SÉRIE (1/5). A bout de tout, en détresse psychologique, économique et sociale, ils saisissent une arme, s’enferment chez eux, et menacent leur vie ou celle de leur entourage. Selon nos informations, le GIGN a plus que doublé ses interventions ces derniers mois. Pour comprendre ce phénomène, nous avons interrogé d’anciens « retranchés », des psychologues, des négociateurs des forces de l’ordre…
Notre série sur la France des « retranchés » en 5 épisodes
- Le GIGN face à l’inquiétant phénomène des «retranchés»
- Le jour où Christelle a voulu « tout faire sauter »
- Le mystère du « suicide by cop »
- Dans la peau d’un négociateur du GIGN (à lire dès le lundi 3 mai)
- Mon voisin est un forcené (à lire dès le lundi 3 mai)
Marie-Gwenola Hollebecq n’oubliera jamais le message qui a surgi sur son écran, ce mercredi 10 février, en début d’après-midi. Guillaume, 38 ans, avertit la maire d’un drame imminent à La Chèze, 600 habitants en plein bocage breton. Dans une heure, il va brûler les maisons, tuer et manger ses voisins. « Au moins ça me fera de la viande », ironise-t-il. Glacée, elle alerte les gendarmes.
Cet informaticien sans emploi a vu fondre ses relations sociales et ses économies, au fil des mois de la pandémie de Covid-19. Son dossier pour le RSA est inexplicablement bloqué. Sur son compte courant : 37 centimes. Il survit grâce à des dons. La mairie ferme les yeux sur ses incursions au camping municipal où il recharge son téléphone et prend des douches. Marie-Gwenola soupire. « C’est un garçon intelligent et éduqué. Une conjonction de choses lui a fait perdre les pédales. » Délogé par le GIGN, le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale, il écopera de huit mois de prison avec sursis, pour trouble à l’ordre public et menaces. Il n’a plus le droit de reparaître dans la commune.
« Un type bien qui a de la peine »
À 60 km de là, le 8 mars, un autre trentenaire, fortement alcoolisé et dévasté par son divorce, se barricadait à Kergrist-Moëlou (Côtes-d’Armor), avec chez lui une arme de guerre et 150 cartouches. Le maire, qui le connaît bien, refuse de l’étiqueter « forcené ». C’est « un type bien qui a de la peine ».
À Malzy (Aisne), le 17 septembre 2020, un éleveur excédé par une carence d’alimentation en eau de son exploitation, s’est enfermé huit heures à la mairie, un fusil dans une main, et sur les genoux, l’un de ses veaux, morts de soif. À Esparron-de-Pallières (Var), le 6 janvier de cette année, un quadragénaire se barricadait trente heures, par peur de perdre le droit de visite de sa fille de trois ans. À Tournefeuille (Haute-Garonne), le 14 janvier, un ancien militaire menaçait de « tout faire péter ».
À Lanobre (Cantal), un quadragénaire tirait sur les gendarmes, le 27 mars. « Il voulait faire la une des journaux », commente l’édile dans la presse locale. Rien qu’au soir du 14 mars, les équipes du GIGN ont foncé vers trois crises simultanées, deux dans le sud de la France, une à Foschwiller (Moselle). Les hommes en noir n’étaient pas arrivés que le père de famille avait tué son épouse, et retourné son pistolet contre lui.
La liste est longue. L’assassinat de trois gendarmes par Frédérik Limol, ce mari violent enfoncé dans un délire survivaliste et paranoïaque, le 22 décembre 2020 à Saint-Just (Puy-de-Dôme), est la partie émergée d’un immense iceberg. Selon notre décompte, réalisé de février à mi-avril, la presse régionale rapporte tous les deux jours, en moyenne, les coups de folie d’hommes seuls, furieux, armés. Le phénomène est d’intensité variable mais s’observe partout. Et les appels au secours se multiplient.
Entre janvier et mars, déjà vingt interventions du GIGN
Selon nos informations, les sollicitations du GIGN et ses antennes régionales ont plus que doublé, ces derniers mois. Alors qu’ils étaient intervenus à trente-trois reprises, sur toute l’année 2020, sur le territoire métropolitain, pour des forcenés, les hommes en noir ont déjà officié vingt fois, au premier trimestre 2021. Au Raid, les négociateurs sont entrés en action vingt-quatre fois entre janvier et mars, pour ce même motif. Dans sept cas, les secours n’ont pu empêcher le suicide du désespéré. Et, fait notable, pour la première fois, cette année, le Raid compte des femmes parmi les auteurs. Jusqu’à présent, « retranché » ne s’écrivait qu’au masculin.
L’augmentation des saisines s’explique en partie par un syndrôme Saint-Just : selon nos informations, les gendarmes appliqueraient plus qu’avant le principe de précaution, en appelant plus vite des renforts en cas de crise. En parallèle, « on constate une augmentation du nombre de forcenés, depuis cet automne environ, avec un jusqu’au-boutisme qu’on n’observait pas auparavant », relève le général Ghislain Rety, qui dirige le GIGN.
Christophe Baroche, qui fut le premier psychologue intégré au Raid, avant de devenir profileur pour la police judiciaire, a établi une typologie de cette France qui « pète un plomb ». Une minorité des auteurs présente un profil psychologique pathologique. La plupart sont des gens ordinaires « face à une accumulation de problèmes, qui forment comme une grosse vague. Elle les submerge », explique le psy. En prenant un couteau ou leur fusil, « les retranchés jouent à la roulette russe. » Une partie de leur être appelle à l’aide. L’autre désire en finir.
Tout de noir vêtu, regard clair et perçant, Benoît, le négociateur en chef du Raid, s’installe à la table de la cellule de crise, où reposent deux tablettes de chocolat entamées. « On est face à des personnes qui veulent pleurer leur haine contre le monde entier. Ils sont dépassés, par une séparation, un deuil, l’éloignement des enfants, la perte du travail ou l’expulsion du logement… Il y a aussi des personnes dont l’accès à la vie sociale s’est beaucoup restreint, et qui vont nourrir un délire sur Internet, un peu comme les QAnon. »
Un effet de la crise sanitaire
La crise sanitaire s’ajoute au terreau des problèmes individuels. « Le confinement augmente les consommations de substances psychoactives. Il altère le support social, et entraîne un niveau général d’incertitude important », explique le professeur de psychiatrie Pierre-Michel Llorca. Dans son service, au CHU de Clermont-Ferrand, les demandes d’aides ont triplé depuis septembre. Ses patients affrontent anxiété, dépressions et addictions, à l’alcool en particulier.
« Les gens n’ont plus du tout le moral, même les jeunes couples ne se projettent plus. Plus personne ne discute sur les bancs, les jeunes sont au chômage. La température n’est pas bonne », s’inquiète Lucette Leclercq, la bénévole qui tient à bout de bras la cité Vuillemin, l’ancien quartier des mineurs à Écaillon (Nord). Ici, deux retranchés en quatre mois ont fait trembler les briques.
Un trentenaire, connu de la justice pour délinquance, a tout cassé, mi-octobre. Il affirmait détenir sa compagne en otage. « Il n’a même pas de copine… » soupire son frère, incrédule, dans l’encadrement de sa porte refaite à neuf après le passage en force des policiers. Puis, c’est Christelle, discrète et sans histoires, qui a souhaité « tout faire sauter », le 4 février. « Des gens mal, j’en ai vu beaucoup en tant qu’élu. Mais des gens qui pètent les plombs, ce n’était jamais arrivé », confie le maire d’Écaillon, Eric Cino.
Inquiétude pour les soignants
Depuis un mois et demi, Corine (le prénom a été changé) tient seule le fourneau de son restaurant, prospère avant la crise, dans la périphérie de Châtellerault (Vienne). Le 4 mars, Michel (le prénom a été changé) a encore craqué. Soûl et désespéré, pour la deuxième fois en six mois, il s’est retranché avec son fusil, incontrôlable. Il comparaîtra cet été devant le juge, pour trouble à l’ordre public. De son centre de cure, où il se bat contre l’alcool, il dicte à Corine ses recettes de blanquette et de flan coco. « On a voulu faire de la vente à emporter, mais on ne savait pas faire. On est ressortis épuisés du premier confinement. » Elle vérifie la cuisson de la viande, satisfaite. « Vous savez, près de chez nous, un commerçant s’est suicidé. Il s’est pendu dans son magasin. Si on continue, c’est parce qu’il n’est pas dans notre tempérament de faire autrement. »
Sur le front de la santé mentale, le pire est probablement à venir, prévient Pierre-Michel Llorca soulignant que les personnes fragiles ont tendance à craquer non pas pendant, mais après les épisodes de stress intense. Comme après la guerre du Golfe, où, dix ans plus tard, les policiers avaient affronté une vague d’anciens militaires en souffrance, le Raid s’attend à ce que certains parmi les « premiers de corvée » décompensent. Benoît Trohel, le négociateur, réfléchit déjà aux mots qu’il choisira face à des soignants, si des héros des hôpitaux, en stress post-traumatique, devenaient à leur tour des forcenés.
En cas de pensées suicidaires ou d’idées noires, n’hésitez pas à demander de l’aide. Le service d’écoute de la Croix Rouge (0 800 858 858) est ouvert de 9 heures à 19 heures en semaine, et de 14 heures à 19 heures le week-end. SOS amitié (09.72.39.40.50) répond tous les jours, 24 heures sur 24. Ces numéros sont anonymes et gratuits.
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