Par Valentin Rakovsky Publié le 3 mai 2021
TÉMOIGNAGESAssocier des couleurs à des sons, des chiffres, des lettres ou des jours… La synesthésie touche 2 % à 5 % de la population, chez qui la prise de conscience de ces « superpouvoirs » est souvent tardive.
Imaginez que votre façon de voir le monde soit en partie une illusion. Que personne d’autre ne partage ce que vous ressentez quand vous lisez, quand vous entendez de la musique ou quand vous pensez au temps qui passe. Et que vous en preniez conscience du jour au lendemain. Ce n’est pas le scénario d’un nouvel opus de Matrix, mais la surprise qu’a eue Céline, il y a sept ans. En traînant sur Facebook, cette photographe et graphiste est tombée sur une vidéo « consacrée à une artiste qui peignait des chansons, parce qu’elle avait le don de voir des couleurs quand elle écoutait de la musique ». « C’est seulement à ce moment-là que j’ai compris que ce n’était pas le cas de tout le monde. » Cette particularité que Céline a immédiatement identifiée comme étant sienne et qu’elle qualifie volontiers de « superpouvoir » porte un nom : « synesthésie ».
Si, pour vous, les chiffres ont une personnalité et les jours de la semaine arborent des couleurs, si vous vous représentez les mois de l’année sur une ellipse ou si la musique a une forme, vous êtes sûrement synesthète. Ces associations vous reviennent alors toujours à l’identique, elles s’imposent à votre esprit à chaque occasion et sans que vous le recherchiez. Céline en possède la forme la plus courante, la synesthésie graphèmes-couleurs, qui lui fait associer des couleurs aux chiffres et aux lettres. « Si je vois un A écrit noir sur blanc, je vois bien qu’il est noir. Il n’empêche qu’un A, pour moi, c’est toujours rouge, assure-t-elle. Et ce, aussi loin que je m’en souvienne. »
Cette artiste de 42 ans cumule aussi des associations moins communes, parmi les dizaines de formes de synesthésie connues : les odeurs, les voix, les personnalités et la musique sont toutes colorées. En choisissant prudemment ses images, elle esquisse ainsi la vision que lui inspire la chanson Bohemian Rhapsody de Queen : un pinceau gorgé de peinture violette qu’on aurait trempé dans l’eau, et dont elle observerait les volutes à la surface. Au fil des passages de ce morceau pensé comme un opéra miniature en six parties distinctes, le même pinceau diffuse d’autres petites touches de couleur, parfois dorées, dans cette composition imaginaire.
Chaque jour, Céline tente d’assortir son parfum à la couleur de ses vêtements : « Si je porte du Chanel N° 5, c’est que je m’habille en beige ou en blanc, éventuellement en doré. » Puis ajoute que la fragrance « n’irait pas avec du rose, ça non ! », en laissant échapper un rire, tant l’idée lui semble saugrenue. Cette habitude a toujours été évidente pour elle mais, depuis sa découverte du phénomène, Céline soupçonne que « de l’extérieur, tout cela paraît sûrement idiot »… Elle a néanmoins trouvé une utilisation astucieuse de sa synesthésie graphèmes-couleurs : elle note sans scrupule ses mots de passe sur des morceaux de papier qu’elle peut laisser traîner. Ils y sont en effet noyés au milieu d’autres chiffres et lettres. « Les bons mots de passe ne sont constitués que des lettres d’une certaine couleur », qu’elle sait désormais être la seule à voir.
Un calendrier en 3D dans la tête
Thémis, 21 ans, se doutait depuis longtemps que tout le monde ne partageait pas sa façon de se représenter le temps. Il y a trois ans, elle parcourait un article de presse consacré à la synesthésie et s’est reconnue dans l’un des exemples cités. Elle a alors enfin pu mettre un mot sur sa représentation spatiale des jours, des semaines et des mois. L’année lui apparaît en effet comme une ellipse, à parcourir dans le sens des aiguilles d’une montre, avec août, septembre et octobre sur le quart supérieur, et le début du printemps en bas.
« On s’aperçoit surtout qu’on est synesthète en constatant que les autres ne le sont pas », confirme le chercheur Michel Dojat
« Chaque mois est un carré, dont les semaines sont les côtés. Je les vois en trois dimensions, comme si j’étais à l’intérieur d’une sorte de boîte… » L’étudiante pèse soigneusement ses mots pour dépeindre sa vision, mais se ravise devant la difficulté qu’elle a à la retranscrire : « J’ai déjà essayé d’en faire un dessin. Mais je n’arrive pas à le restituer fidèlement, c’est très bizarre à expliquer. » Même après avoir appris le mot « synesthésie », Thémis a continué d’utiliser la même expression pour désigner ce schéma mental : son « calendrier dans la tête ».
Chloé vit une forme de synesthésie à part, nommée ticker tape (« téléprompteur » en anglais), qui lui fait visualiser les mots qu’elle entend de la bouche des autres ou de la sienne. Les paroles s’écrivent dans son esprit au fur et à mesure « comme les sous-titres des allocutions présidentielles à la télévision ». Si envahissante que cette particularité puisse paraître, Chloé l’a seulement remarquée l’année dernière, à ses 20 ans, en la mentionnant devant une amie.
« Elle m’a répondu que c’était fou, parce qu’elle ne vivait pas du tout cela, se souvient cette étudiante. Avant cet épisode, je croyais que tout le monde voyait la même chose. » Désormais consciente qu’elle doit expliquer ses « visions » à ceux qui ne les partagent pas, elle hésite un peu au moment de décrire dans le détail ces lettres qui s’imposent à elle « dans une police d’écriture de roman, avec un petit empattement… » « J’ignore si c’est la même police à chaque fois », ajoute Chloé qui a en revanche bien compris d’où lui venaient sa bonne orthographe ou ses facilités à prendre des notes : ses sous-titres lui restent « enregistrés » dans la tête quelques instants, évidemment sans fautes.
Conception spatiale
La prise de conscience de sa synesthésie peut survenir bien plus tard, comme pour Laurent, 53 ans, qui a trouvé un témoignage sur Internet lui ressemblant beaucoup. « C’était il y a six ou sept ans, narre-t-il. Je connaissais seulement la synesthésie comme le fait d’associer des nombres à des couleurs. J’y voyais un petit côté magique, mais qui ne me concernait pas. Et, sur cette page, quand j’ai vu des schémas de chiffres répartis dans l’espace, je me suis dit : “C’est exactement ce que j’ai !” »
Auparavant, Laurent supposait que sa conception spatiale de l’alphabet, des nombres et du temps était commune à tout le monde, et n’en parlait jamais « tant elle semblait évidente ». Comme il le justifie, « c’était comme évoquer une couleur, on ne prend pas la peine de la décrire parce qu’on présume que tout le monde se figure la même image ». Le chercheur Michel Dojat, de l’Institut des neurosciences de l’université Grenoble-Alpes, a étudié les cas de nombreux synesthètes au cours de ses travaux, ces dernières années, et confirme « qu’on s’aperçoit surtout qu’on est synesthète en constatant que les autres ne le sont pas ».
D’autres synesthètes remarquent en effet très jeunes que certaines de leurs perceptions diffèrent de celles de leur entourage, et n’apprennent le nom du phénomène que dans un second temps. Guillaume avait un doute dès les bancs de l’école, où il avait « déjà une relation particulière avec les chiffres ». « Je pense que ça m’a un peu perturbé, je passais plus de temps que les autres élèves à les identifier. » Ce cheminot de 43 ans appréciait déjà le 5, « rouge, vif, rapide, espiègle. Et cool ». A l’inverse, il évitait autant que possible d’écrire le 7 ou le 9, mais surtout le 3, qu’il trouve « inutile ». Lui qui a peu l’habitude de parler de ses associations s’esclaffe en s’entendant les énoncer à voix haute, et concède : « C’estoriginal d’avoir des sentiments pour un chiffre ! » Il observait effectivement dans l’attitude de ses jeunes camarades de classe de l’époque qu’ils ne « ressentaient sûrement rien de spécial ».
« Quelqu’un de bizarre »
En septembre 2020, il peut enfin nommer ces couleurs et ces personnalités qu’il attache aux chiffres, ainsi que la forme ovoïde qu’il attribue aux mois de l’année. Le terme « synesthésie » lui apparaît dans une vidéo du média Brut, consacrée à l’écrivain américain Daniel Tammet, un synesthète et autiste Asperger rendu célèbre par ses capacités de mémorisation. Mais Guillaume a accueilli cette nouvelle information avec appréhension, « comme si on [lui] avait confirmé qu’[il] était quelqu’un de bizarre ».
La crainte d’être pris pour un fou ou pour quelqu’un d’excentrique est fréquente chez les synesthètes, dès lors qu’ils se rendent compte que leurs perceptions ne sont pas partagées par leur entourage, et d’autant plus s’ils n’ont pas connaissance du nom de leur particularité. Sophie, 46 ans, libraire et synesthète ticker taper, avait par exemple mentionné ses visions devant sa mère alors qu’elle était enfant, et s’était heurtée à son incompréhension.
Elle se rappelle avoir alors choisi, dans le doute, de se taire : « Soit ce que je voyais était normal, et tout le monde le voyait aussi, soit ça ne concernait que moi. Mais, dans ce deuxième cas, il valait peut-être mieux ne pas en parler. » Un article duMonde sur la synesthésie ticker tape lui apporte enfin la réponse, en 2018, et lui insuffle un nouvel élan de curiosité. Sophie mène ses recherches sur la toile, prend connaissance de toutes les formes de synesthésie possibles… et s’aperçoit subitement que sa propre façon de visualiser les mois de l’année est bien moins anodine qu’elle ne le soupçonnait. Sur un cercle, disposé à plat en face d’elle, le 25 décembre et le 1er janvier sont placés tout en haut, et les mois d’été sur la partie inférieure.
Thémis a été soulagée d’apprendre que son « calendrier dans la tête » n’était « ni une maladie ni une affabulation »
« Autrefois, les synesthètes qui se découvraient comme tels pouvaient se borner à se dire qu’ils n’étaient pas bien dans leur tête », suggère Michel Dojat. Aujourd’hui, quelques requêtes sur Internet satisfont leur appétit d’information et les conduisent à une nouvelle rassurante : la synesthésie n’est pas une pathologie. Le sujet a « suscité beaucoup d’intérêt »chez Thémis quand elle a découvert qu’elle n’était pas la seule à avoir un « calendrier dans la tête ». Elle a été soulagée d’apprendre que ce qu’elle considérait jusqu’alors comme « juste quelque chose de bizarre » avait fait l’objet d’études sérieuses, et n’était « ni une maladie ni une affabulation de [sa] part ».
Non pas que cette Grenobloise ait déjà eu honte de sa représentation personnelle du temps. Au contraire, comme à de nombreux synesthètes, ses associations lui servent de moyens mnémotechniques, et son calendrier mental la dispense de tenir un agenda pour se souvenir de ses rendez-vous. Mais, pour formuler sa découverte à ses proches, Thémis voulait « en connaître les termes exacts ». La documentation qu’elle a rassemblée pour s’y préparer n’était effectivement pas de trop : « Mon père pensait que j’avais trouvé une croyance spirituelle ou ésotérique. J’ai dû lui montrer des articles scientifiques pour lui prouver que c’étaitun phénomène bien réel. »
Un entourage perplexe
Céline aussi a voulu faire connaître la synesthésie à son entourage. Son conjoint s’en étonne, notamment lorsqu’ils tentent ensemble de se rappeler le nom d’un acteur, et que Céline s’aide de son souvenir d’un nom jaune et bleu pour finalement s’écrier « Daniel Craig ! ». La mère de Céline lui demande de temps en temps, pour l’anecdote, quelle est la couleur d’une chanson ou de la date du jour, pour apprendre que de vendredi à samedi, on passe du jaune citron à l’écarlate. L’image qu’en a son père rend la graphiste plus perplexe. Elle le soupçonne d’hésiter « entre se dire que sa fille se rend intéressante, ou qu’elle a quelque chose de grave ». « Il n’arrive pas à trouver ça rationnel. »
Sophie a immédiatement transféré à sa mère l’article dans lequel elle a découvert le syndrome ticker tape. Au lieu du regard décontenancé qui l’avait découragée quand elle était enfant, la libraire a cette fois rencontré plus d’intérêt. « Ma mère a sûrement trouvé le phénomène assez extraordinaire, confie-t-elle. Je la crois même un peu jalouse… »
L’envie pressante de partager sa découverte avec ses proches peut cependant tourner court. En apprenant l’existence de sa synesthésie, Laurent a immédiatement ressenti le besoin de savoir s’ils étaient « nombreux dans le même cas », et a mené un « petit sondage » parmi les membres de sa famille, ses amis, ses collègues… La proportion de synesthètes dans la population est souvent estimée entre 2 % et 5 %, mais est certainement sous-évaluée, puisque beaucoup d’entre eux s’ignorent encore. Nous en connaissons donc tous probablement au moins un autour de nous !
Pourtant, à sa déception, l’enquête de Laurent n’a révélé aucun synesthète dans son entourage, qu’il s’agisse de percevoir une répartition spatiale des nombres ou de l’alphabet, comme lui, ou d’un autre type d’associations. « Etquand j’essayais de la décrire, regrette-t-il, j’avais du mal à me faire comprendre. » Dans le meilleur des cas, « un ou deux amis sont allés voir sur Internet ce que c’était ». Dans d’autres, « c’est tout juste si on ne me prenait pas pour un dingue ». Faute d’avoir rencontré chez ses proches l’enthousiasme espéré pour cette particularité qu’il vit quotidiennement, Laurent a fini par renoncer à aborder le sujet, « constatant bien [qu’il] ne passionnai[t] personne ».
Même s’il n’en a pas trouvé parmi ses proches, Laurent lit attentivement les publications d’un groupe Facebook rassemblant plus de cinq cents synesthètes francophones, qui l’aident à « se sentir un peu moins isolé ». Il y a d’ailleurs été contacté par Ambre, une étudiante en cinéma, qui lui a proposé, pour les besoins d’un documentaire, de représenter dans son salon sa propre disposition spatiale des nombres et de l’alphabet, grâce à des mobiles suspendus au plafond. Les yeux rivés sur ces petits chiffres en carton, Laurent déclare au milieu de l’expérience avoir « l’impression d’être dans [sa]tête ». « C’est troublant », dit-il.
« Un autre monde »
D’un synesthète à l’autre, les associations n’ont généralement rien en commun, mais les exposer avec le sentiment d’être écouté et compris peut apporter son lot de soulagement. Comme Laurent, Sophie cherche à déceler des synesthésies autour d’elle pour pouvoir évoquer le sujet. « Toujours à la recherche de personnes qui voient des sous-titres », elle s’impatiente d’en trouver et suspecte d’autres formes que les siennes chez une amie dotée d’une intrigante mémoire des dates, ou chez son père, qui aurait une vision singulière des âges et des années.
Heureusement, parler de sa synesthésie à ses proches peut réserver aussi de bonnes surprises. En expliquant ses associations à sa mère, Chloé lui a fait découvrir qu’elle attribuait elle-même des couleurs aux chiffres et aux lettres ! « Nous en rions parfois ensemble, raconte l’étudiante. Nous pouvons en débattre, aussi. Mon E est vert, le sien est bleu. Ni elle ni moi n’avons d’argument particulier pour le justifier, mais nous pouvons nous chamailler quand même. » Michel Dojat s’émerveille de ces discussions entre synesthètes. Il témoigne des quelques-unes auxquelles il a déjà pu assister : « C’était hallucinant, ils étaient dans un autre monde que le mien, et j’en étais totalement exclu ! »
Guillaume espérait probablement tenir ce genre d’échanges dans la vie réelle, mais il a lui aussi été déçu du manque d’intérêt de ses proches pour le phénomène, et a cessé de leur en parler. Il se rattrape sur ce groupe Facebook de synesthètes, « un petit club d’originaux » qu’il trouve « rassurant ». A la lecture du commentaire d’une internaute qui déclare voir le 8 en rouge, Guillaume saisit d’ailleurs son clavier pour intervenir et rappeler une évidence qui lui est chère : « 8 est bleu, très beau et important ».
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