Hervé Le Guyader Publié le 6 mai 2021
TRIBUNE
L’hypothèse d’ajouter un sixième domaine, le « domaine cognitif », ou « human mind » en anglais, l’autre langue officielle de l’OTAN, est désormais sur la table. Cette évolution paraît nécessaire, tant la nature des conflits s’est transformée au cours des vingt dernières années, rendant obsolète toute grille de lecture qui ne tiendrait compte que des cinq domaines opérationnels aujourd’hui retenus.
Ce sixième domaine, celui de l’influence, de la manipulation, est celui qui permet à l’adversaire de faire l’économie d’un affrontement ouvert, toujours coûteux, souvent hasardeux. Pénétrer le domaine cognitif, sans même avoir besoin de l’envahir, jouer sur les leviers qui font émerger la pensée, qui créent de nouveaux réflexes, c’est contrôler l’individu, les communautés auxquelles il appartient, jusqu’à la société tout entière.
S’attaquer à l’individu
L’idée n’est certes pas nouvelle. Le général chinois Sun Tzu (544-496 av. J.-C.) la résumait parfaitement dans L’Art de la guerre : « Soumettre l’ennemi par la force n’est pas le summum de l’art de la guerre, le summum de cet art est de soumettre l’ennemi sans verser une seule goutte de sang. » De même, manipuler la façon dont les êtres humains prennent des décisions, à travers leur perception du monde, les émotions qu’ils ressentent, les sentiments qu’ils éprouvent, c’est bien sûr ce que font, au quotidien, publicitaires et politiciens en temps de paix.
Ce qui est en revanche nouveau, c’est l’utilisation des sciences cognitiques appliquées pour s’attaquer, par des stratégies « sur-mesure de masse », à l’individu en ce qui le définit intimement comme être humain.
La nouveauté, c’est la concrétisation de perspectives ouvertes par le rapport paru en 2003 « Convergence des technologies pour l’amélioration de la performance humaine. NBIC (nano- bio- info-cognitif) », que rendent possibles les progrès exponentiels apportés par l’intelligence artificielle et l’utilisation de données massives. La nouveauté, c’est de pouvoir convoquer en même temps sciences et technologies de l’information et de la communication (STIC) et sciences humaines et sociales (SHS) pour mener ces stratégies de conquête.
« Valeurs utilitaires »
Les technologies sont a priori neutres, mais celles relatives à l’information et à la cognition sont particulièrement efficaces en matière de prise de décision, car elles peuvent toucher au socle de « valeurs sacrées » (morale, religion, culture…), tout en offrant des « valeurs utilitaires » (rapport coût-bénéfice, opportunité à saisir…). L’individu dont l’addiction aux médias numériques sape, jour après jour, l’esprit critique, est ainsi préparé à accepter, croire, adhérer, militer, et les données personnelles qu’il sème tout au long de ses pratiques numériques permettent à l’influenceur de concevoir d’irrésistibles « raccourcis » personnalisés à son circuit de récompense. Il est « mûr » pour réaliser un achat, poster un « like », manifester, voter.
Sans naturellement les réduire à cela, les réseaux sociaux et autres sources d’information en continu peuvent ainsi prétendre au titre d’« armes de crétinisation massive » et leurs utilisateurs les plus hébétés à celui d’ « idiots numériques utiles », manipulés par ceux qui souhaitent, au fond, toujours la même chose : accéder à l’autre, puis s’approprier tout ou partie de ses ressources.
Le problème pour l’OTAN, « acteur de premier plan sur la scène internationale… qui contribue activement à la paix et à la sécurité » , c’est que ces techniques issues du monde civil se révèlent tout aussi efficaces dans celui de la défense. Le domaine cognitif est devenu un terrain de conflit au sein duquel menaces constantes et actions hostiles ponctuelles sont une réalité.
Frontières entre « conflit » et « paix » de plus en plus brouillées
Les principaux acteurs géostratégiques répugnent, tant qu’ils le peuvent, à verser le sang pour mener leurs stratégies de conquête et les frontières entre « conflit » et « paix » sont de plus en plus brouillées. On parle désormais de conflit « hybride », « ambigu », voire de ce très orwellien état de « non-guerre », « la paix n’étant que la continuation de la guerre par d’autres moyens », pour paraphraser Clausewitz (1780-1861).
Cette évolution majeure, théorisée depuis une vingtaine d’années (général Mattis, général Gerasimov, notamment), consacre l’importance croissante du « sans contact » dans les conflits modernes, où l’adversaire fait en sorte que ses activités s’effectuent « sous le radar » et qu’elles soient suffisamment ambiguës pour contrarier toute riposte.
Pour certains, c’est chaque jour que les nations de l’Alliance perdent des batailles qu’elles ne savaient pas qu’elles menaient. Alors, bien sûr, faire du domaine cognitif le sixième domaine opérationnel de l’OTAN pose un certain nombre de problèmes complexes : quels moyens de surveillance et de contrôle ? Quelle doctrine ? Quelles règles d’engagement ? Mais acter l’irruption du cognitif dans la typologie des conflits serait, pour le coup, un vrai remède à l’obsolescence de l’OTAN. S’approprier ce nouveau domaine de sécurité globale, civile comme militaire, lui offrirait une bonne façon de démontrer que les inquiétudes ayant pu être émises quant à sa mort cérébrale étaient grandement exagérées.
Hervé Le Guyader est ingénieur, délégué à l’Ecole nationale supérieure de cognitique (ENSC, Bordeaux) pour les relations avec l’organisation pour la science et la technologie (OTAN-STO) et le commandement allié pour la transformation (OTAN-ACT). Ses travaux de recherche portent sur le facteur humain dans la prise de décision civile ou militaire. Il est notamment le coauteur de « Cognitif : un sixième domaine d’opérations ? » (NATO ACT, 2021).
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