par Chloé Pilorget-Rezzouk publié le 6 mai 2021
Pendant plus de deux ans, Florence M., arnaqueuse récidiviste, s’est prétendue victime des attentats du 13 novembre 2015. Le journaliste Alexandre Kauffmann raconte cette tromperie vertigineuse dans un livre-enquête publié ce jeudi.
Une plongée dans la mécanique du mensonge. Le journaliste indépendant Alexandre Kauffmann publie ce jeudi La Mythomane du Bataclan (éditions Goutte d’or) - fruit d’une année d’enquête minutieuse - qui raconte le parcours fallacieux de Florence M. alias «Flo Kitty» sur Facebook, fausse victime notoire des attentats du 13 Novembre, condamnée à quatre ans et demi de prison en 2018 pour escroquerie aggravée. Elle avait, au titre de victime, touché 25 000 euros du Fonds de garantie. Pendant des mois, cette quadragénaire a su gagner la confiance et l’affection des membres de l’association de victimes Life for Paris. Elle est une oreille, une épaule.
Hyper investie, l’arnaqueuse intégrera le conseil d’administration de la structure, sera interviewée dans les médias (dont Libération)et organisera même le séjour des Eagles of Death Metal pour les commémorations du 13 Novembre. Son patchwork de tromperies et fantômes numériques, extrêmement bien ficelé, vole en éclats le jour où une responsable finit par tiquer. Une contre-infiltration débute alors au sein de l’association. Il faut garder le secret pour préserver l’avancée de l’enquête de police. Pour Libération, Alexandre Kauffman revient sur le parcours de ces escrocs, dont la trahison ravive la blessure des vrais rescapés des attentats du 13 novembre 2015, qui ont fait 131 morts et des centaines de blessés à Paris et Saint-Denis.
Comment vous est venue l’idée de travailler sur ce sujet ?
Elle fait écho à mon histoire personnelle, ma famille ayant elle-même été reconnue victime auprès du Fonds de garantie des victimes puisque mon père, le journaliste Jean-Paul Kauffmann, a été enlevé en 1985 par le Hezbollah au Liban. J’avais 10 ans. Il a été retenu en otage pendant trois ans. Ma mère se battait pour sa libération et nous avons vu défiler à la maison une multitude d’escrocs avec des stratégies très variées. La plupart prétendaient avoir des liens avec les ravisseurs, d’autres se proposaient carrément de prendre la place de captif de mon père… Nous avons reçu beaucoup de démarches tarabiscotées. Il y a des profiteurs du malheur et des gens, parfois bien intentionnés, mais qui n’en sont pas moins déséquilibrés. La figure de la victime aimante la névrose contemporaine. Alors quand j’ai découvert le cas de Florence M., ça a vite résonné en moi.
Y a-t-il des points communs entre ces usurpateurs ?
Il y en a beaucoup. Une hyper présence dans le monde associatif, une dramatisation et une mise en avant sans pudeur de leur souffrance, qui apparaît toujours supérieure à celle des autres, une surreprésentation dans les médias… Ce sont aussi, pour la plupart, les premiers à harceler le Fonds de garantie des victimes pour faire valoir leurs droits. Ils sont plus à cheval que les autres sur leur statut de victime. Dans l’association, Florence M. était presque devenue la plus qualifiée pour débusquer les fausses victimes. C’est d’ailleurs elle qui repère et confond la première. Elle est à la fois très manipulatrice et un peu paumée, en quête d’affection à donner et à recevoir. Ce n’est pas une vraie victime d’attentat, mais c’est une vraie victime de la solitude, de la maladie, de son enfance. C’est un autre point commun : la plupart des fausses victimes sont de vraies victimes d’autre chose. Par exemple, Alexandra D., condamnée à deux ans de prison dont six mois ferme, avait déjà porté plainte vingt et une fois avant le 13 Novembre, pour des vols et une agression sexuelle.
En quoi le cas de Florence M., auquel vous consacrez ce livre, est-il singulier ?
Sur la vingtaine de fausses victimes condamnées, Florence M. est pour moi le cas le plus improbable, le plus vertigineux… Lors de mon enquête, je suis allé de surprise en surprise. Son parcours, sa duplicité et sa puissance de dissociation sont hallucinants. En réalité, sa tromperie a commencé vingt ans plus tôt : dans les années 80, alors qu’elle gravitait au sein de la scène rock glam parisienne et se faisait appeler «Florana».
C’est à cette période qu’elle rencontre deux musiciens qui deviendront, malgré eux, les figures fondatrices de son univers mensonger. Il y a celui qu’elle présente comme son petit ami, «Manou Willshire», et «Greg», son soi-disant meilleur ami. Florence M. a utilisé des photos de ce dernier, qui s’est retrouvé victime de l’attentat du Bataclan sans le savoir. Elle faisait dialoguer abondamment ses fantômes numériques avec les adhérents de l’association. C’est aussi ce vertige du monde virtuel que montre le livre. Elle est dans un environnement qu’elle maîtrise très bien face à des personnes vulnérables, en état de stress post-traumatique.
Enfin, c’est une multirécidiviste. Alors même qu’elle déposait son dossier au Fonds de garantie, elle portait encore un bracelet électronique à cause de condamnations récentes pour ses nombreuses escroqueries. Le jour où elle l’ôte, dévoilant enfin ses chevilles, ses copains de Life for Paris se disent «wow, elle va mieux, elle porte des jupes, elle reprend confiance»… C’est une scénariste du mensonge. Il y a une grande cohérence dans toutes ses tromperies. D’ailleurs, elle a réussi à tenir deux ans. Ma théorie, c’est qu’elle s’arrange toujours pour être confondue. Ses mensonges ne valent que parce qu’ils peuvent être découverts et lui offrir un ascendant sur les autres : «Regardez, je vous ai joué ce stratagème.»
Elle avait gagné la confiance des membres de l’association, même les plus haut placés. Comment les vrais rescapés ont-ils vécu cette usurpation ?
Ça a été super violent pour eux. Life for Paris était un petit havre, un petit cocon, où ils pouvaient se reconstruire à l’abri du monde. La tromperie de Florence M. est venue, comme l’attaque terroriste du Bataclan, les prendre de l’intérieur dans un moment d’intimité où ils s’autorisaient une vigilance relâchée. La trahison des fausses victimes réactive un traumatisme, celui où la menace vient de l’intérieur. Une des adhérentes m’a ainsi confié que «son usurpation [lui] a fait plus de mal que l’attentat lui-même».
Vous citez en incipit cette phrase de Murielle Bolle, personnage clé de l’affaire du petit Grégory : «On dirait que les gens sont envieux du malheur qui nous arrive.» Peut-on désirer le malheur d’autrui ?
Epouser un malheur quand on ne l’a pas vécu offre tous les avantages sans le vrai préjudice. La France est un pays en pointe dans l’accompagnement des victimes du terrorisme avec des indemnisations financières, des prises en charge médicales, un meilleur accès au logement social, etc. En se faisant passer pour une victime, Florence M. avait gagné 30 points dans la liste d’attente des HLM à Paris. Mais l’argent n’est souvent pas le premier moteur. En tant que survivant, on bénéficie aussi du lait de la tendresse universelle. Et c’est ce qui nous fascine tous chez les fausses victimes : le mystère, le paradoxe qu’il y a à vouloir s’approprier un tel statut. Comment cela peut-il devenir un privilège, un état désirable, alors que c’est un état de malheur absolu ? Ce livre était aussi une manière de questionner le statut actuel des victimes.
Et que nous disent ces escrocs, aujourd’hui, de ce statut ?
Avant 2017, la notion de fausse victime d’attentat n’existait pas dans la conscience collective, ce qui explique qu’on ne les ait pas vues venir. Au fil des mois, les premiers cas ont émergé. Il y a aujourd’hui un certain culte du malheur et une idéalisation de la figure de victime. Le statut hyperbolique et sacralisé qui leur est accordé dépasse et embarrasse presque les survivants eux-mêmes. C’est d’autant plus difficile d’en sortir. Dans son ouvrage Victime, et après ?, Arthur Denouveau, le président de Life for Paris, dit en substance : «On n’est pas des experts, on est juste experts de notre malheur.» Il y a une soif compassionnelle de la société, une bienveillance démesurée, qui participent à la création de ses imposteurs. Une des membres de Life for Paris m’a partagé cette analyse : «Ces fausses victimes, c’est nous qui les créons.» Juste après les attentats, celles-ci ont d’ailleurs été surreprésentées dans les médias parce qu’elles se portaient volontaires, plus que les autres, pour les interviews. Et pour cause : les vraies victimes, elles, se trouvaient encore dans l’incapacité de parler.
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