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lundi 28 novembre 2022

Interview Adam Curtis : «Nous vivons dans un monde où il manque l’histoire de ce qui nous est arrivé»


 


par Olivier Lamm  publié le 25 novembre 2022

Essor de l’individualisme, théories du complot, perte des repères... Les documentaires subversifs du journaliste britannique déchiffrent les dysfonctionnements du monde depuis l’après-guerre. Rencontre avec une figure de la contre-culture populaire, honoré d’une rétrospective à Paris et sujet d’un livre collectif. 

Il juge sa voix assommante. Mais elle incarne surtout auprès de ses admirateurs une certaine idée de l’autorité journalistique, celle de la BBC, qui l’emploie depuis le début des années 1980. Une incarnation, aussi, et le Virgile qui guide le spectateur dans les limbes de ses documentaires, de plus en plus audacieux et labyrinthiques. C’est par cette voix, autant que ses amours musicales (Burial, Aphex Twin) et ses tics de réalisation, qu’Adam Curtis est devenu une icône de la (contre) culture populaire. Mais c’est par la nébuleuse de ses thèses qu’il est devenu un homme d’influence. Presque un penseur, stimulant et souvent original, homme de gauche technocritique, critique virulent de l’empire britannique et des banques d’affaires, pourfendeur de l’ère Thatcher, proche à une époque d’écrivains comme David Graeber,figure de proue d’Occupy, ou Mark Fisher, théoricien crucial du réalisme capitaliste.

Chacun de ses nombreux films et séries depuis Pandora’s Box (1992) apportant sa pierre à l’édifice de son méta récit historique au très long cours, il est difficile d’ailleurs d’en concentrer les tenants et aboutissants. Inspiré par le fameux effet papillon de Lorenz, Adam Curtis met en relation les événements les plus disparates pour mettre à jour les histoires cachées d’une réalité de plus en plus ardue à discerner. Mais quelque chose lie bien les monumentaux The Mayfair Set (sur le thatchérisme), All Watched Over by Machines of Loving Grace (la grande trahison d’une informatique émancipatrice) ou HyperNormalisation (sur le marasme psychique et politique de l’Occident) : la sensation que le monde ressemble de plus en plus à un «strange place», de moins en moins saisissable, dont il semble de plus en plus difficile de faire fléchir le destin. C’était le sujet enfin explicite et le motif central du viral Can’t Get You Out of My Head, sorti en pleine pandémie, et dans lequel beaucoup ont vu un antidote inespéré aux contenus complotistes.

De fait c’est sur les sites de partage de vidéo que la majorité du public voit et revoit les films d’Adam Curtis ; et c’est à eux que s’adresse désormais l’Anglais, qui a acquis un statut tout à fait unique dans le champ intellectuel contemporain. Un livre collectif lui est consacré en France, Pandore, le monde dans l’œil d’Adam Curtis, qui témoigne de l’engouement cinéphilique pour ses films, y compris dans un pays où ils ne sont pas «visibles» officiellement. Libé l’a rencontré à l’occasion d’une rétrospective de ses films au Forum des images, dans le cadre du festival «Un état du monde».

Vous considérez-vous comme cinéaste ?

Non. Et pour être honnête, je pense que le journalisme est plutôt plus important pour la société que le cinéma. Ces trente dernières années, et depuis l’essor de la droite dans mon pays, le vôtre, et les Etats-Unis, beaucoup de gens de gauche se sont repliés vers la culture. Pourquoi ? Parce qu’ils ont réalisé que le pouvoir était de moins en moins à leur portée. Le journalisme, dont la fonction consiste à trouver ce qui blesse les gens puis d’user de son imagination pour informer, puis faire pression sur les législateurs pour changer les choses, a implosé. Pendant ce temps-là, ceux de ma classe tiennent des discours radicaux, et rien ne change. C’est fascinant ! Tout le monde fait du cinéma radical, de la musique radicale, écrit des textes radicaux – et c’est le statu quo. Voilà pourquoi je préfère me voir comme un journaliste, qui essaye de stimuler en racontant ce qui se passe de manière créative. Je vole à l’art, au cinéma. Avez-vous lu les romans de Sally Rooney ? Ses personnages sont des millenials qui passent leur temps à tenir des discours très radicaux, sans jamais rien faire. C’est notre Tourgueniev. J’ai cette théorie selon laquelle la fonction idéale des artistes est d’utiliser leur statut pour aller là où les autres ne peuvent pas aller. Comme Whistler, ce peintre du XIXe qui peignait les familles des «robber barons» (les premiers grands capitaines d’industrie sans scrupule).

User son imagination pour informer, c’est un paradoxe ?

Je me souviens d’un DJ qui m’avait dit qu’à chaque époque correspond un tempo maximum. Au début des années 90, il était par exemple beaucoup plus rapide qu’aujourd’hui. J’ai remarqué que le tempo de notre temps était la culture. Si je veux parler aux gens, je dois mettre à profit ces techniques. Si vous regardez mes films, vous pourrez apprécier toutes sortes d’imageries trippantes et baroques. Et au milieu de tout ça, ma voix, qui vous raconte des choses sur un ton direct et journalistique.

Certains vous considèrent même comme un auteur. Par exemple pour votre manière de monter, d’utiliser la musique, jusqu’à votre usage des typos…

Avez-vous remarqué que j’ai choisi l’arial, qui est la première dans la liste des menus des logiciels de montage ?

Vous ne pouvez nier le fait que vos films sont instantanément reconnaissables.

J’admets ma volonté de vous emporter. Mais l’attraction a une fonction. Et je tâche toujours d’expliciter de quoi il en retourne. Prenez Bitter Lake, dont les différents éléments tentent de raconter l’aventure occidentale en Afghanistan. J’y explique de quelle manière nous sommes allés là-bas en nous figurant la lutte du bien contre le mal pour y trouver une réalité infiniment complexe. Pour raconter cette histoire, j’ai délibérément conçu le film comme un trip hallucinogène. En recréant notamment ces moments, quand on est sous l’influence de substances, où l’on voit surgir des vérités du labyrinthe de ses pensées. C’est ce qu’ont vécu de nombreux soldats et technocrates là-bas. C’est littéral – user d’une technique audiovisuelle pour exprimer un discours : vous pensez connaître le monde, mais en réalité vous ne le connaissiez pas. Ça me semble terriblement important dans le contexte actuel, avec tous ces fantasmes post-coloniaux qui ont encore cours. Au sens plus large, ça souligne notre rapport illusoire au monde. Je le dis autant avec ma voix assommante qu’avec mon usage des images et de la musique, une manière moderne de faire du journalisme, et de parler aux gens qui, comme moi, comme vous, barbotent dans la culture. Et dans l’expression de soi.

C’est-à-dire ?

L’expression de soi est le conformisme de notre temps. Imaginez faire quelque chose d’extraordinaire, comme sortir de chez vous, faire le tour du monde, rentrer. Puis vous abstenir de le dire à qui que ce soit, ne pas en parler sur les réseaux sociaux, le faire pour vous et pour vous seul. C’est inconcevable !

De quelle manière l’expression de soi est-elle en contradiction avec la volonté de changer le monde ?

Elle est le résultat de l’essor de l’individualisme en politique, et dans la publicité. J’ai réalisé une série, The Century of the Self, dans laquelle j’essaye de retracer cette évolution. Un bouleversement radical dans notre rapport à la politique puisqu’avec la psychothérapie, nous en sommes arrivés à croire qu’on ne changeait plus le monde avec la politique mais en se changeant soi-même. Or, les gens, pendant la première moitié du XXe siècle, ont vite compris qu’ils ne savaient pas comment exprimer leur soi. La publicité et un nouveau genre de capitalisme consumériste sont venus les y aider.

Dans HyperNormalisation, vous récapitulez de quelle manière les gouvernements ont manipulé les populations dans le but de leur faire croire à la réalité d’un monde plus simple. Vous faites usage, vous-même, par le biais du montage, de la musique, de votre voix «assommante» comme vous dites, de procédés que certains comparent à de la manipulation.

Vous voulez dire que j’utilise les mêmes stratagèmes que ceux que je dénonce ? Mais je ne m’en cache pas. Mes montages sont transparents. Je le sais, mon public le sait, mon public sait que je sais qu’il sait. On peut se permettre, je crois, d’entretenir des relations plus complexes avec son public aujourd’hui. Et j’ai l’impression de travailler dans une bulle de feedback [remarques, ndlr] avec lui.

Ce feedback dont vous parlez est-il aidé par le fait que vos films sont diffusés en priorité sur Internet ?

Les gens regardent les films sur Internet avec une sensibilité différente qu’à la télévision. Ils sont plus ouverts. Je ne saurais pas l’expliquer. Je réalise des films pour cette sensibilité particulière. Bitter Lake est le premier que j’ai produit dans ce sens, avec de très longs plans accompagnés de bruits et de musique très texturée. J’ai d’abord eu peur que ça ne fonctionne pas. Mais les gens ont aimé se perdre dans ce monde. Petit à petit, j’ai peaufiné ces techniques. Aujourd’hui, je mixe même la bande-son pour les écouteurs audio.

Can’t Get You Out of My Head vous a encore fait passer un cap. Vous êtes désormais «culte» auprès du grand public.

J’ai délibérément sorti le film au moment du Covid. Je savais que les gens étaient coincés à la maison. Ça me semblait à propos, parce que le film ouvre la porte vers quelque chose. Le peuple de gauche s’est replié dans le pessimisme, sans aucune vision d’un futur alternatif. Je voulais réaliser une série sur ce pessimisme noir, dans laquelle j’explorerais ses racines, tout en exposant de quelle manière on peut agir sur le monde. J’ai compilé des histoires d’un peu partout pour créer mon histoire, tout en mettant en pratique le texte en épigraphe. [Une citation de l’anthropologue David Graeber : «La vérité ultime et cachée du monde est que nous le fabriquons, et que nous pourrions tout aussi bien le fabriquer différemment.»]

Beaucoup ont été surpris par cette conclusion.

Je ne crois pas à l’inexorabilité de cette condition dans laquelle nous a enfermés le capitalisme moderne. Il suffit de faire un pas en arrière, et de se souvenir de comment pensaient nos ancêtres. On n’imagine pas à quel point leur sensibilité était différente de la nôtre. Contrairement à ce que nous montrent la plupart des films d’époque contemporains. Avez-vous remarqué ? Ça a commencé avec Marie-Antoinette de Sofia Coppola. J’ai beaucoup aimé, Marie-Antoinette comme une «valley girl», c’était très amusant. Mais aujourd’hui, on ne voit plus que ça. C’est effroyablement réactionnaire. L’idée, c’est que nous, notre génération, sommes tout. C’est faux ! Les gens dans deux cents ans ne penseront plus comme nous. Ça nous plonge dans une illusion d’immobilité.

La classe politique ne cesse pourtant de clamer sa volonté de tout changer.

Rien de majeur n’a changé depuis Thatcher et Reagan. Occupy a tout foiré. Même Trump et les artisans du Brexit n’ont pas changé grand-chose, à ce stade. C’est le moment pour la gauche de sortir du marasme.

Ce marasme, vous en avez donc analysé la généalogie. Mais pourquoi est-il si prégnant ?

Pourquoi croit-on ce qu’on croit ? La manipulation n’explique pas tout. Quelque chose dans notre culture nous fait croire que plus rien d’autre n’est possible.

Vous avez quitté l’université pour rejoindre la BBC. A quel moment avez-vous entrevu que c’est à la télévision que vous souhaitiez agir sur le monde ?

Je suis allé à la fac, puis j’ai pris un chemin contraire à la plupart de mes amis. Je suis allé vers l’aile la plus extrême de la télévision, et j’ai commencé à réaliser des reportages sur des chiens qui parlent. J’ai appris à écrire des blagues. Puis j’ai eu l’idée d’utiliser ces techniques que j’avais apprises pour traiter des sujets plus sérieux. Au début des années 90, j’ai réalisé une série sur la science, la politique et le rationalisme, et plutôt que d’en faire quelque chose d’ennuyeux, j’ai fait une comédie sur la manière dont mon gouvernement, dirigé par madame Thatcher, est devenu obsédé par l’économie. Il y avait une scène avec un écureuil parlant. Je suis un enfant de ma génération, qui a profité de l’expansion de l’éducation dans les années 70 et 80. J’ai été le premier enfant de ma famille à avoir l’opportunité d’aller à l’université, pour en ressortir doté d’une excellente éducation, à l’aise intellectuellement, mal à l’aise socialement. Un public immense, qui me ressemblait, attendait qu’on s’adresse à lui. C’est le public que j’ai trouvé pour mes films.

L’un de vos sujets de prédilection est le besoin vital des populations occidentales de croire en la stabilité du monde, alors qu’ils sont conscients qu’il est en train de se transformer radicalement.

Nous vivons dans un monde où manque l’histoire de ce qui nous est arrivé. J’essaye de la raconter. Dans HyperNormalisation, je suis remonté dans le passé pour retrouver les événements qui expliquent notre sentiment d’insécurité. Après les attaques du 11 Septembre, les peuples occidentaux se sont trouvés terrifiés. Mais sans remettre en cause la gravité des attaques terroristes, une partie de moi pense que cette peur est infondée. Je suis remonté aux sources de l’islamisme radical. Ce faisant, j’ai essayé de donner une mesure de proportion aux phénomènes derrière cette peur. L’autre fil conducteur de mes films est l’essor de l’individualisme radical, qui nous pousse à penser que ce que nous ressentons importe plus que tout le reste. C’est merveilleux quand une société se porte bien, qu’on a tout loisir de se perdre volontairement en forêt la nuit avec ses amis pour se ficher la trouille. Ça l’est beaucoup moins quand ça va mal, que l’économie s’effondre, que des terroristes islamistes lancent des attaques sur votre pays. On se retrouve dans une forêt la nuit mais seul, terrorisé. On passe de l’individualisme à la solitude. Le journalisme a son rôle à jouer – donner un sens de la proportion à ce qui nous arrive.

Vous semblez être allé au bout d’un cycle avec Can’t Get You Out Of My Head. Et en aborder un nouveau avec Russia 1985 – 1999: TraumaZone, dont la forme est très différente.

Vous voulez parler de l’absence de commentaire ? La première raison, c’est que j’avais à ma disposition des archives extraordinaires. La deuxième, c’est que je ne me sentais pas à ma place d’utiliser ma voix pour évoquer l’expérience russe. Je n’avais pas envie de «westplainer» les Russes. Enfin, je voulais aller à contre-courant du «hot take», le commentaire à chaud. Ça a explosé avec Trump et le Brexit – toujours plus de blabla à chaud, alors que rien ne changeait. J’ai ressenti l’envie terrible de mettre fin à ça, au moins symboliquement. Tenons une ligne éditoriale forte, mais sans «hot take». Laissons les spectateurs se faire leur propre idée. C’est ce que j’ai fait. Et j’ai été très heureux de voir que TraumaZoneavait été énormément vu et apprécié, en tout cas au Royaume-Uni. Le public avait besoin de pouvoir se faire son propre avis sur la Russie. J’ai touché un nerf sensible, je crois. Je ne sais pas jusqu’à quel point. On verra.…

Collectif Pandore, le Monde dans l’œil d’Adam Curtis (Façonnage éditions).

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