose.
Enfin, tous ces maîtres ont une grande capacité de séduction, qui se caractérise par une faculté à écouter et à valoriser l’autre, tout en s’imposant et en prenant d’emblée le pouvoir par un mode affirmatif.
Du côté des victimes, observe-t-on des prédispositions à l’enrôlement dans un processus d’emprise sectaire ?
L’emprise, que l’on peut définir comme une prise de pouvoir sur l’autre le plaçant dans une situation de dépendance rendant le maître indispensable, est un processus qui se déroule sur plusieurs mois, par l’instrumentalisation d’une confiance mise dans ce chef.
Nous sommes tous approchés, à un moment ou à un autre, par une secte, que ce soit dans la rue ou le cercle professionnel, amical et familial. Les personnes qui feront l’objet d’un processus d’emprise sont celles qui poursuivent une quête affective, spirituelle ou identitaire.
J’ai en particulier observé trois profils dans ma pratique. Les premiers sont ceux qui ont besoin d’être pris en charge et recherchent des groupes très structurés, donc potentiellement sectaires.
Ensuite, il y a les personnes qui ont déjà subi une emprise durant leur enfance et ne vont donc pas identifier la violence qui s’exerce sur elles dans la secte car elle relève d’un déjà-vécu.
Une troisième catégorie regroupe ceux qui ont vécu un événement tragique dans leur vie – décès, maladie, accident – et vont chercher une aide tout en se trouvant dans un état de vulnérabilité propice à l’emprise.
Vous distinguez la mise en état de sujétion psychologique et l’assujettissement. Que recouvrent ces deux termes ?
La mise en état de sujétion psychologique est un processus dont l’assujettissement est l’aboutissement. Les adeptes s’engagent en effet dans un chemin de transformation proposé par le maître, dont les procédés conduiront progressivement à se couper de son corps et de sa subjectivité.
Cela passe par des séances individuelles, mais aussi collectives, lesquelles sont guidées par plusieurs principes : une loyauté absolue, la transparence de son être, l’altruisme envers les pairs, une implication totale et la confidentialité, car bien souvent la consigne est de ne rien divulguer au monde extérieur.
« Le désir d’aliéner rencontre le désir d’auto-aliénation de l’autre »
Au cours de ces séances, le maître a recours à une panoplie de procédés visant à créer une grande suggestibilité et une crédulité du sujet (affects intenses, attente croyante, sensation de prestige), la captation afin de créer des effets de fascination, ainsi que des états fusionnels. Ces actes de désaffiliation et de réaffiliation participent à créer une privation d’intimité et une rupture identitaire.
In fine, l’individu se trouve dans un état d’assujettissement : cette dépersonnalisation le conduit à ne plus agir que dans la conformité des attentes du maître, sans plus aucune autonomie, ni aptitude à ressentir la violence qui s’exerce contre lui.
Pour autant, vous achevez votre ouvrage sur l’hypothèse d’un « désir d’auto-aliénation » de la victime. Elle ne serait donc pas seulement passive ?
Si la manipulation mentale est généralement convoquée pour expliquer l’adhésion d’un individu à un groupe sectaire, ce seul prisme est critiquable car il suppose de le réduire à une marionnette. Cette notion est bien entendu un des éléments caractéristiques du fonctionnement sectaire, mais ne permet pas à elle seule d’expliquer ce phénomène : personne n’est forcé à entrer dans une secte, et si deux individus croisent un maître, pourquoi l’un des deux sera plus sensible à son charisme que l’autre ? Qu’est-ce qui explique que ces techniques de manipulation ne marchent pas à chaque fois ?
Dans ma conclusion, j’ouvre donc une réflexion que j’entends poursuivre dans mon prochain livre. Celle-ci se fonde sur l’hypothèse d’une collaboration à la fois involontaire et irrépressible des personnes qui deviennent des victimes.
J’entends ainsi approfondir les travaux de la psychanalyste Piera Aulagnier (1923-1990), qui soutenait que « le désir d’aliéner rencontre le désir d’auto-aliénation de l’autre » (Les Destins du plaisir, PUF, 1979). L’expérience sectaire signifierait donc un processus d’aliénation dans lequel le maître et sa victime seraient tous deux actifs.
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