par Fabien Leboucq publié le 30 avril 2021
CheckNews
Dans l’affaire Halimi, la Cour de cassation a confirmé l’abolition du discernement de l’accusé, jugé pénalement irresponsable car souffrant d’une bouffée délirante qu’a pu favoriser la consommation de drogue. Cette dernière est en soi plus souvent un facteur aggravant.
Devant le consulat français, dimanche à Los Angeles. (Apu Gomes/AFP)
Question posée par Serge B. le 26/04/2021
Votre question a été raccourcie, la voici en intégralité : «Concernant la décision de l’irresponsabilité de l’auteur du meurtre de madame Sarah Halimi par la Cour de cassation en raison de son addiction au cannabis, pourquoi un chauffeur commettant un accident sous influence de stupéfiants serait-il responsable de ses actes ?»
En avril 2017, Kobili Traoré tuait Sarah Halimi, retraitée juive. Quatre ans plus tard, la Cour de cassation a validé la décision de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris : elle confirme le caractère antisémite du crime et entérine l’irresponsabilité pénale du coupable, celui-ci étant sous le coup d’une «bouffée délirante aiguë» au moment des faits. «Après avoir relevé que cette bouffée délirante était due à la consommation régulière de cannabis, la chambre de l’instruction [de la cour d’appel] a déclaré l’homme pénalement irresponsable, son discernement ayant été aboli lors des faits», résume dans son communiqué la plus haute juridiction pénale, concluant que «cette décision est conforme au droit en vigueur».
La position de la Cour de cassation a été très mal reçue par une partie de l’opinion. Elle a aussi suscité des réactions de l’exécutif. «Il ne m’appartient pas de commenter une décision de justice», a assuré Emmanuel Macron au Figaro avant de se dédire : «Décider de prendre des stupéfiants et devenir alors “comme fou” ne devrait pas à mes yeux supprimer votre responsabilité pénale.»
Sur Europe 1, le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, va plus loin : «Le sens de cette décision, c’est que le droit permet qu’une bouffée délirante liée à la consommation de stupéfiants entraîne une irresponsabilité pénale. […] La drogue ne peut pas être un permis de tuer, il faut changer la loi.»
La droite l’a entendu : «Il me semble nécessaire que le législateur assume que la consommation de stupéfiants ne saurait dispenser un individu de répondre de ses actes criminels devant la justice, déclare à l’Express le député Guillaume Larrivé (LR), qui souhaite proposer une loi sur le sujet. On n’imagine pas un chauffard ivre mort expliquer à la justice qu’il ne savait pas que consommer deux litres de whisky allait le rendre ivre. Cela n’a pas de sens. La prise de stupéfiants ou d’alcool ne peut pas être une excuse.»
Circonstance aggravante
Les termes du débat actuel ne sont pas sans faire penser à une provocation d’août 2017 de Jean-Marie Le Pen. Celui qui était encore président d’honneur du Front national «conseillait» alors sur Twitter : «Si vous voulez commettre un crime, droguez-vous avant, vous aurez plus de chances pour la suite.»
Interrogés à l’époque par Désintox (l’ancêtre de CheckNews), plusieurs avocats pénalistes relevaient l’inanité des recommandations de Jean-Marie Le Pen. Juridiquement, le fait d’agir sous l’emprise de drogues ou d’alcool n’est pas une circonstance atténuante. C’est toujours le point de vue des juristes, comme la professeure de droit pénal à l’université de Nantes Virginie Gautron, qui expliquait récemment à Libé : «Le fait de consommer de la drogue ou de l’alcool et passer à l’acte sous influence de ces produits n’est absolument pas, et n’a jamais été, une cause d’atténuation ou d’abolition de la responsabilité pénale.»
A l’inverse, le fait d’être sous l’effet de stupéfiants ou de l’alcool au moment d’une infraction peut constituer une circonstance aggravante aux yeux de la loi. C’est le cas pour ce qui est des violences volontaires : elles peuvent être punies de trois ans de prison si elles ont provoqué une ITT de plus de huit jours (article 222-11 du code pénal), mais de cinq ans si elles sont commises «par une personne agissant en état d’ivresse manifeste ou sous l’emprise manifeste de produits stupéfiants» (article 222-12). Causer une ITT de plus de trois mois dans un accident de la route quand on est conducteur expose à trois ans d’emprisonnement, mais à cinq ans si l’on était en état d’ivresse ou sous l’emprise de stupéfiants (article 222-19-1) ; si l’accident provoque un homicide involontaire, la peine encourue est de cinq ans, mais de sept si le coupable était en état d’ivresse ou sous l’emprise de stupéfiants (article 221-6-1). Le viol est passible de quinze ans de réclusion criminelle (article 222-23), mais de vingt ans «lorsqu’il est commis par une personne agissant en état d’ivresse manifeste ou sous l’emprise manifeste de produits stupéfiants» (article 222-4).
Bouffée délirante
Une partie du discours politique sur l’affaire Halimi a pu laisser penser que c’est la consommation ou l’addiction au cannabis de Kobili Traoré qui lui a valu d’être jugé irresponsable pénalement. C’est inexact. C’est parce qu’il était au moment des faits sous le coup d’une «bouffée délirante aiguë» – un élément qui fait consensus chez les sept psychiatres l’ayant examiné – que les juges ont prononcé son irresponsabilité. Et ce délire, qui a pu apparaître à cause d’une consommation abondante de cannabis, était antérieur au crime et s’est poursuivi pendant et après, alors que Kobili Traoré était pris en charge par le corps médical.
Sur RMC, Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat national de la magistrature, résume : le coupable «n’a pas été déclaré irresponsable seulement parce qu’il avait pris du cannabis. Il a été déclaré irresponsable pénalement parce qu’il était atteint de troubles psychotiques».
Auprès de Marianne, l’expert psychiatre Paul Bensussan qui a examiné Kobili Traoré confirme : «Nous avons conclu à une bouffée délirante aiguë, ici marquée par l’apparition soudaine d’un délire de persécution et de possession de nature satanique. Décrite par Magnan en 1866, la bouffée délirante survient typiquement chez un patient exempt de tout trouble psychiatrique. Elle constitue fréquemment un mode d’entrée dans un trouble schizophrénique. Ce trouble est l’un des cas les plus consensuels d’irresponsabilité pénale. Il se caractérise par l’apparition soudaine d’idées délirantes ou d’hallucinations ou d’un discours incohérent ou d’un comportement grossièrement désorganisé pendant plus d’un jour et, par définition, moins d’un mois. Ce délire aigu engendre des bouleversements émotionnels et une note confusionnelle, toutes modifications que nous avons retrouvées dans les auditions de l’entourage de monsieur Traoré. Dans les heures qui ont précédé son passage à l’acte, il était halluciné, soliloquait en répondant à des voix imaginaires, inquiétait tout le monde, y compris ses parents.»
Altération ou abolition du discernement ?
A noter que s’ils se sont entendus sur la survenue d’une bouffée délirante aiguë et sur l’importance qu’a pu avoir le cannabis dans son apparition, les psychiatres ont divergé sur un point. Le premier qui a examiné l’accusé a conclu que son discernement avait été seulement «altéré». Alors que les deux collèges de trois experts qui ont officié après lui ont estimé qu’il y avait eu «abolition» du discernement. Une différence de taille. La loi dispose (article 122-1du code pénal) que «la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable». A l’inverse «n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes».
Interrogé par Libération, l’expert psychiatre Roland Coutanceau (qui a conclu à l’abolition du discernement de Kobili Traoré au moment des faits) distingue les diagnostics d’abolition – souvent liés à des épisodes aigus – de ceux d’altération, plus répandus : «Par exemple, si un schizophrène commet un délit ou un crime mais n’est pas sujet à une bouffée délirante aiguë au moment des faits, son discernement ne sera pas considéré comme aboli, mais simplement altéré. Ce qui compte, c’est l’état psychique du mis en cause dans le temps strict où l’infraction est commise.»
«La question de l’abolition du discernement et, par voie de conséquence, de l’irresponsabilité pénale relève de l’appréciation des juges, qui se déterminent non seulement au vu des rapports d’expertise mais également au regard des éléments qui résultent du dossier, tels que des témoignages», note la Cour de cassation dans sa lettre d’information.
Qu’importe l’origine du trouble mental
Les débats entre les psychiatres et devant la chambre d’instruction ont aussi porté sur le caractère prévisible, et attendu, de la bouffée délirante. L’accusé avait-il connaissance du fait que la prise de stupéfiants pouvait déclencher une bouffée délirante (étant entendu que ce n’est pas cette seule consommation qui l’a provoquée) ? En était-il dès lors responsable ? La question a divisé les experts. Pourtant, ce n’est pas le plus déterminant aux yeux de la loi.
En effet, une fois que l’abolition du discernement au moment des faits a été établie par les juges, au vu de l’ensemble du dossier, l’accusé ne peut pas être jugé pour ces faits puisque «en cohérence avec le principe selon lequel une personne n’est responsable que des actes qu’elle commet avec conscience, c’est l’état mental lors du passage à l’acte qui doit être pris en considération, même si le comportement de l’intéressé a pu y participer», rappelle la Cour de cassation.
Les parties civiles s’étaient pourvues en cassation en objectant que l’abolition était due (au moins partiellement) à une consommation volontaire de stupéfiants et pouvait constituer un effet connu. L’instance suprême les a déboutées et explique pourquoi dans son communiqué : «En cohérence avec la jurisprudence antérieure, mais pour la première fois de façon aussi explicite, la Cour de cassation explique que la loi sur l’irresponsabilité pénale ne distingue pas selon l’origine du trouble mental qui a fait perdre à l’auteur la conscience de ses actes.»
«Ce n’est pas la consommation de produits toxiques qui peut justifier l’irresponsabilité pénale mais le trouble mental aliénant, seul le trouble aliénant, mais tout trouble aliénant, insiste la Cour de cassation. La simple ivresse, qu’elle soit cannabique ou alcoolique, ne constitue en aucun cas un tel trouble. Lorsque le législateur prévoit des circonstances aggravantes pour certaines infractions considérant qu’une telle ivresse facilite les passages à l’acte, cela ne change rien au fait que l’infraction doit pouvoir être néanmoins et en tout état de cause imputée pénalement à l’auteur, ce qui est exclu lorsque le discernement de l’intéressé est aboli en raison d’un état psychiatrique avéré.»
Une loi «satisfaisante» en l’état, d’après une mission
Dans le cadre de l’affaire Halimi, la précédente ministre de la Justice, Nicole Belloubet, avait mandaté une mission, présidée par les anciens députés Dominique Raimbourg (PS) et Philippe Houillon (LR), précisément pour évaluer si la loi – et notamment l’article 122-1 du code pénal – devait être modifiée pour exclure l’irresponsabilité pénale quand l’abolition du discernement était liée à une consommation volontaire de substance toxique.
Leur réponse fut négative, la loi étant «satisfaisante» en l’état. «La mission considère qu’au regard de la très forte imbrication entre les troubles psychiques avérés et les recours à des substances psychoactives, l’exclusion du bénéfice de l’article 122-1 pour les actes commis suite à consommation de toxiques serait une disposition dont la radicalité aggraverait le risque de pénaliser la maladie mentale»,écrivent les auteurs.
Malgré cette conclusion, l’exécutif, par la voix du ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, promet de travailler à une loi sur ce point. Interrogée par Libé, la professeure de droit pénal Virginie Gautron déplorait cette intention : «Les responsables politiques surfent sur la peur que ces malades génèrent. Ils ne sont pourtant responsables que d’une toute petite minorité des infractions criminelles commises.»
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