Luce Irigaray, propos recueillis par publié le
Luce Irigaray © Alberto Ramella / rosebud2
Elle est l’une des grandes figures du féminisme et une penseuse influente pour toute une génération. Moins connue en France qu’à l’étranger, où elle a fait carrière, la philosophe Luce Irigaray n’a cessé de réfléchir à la coexistence entre hommes et femmes. Elle retrace une vie consacrée à penser l’agencement de nos différences.
Vous n’avez peut-être jamais entendu son nom. Luce Irigaray, 88 ans, a pourtant été – entre bien d’autres choses – l’une des féministes les plus marquantes et les plus singulières des mouvements de libération des années 1970, avant d’être mise au ban, marginalisée, exclue de l’espace intellectuel francophone. En cause : la publication de sa thèse, Speculum, une critique radicale du traitement du féminin dans la psychanalyse et une déconstruction des « fondements mêmes de notre culture ». Cette dernière se serait édifiée autour de l’idée d’un « sujet neutre ». Fiction, réplique Luce Irigaray : la réalité du vivant, c’est la différence sexuée. Le deux plutôt que l’un. L’homme et la femme n’ont pas la même subjectivité. Le méconnaître revient à reconduire notre volonté de dominer la nature. Le scandale, immédiat, est à la hauteur du succès de librairie : Irigaray est chassée de l’université de Vincennes et de l’École freudienne de Paris, et bientôt privée de publication. Déjà exilée de sa Belgique natale, et de ses origines minières, pour venir étudier la psychanalyse à Paris, la jeune femme est rejetée intellectuellement de son pays d’accueil. Sa pensée trouve alors refuge à l’étranger : en Italie, notamment, où elle collabore avec le parti communiste pendant des années, et aux États-Unis, où elle devient une référence fondamentale pour les études de genre et la pensée féministe. Elle se rend souvent dans ce pays, avant d’arrêter de prendre l’avion. Une conviction écologique forte, par « respect pour la nature », qui est au cœur de son approche différentialiste du genre et qui l’a « toujours accueillie, jamais exclue », lorsque les portes se fermaient. Discrète sur sa vie, réticente à revenir sur les polémiques qui l’ont marquée, elle s’efforce inlassablement d’« apporter des éléments positifs pour le présent et le futur » plutôt que de ressasser le négatif. Tour d’horizon d’une pensée, que nous avons explorée pendant plusieurs semaines à coups d’échanges téléphoniques, de conversations épistolaires et de rencontres face à face.
Comment appréhendez-vous la crise sanitaire ?
Luce Irigaray : Comme me l’écrivait pendant le premier confinement une jeune chercheuse qui a assisté à mon séminaire pour doctorants, « les deux thèmes les plus cruciaux de votre pensée, la respiration et le toucher, sont ceux qui sont le plus en question aujourd’hui ». Il est dommage qu’ils le soient pour des raisons plus négatives que positives. C’est malheureusement trop souvent le cas dans notre tradition. Il serait pourtant préférable d’envisager la pratique de la respiration comme une culture de la vie, l’air comme ce qui unit tous les êtres vivants, et le toucher comme le premier et le plus fondamental moyen d’entrer en communication ou en communion entre nous.
Pourquoi avons-nous oublié l’air en Occident ?
L’air est absolument irréductible à un objet. Notre logique ne sait pas comment traiter ce type de réalité. L’air est l’élément le plus indispensable à la vie. Hélas ! notre culture considère plus manger que respirer comme ce qui nous permet d’exister. Et si les théoriciens du matérialisme se sont préoccupés du besoin de se nourrir et de l’argent que cela nécessite, ils se sont bien peu souciés de notre besoin de respirer qui est plus fondamental encore, et en un sens gratuit.
Quel est le moment décisif de cet oubli de l’air ?
La tragédie Antigone de Sophocle, qui marque le passage d’une époque où l’humain habite le cosmos à une autre où le monde lui-même est construit par l’homme. C’est le souci de la pureté de l’air qui pousse Antigone à enterrer son frère malgré l’interdit du roi Créon. Et c’est en la privant d’air, en l’enfermant dans une grotte, que Créon la condamne à mort. Cette mort d’Antigone inaugure l’ère patriarcale qui est encore la nôtre. Quand j’ai parlé d’Antigone dans Speculum, cette figure était quasiment oubliée. Certains perçoivent aujourd’hui que leur inquiétude concernant le climat a quelque chose à voir avec cette tragédie. Mais s’il est clair que les lois qu’Antigone défend au péril de sa vie – le respect de la nature, de l’engendrement et de la généalogie maternels, de la différence sexuée – sont au cœur des préoccupations de notre temps. Lequel de nos contemporains entrevoit le sens de ces différents impératifs ? L’homme ne continue-t-il pas à vouloir s’accaparer les lois naturelles au lieu de se demander comment les respecter et se développer lui-même en fonction de sa propre appartenance à la nature ? Cela l’aiderait à préserver non seulement le souffle nécessaire à sa survie mais celui dont son âme doit être faite pour rester l’âme d’un corps, comme chez Aristote – une âme faite de souffle et de toucher.
La volonté de dominer la nature passe-t-elle par le logos ?
Le logos est l’instrument par lequel notre tradition a cherché à s’approprier et à gouverner le monde. Mais ce discours rationnel ne peut pas exprimer le vivant, ne serait-ce que parce qu’il fixe en mots ce qui n’existe qu’en devenant. Le plus élémentaire geste de la vie, respirer, ne peut se transformer en discours. Il existe néanmoins des emplois du langage qui se préoccupent davantage du respect et de la culture du souffle, tels le chant et la poésie. Les deux me sont familiers. J’ai appris de maîtres de yoga, surtout lors d’un stage en Inde, l’importance du chant qui, certes, subsiste en Occident mais y est plus assujetti à la parole. Par ailleurs, outre l’attention que je porte au style dans mes textes théoriques, j’écris un poème par jour, comme une sorte de prière quotidienne – Prières quotidiennes est le titre de mon premier recueil. J’y attache peu d’importance à l’aspect formel et m’efforce plutôt d’exprimer une expérience au plus près du vécu, laissant ma chair découvrir les paroles appropriées sans les soumettre à l’arbitrage du jugement. Cela représente un retour à une parole originelle, avant son intégration dans la totalité d’un discours.
Une telle parole laisse-t-elle place au silence ?
Dans Sharing the World [« Partager le monde »], j’écris que le silence est le seuil à partir duquel il est possible d’accueillir et d’écouter l’autre comme autre. Ce silence est nécessaire pour respecter l’horizon de chacun des deux mondes. Comme je l’évoque dans Entre Orient et Occident [Grasset, 1999], la fin du parcours d’un Occidental serait d’arriver à la maîtrise de tout discours – ainsi que s’efforce de le faire Hegel –, alors que, pour Bouddha, il s’agit de parvenir au silence. Les cultures orientales restent généralement fidèles à la nature et se montrent soucieuses d’en exprimer la vie et les rythmes. L’Occident, lui, privilégie une culture du sujet, inaugurée par la tentative de l’homme de maîtriser le cosmos afin de s’émanciper de son appartenance naturelle et d’une coexistence avec les autres vivants, dont il prétend réguler le fonctionnement, comme le dénonce le chœur dans l’Antigone de Sophocle. Ma pensée s’applique à échapper à cette logique de maîtrise et à revenir à l’irréductible singularité de chaque vivant et, donc, à la transcendance des êtres vivants les uns par rapport aux autres.
Respirer nous apprend-il à vivre en harmonie avec autrui ?
La respiration est d’abord la condition de notre autonomie et de notre individuation. Naître, c’est respirer par soi-même. Respirer est aussi ce qui nous unit le plus universellement aux autres vivants. La respiration est donc à la fois ce qui nous sépare et nous unit au monde et aux autres. La pratique quotidienne du yoga m’a révélé à quel point un exercice conscient de la respiration contribue à se libérer de contraintes ou de paralysies physiques, mais également psychiques, en rouvrant le cercle des habitudes, des certitudes, des blocages. Elle permet de découvrir ce qu’est une intégrité – une virginité ? – charnelle et spirituelle, qui nous rend capables de reconnaître et d’accueillir l’autre en tant qu’autre sans projeter sur lui nos propres problèmes, sans encombrer ou polluer notre relation.
Pour vous, cultiver la vie consiste aussi à cultiver la différence naturelle des sexes ?
La sexuation est une détermination originelle et irréductible de notre identité et de notre subjectivité. Le fait que nous soyons sexués est préalable à tout ce qui concerne la sexualité stricto sensu et notamment le choix sexuel – c’est pourquoi j’utilise le mot « sexué » et non « sexuel », sauf quand il est question de sexualité. La sexuation est un donné qui nous caractérise comme vivants. Assumer notre différence sexuée est une manière de nous reconnaître et d’exister comme un vivant parmi d’autres vivants et non de nous comporter en maîtres de l’univers. Mettre en question la façon dont se sont construits historiquement les genres ne peut signifier abolir leur différence. En tant qu’espèce animale évoluée, l’humanité est divisée en deux genres différents. Le nier revient à ne pas nous comporter en humains.
Cette position radicale concernant la différence a-t-elle été la cause de votre éviction du paysage intellectuel français après la publication de Speculum ?
Je ne m’attendais ni à un tel succès ni à une telle répression. Heureusement, la réaction n’a pas été que négative. Outre l’incroyable succès de librairie, de nombreuses femmes m’ont adressé des messages pour me remercier d’avoir écrit cet ouvrage. Ce qui a justifié la violence des exclusions, est-ce à moi de le dire ? Il n’y a pas de doute que ma position questionne le fondement même de notre culture, en particulier par un retour à la nature antérieur à l’élaboration de notre logique binaire par les philosophes présocratiques. Ma pensée met en cause le privilège du « même » par rapport à l’existence de la différence, à commencer par celle qui existe entre les êtres vivants.
Qu’avez-vous fait de cette mise au ban ?
J’ai immédiatement été appelée à l’étranger, d’abord et surtout en Italie. J’y ai beaucoup travaillé avec les femmes des mouvements autonomes mais aussi avec celles du parti communiste. Je suis même intervenue lors du dernier congrès de ce parti. J’ai ensuite collaboré avec l’un de ses membres, Renzo Imbeni, notamment au Parlement européen. Nous avons élaboré ensemble le rapport sur la citoyenneté de l’Union dans lequel nous demandons des droits pour les femmes, les enfants et les étrangers. J’ai également été invitée à donner des conférences et à organiser des séminaires par de nombreuses universités étrangères, en Europe, aux États-Unis, au Canada…
La sexuation, dites-vous, est naturelle. Elle est donc inscrite dans le corps et la biologie ?
Notre appartenance sexuée est déterminée par notre héritage et notre potentiel chromosomiques. Ceux-ci s’incarnent dans un corps d’homme ou de femme avec une morphologie et des propriétés, notamment hormonales, spécifiques. N’est-il pas étrange que la science s’intéresse tellement aujourd’hui à nos chromosomes et à nos hormones sexuels, et que nous nous souciions si peu de ce qui concerne notre identité physique mais aussi psychique ? Comment est-il possible de méconnaître la différence sexuée et de prétendre lutter en faveur de la « libération des femmes » ? N’est-ce pas en rester à une position traditionnelle qui refuse de reconnaître à la femme une subjectivité et une culture appropriées à son appartenance naturelle ? Je ne crois pas que ma position soit minoritaire à ce sujet, même en France. Les femmes auxquelles il m’arrive de parler incognito dans un square, dans les transports ou dans un magasin sont en fait plus proches de cette position que des discours officiels tenus au nom du féminisme. Quant à l’accusation d’essentialisme, ne résulte-t-elle pas d’une méconnaissance ? Si l’homme et la femme existent, l’être humain, lui, n’existe pas sinon comme essence construite.
Cette différence biologique implique-t-elle des conceptions du monde différentes ?
Notre logique traditionnelle a privilégié le « un », le visible, le solide, le consistant et l’extérieur, autant de qualités qui se rapportent au sexe de l’homme. Elle a négligé, voire dédaigné, les qualités du sexe féminin qui ont plus à voir avec le toucher, le fluide, l’invisible, l’intérieur, le muqueux, l’intime, la communion entre deux, des qualités vis-à-vis desquelles les hommes éprouvent des sentiments d’attirance et de répulsion. D’où leur fascination pour le mythe platonicien de la caverne qui privilégie la vue, alors que les femmes aspirent à un transcendantal sensible auquel le toucher, et se toucher, notamment les lèvres, leur permet d’accéder.
Y a-t-il une différence radicale entre les subjectivités féminine et masculine ?
La subjectivité de la femme devrait pouvoir s’accorder à sa spécificité corporelle mais aussi à sa position vis-à-vis de sa mère. La structuration de la subjectivité n’est pas la même selon que l’on naît d’une mère différente de soi, comme le garçon, ou même que soi, comme la fille. Elle varie également selon que l’amour et l’engendrement ont lieu en soi ou hors de soi, avec toutes les différences que cela comporte. Ainsi, pour la femme, l’hospitalité dépasse la question des frontières d’un pays, d’une culture, d’une maison, et suppose l’accueil dans le plus intime de soi.
L’idée d’un sujet neutre est-elle une fiction ?
Concevoir la subjectivité comme neutre correspond à un besoin et/ou à un désir, en particulier de l’homme, d’émerger de la nature et de la dominer, à commencer par la nature à laquelle est assimilée la mère. Ce besoin ou désir se justifie par l’alibi de l’objectivité. Mais une réelle objectivité demande de savoir se reconnaître objectivement soi-même dans sa spécificité. À défaut, la prétendue objectivité répond à des nécessités subjectives personnelles. Et ce qui se prétend vérité correspond alors à ce qui est propre à un sujet particulier, érigé en modèle. Dès lors, la rencontre, et la fécondité des échanges, entre deux sujets différents est rendue impossible. La reconnaissance d’une subjectivité féminine et les relations interculturelles vont désormais à l’encontre de l’existence d’un sujet unique et neutre.
Comment s’articulent la question de la sexuation et celle de l’engendrement ?
Comme je le développe dans To Be Born [« Naître ] et Sharing the Fire [« Partager le feu », Palgrave Macmillan, 2019], la question de l’origine est déterminante. En effet, nous naissons d’une conjonction entre deux vivants différemment sexués. Cette origine n’est appropriable par aucun des deux. Elle est, en outre, insaisissable par notre mode de penser qui privilégie le un et le Un – sa forme transcendantale –, le même, l’identique, le semblable. Elle a donc été attribuée à Dieu ou élaborée sous forme de récits mythiques ou de systèmes philosophiques plus compatibles avec notre logique.
Les femmes sont-elles moins étrangères à ce mystère des origines ?
La femme est plus familière avec le caractère naturel de notre origine. Notre tradition tente là encore de sauver le privilège de l’un et de l’Un, en faisant du corps de la femme un réceptacle de la semence masculine. Nous naîtrions d’un sperme et, spirituellement, d’un logos masculin déposé dans un corps féminin. Ainsi, dépourvue de son potentiel germinal, la femme est valorisée comme corps et terre nourricière, mais les chromosomes féminins ne sont pas reconnus dans leur potentiel génératif. Pourtant, le fait qu’un enfant ressemble à son père ou à sa mère prouve qu’il est réel.
Reconnaître la différence sexuée, est-ce nécessaire pour envisager une société pacifiée ?
La sexuation contribue à notre individuation, comme l’a remarqué le philosophe Gilbert Simondon dans L’Individuation psychique et collective [1958],mais elle est également nécessaire à la formation de la société. En effet, la sexuation ne peut pas se réaliser pleinement au niveau individuel, elle concerne le soi dans son rapport à l’autre. Elle procure donc à la communauté un lien vivant entre les individus. Un individu neutre est dépourvu d’identité propre. Dès lors, les individus sont assemblés par des impératifs imposés de l’extérieur : des coutumes, des doctrines, des idéologies ou les décrets de maîtres plus ou moins autoritaires. Ce qui peut nous libérer de ces impératifs, c’est le potentiel dynamique, le désir, qui nous anime et nous pousse à nous unir. Il ne s’agit pas là de sexualité au sens strict mais d’éléments sensibles et relationnels, affectifs et émotionnels, liés à notre sexuation. Ce potentiel naît d’une différence plus que d’une similarité.
Vous promouvez donc une société de coexistence dans la différence ?
Pour que la différence puisse avoir lieu, il est nécessaire que des droits reconnaissent et protègent les identités respectives. C’est pourquoi j’ai beaucoup lutté, théoriquement et politiquement, pour l’obtention de droits sexués. À une législation qui se soucie quasi exclusivement de l’avoir ou de la possession de biens – auxquels la femme et les enfants sont assimilés dans une tradition patriarcale –, il faut en substituer ou en ajouter une qui privilégie l’être dans sa singularité et le respect entre êtres différents.
Une culture au féminin existe-t-elle ou est-elle à inventer ?
Les femmes possèdent déjà un langage spécifique, comme en témoignent les très nombreuses analyses de corpus linguistiques mixtes que j’ai effectuées moi-même ou coordonnées, notamment dans Sexes et genres à travers les langues [Grasset, 1990]. Y apparaissent nettement des spécificités sexuées dans l’usage de la syntaxe mais également dans le rapport que nous entretenons à l’espace et au temps. Il est nécessaire que nos systèmes éducatifs et nos normes socioculturelles les reconnaissent et les promeuvent comme un moyen de coordination et non de subordination entre les citoyens différemment sexués.
Comment s’articule la différence sexuée avec les autres différences ?
Comme l’explique Simondon, les autres différences relèvent d’une individualisation plus superficielle que notre individuation qui, elle, est plus universelle, originelle et fondamentale. Le caractère universel de la différence sexuée (et ce, même si cet universel est au moins deux) permet la coexistence entre les autres différences, qui souvent en découlent d’ailleurs. Ainsi, certains ethnologues ont montré comment une société se structure à partir de liens de parenté ou d’alliance entre les sexes.
Notre époque est alternativement qualifiée d’individualiste ou de communautariste. Pourquoi ?
Les deux tendances témoignent de problèmes irrésolus dans le rapport à l’autre. Celui-ci est encore trop souvent envisagé, comme à la fin du XIXe siècle, par comparaison avec un sujet unique servant de norme : l’enfant, le fou, l’étranger, etc. Il n’y a, dans ce cas, ni rapport à l’autre comme autre, ni réciprocité possible. La différence dont je parle n’a rien de comparatif ni de hiérarchique. Or la femme a été, et est encore trop souvent, définie comme une sorte de négatif par rapport à l’homme. La logique binaire qui domine notre manière de penser nous amène à confondre différence et opposition.
L’un de vos derniers ouvrages traite du « partage » du monde. Que voulez-vous dire ?
Certains groupes de femmes ont soutenu que le « séparatisme » était nécessaire comme stratégie de lutte. Nul doute qu’il n’est pas facile pour les femmes de faire entendre ce qui correspond à leur monde. Il me semble pourtant important que femmes et hommes apprennent à prendre part à un monde commun qui tienne compte de leurs différences, sans assujettissement des uns aux autres. Ce monde est encore à inventer. Il suppose que l’homme et la femme assument leur partialité et comprennent la nécessité et la fécondité d’un partage avec l’autre genre, aux niveaux de la procréation naturelle mais aussi de l’engendrement d’une communauté. La différence sexuée est celle qui peut assurer le lien entre l’appartenance naturelle et l’appartenance culturelle. Ce monde encore à construire représente la chance d’un futur vivable et partageable à la fois entre tous les humains et entre tous les êtres vivants. Bâtir un tel monde se fait en effet à partir de la vie, une vie qui n’appartient à aucun vivant mais qui ne se développe que par le partage entre tous les vivants.
Le « à » de J’aime à toi vise-t-il à maintenir la différence dans l’amour ?
Ce « à » vise à empêcher la réduction de l’autre à un objet. L’étreinte sexuelle donne lieu à un toucher entre tissus muqueux, à une communion au plus intime de la chair. Celle-ci ne peut advenir que si chacun se dessaisit du repli sur soi tout en préservant sa différence. Pas plus que la conception de l’enfant, l’union amoureuse ne peut se produire sans une différence étrangère à toute appropriation par l’un ou l’autre. Elle existe comme une œuvre que les partenaires amoureux créent ensemble sans pouvoir la posséder. Cela est bien loin de l’idée que Freud lui-même se fait de l’orgasme. Il ne s’agit pas pour autant d’une utopie ou d’un rêve d’adolescente. La pratique du yoga ainsi que les écrits tantriques relatifs à une culture de l’énergie prouvent qu’une telle union amoureuse est possible.
Redonner de l’énergie, est-ce le sens de votre œuvre ?
Surmonter le nihilisme exige, selon moi, une culture de notre énergie naturelle. Celle-ci a été suspendue pendant des siècles à des idéaux suprasensibles auxquels Nietzsche nous invite à renoncer. Mais abandonner cette énergie au pouvoir de la technique n’est pas moins nihiliste. Or n’est-ce pas la technique qui gouverne désormais le monde, au point qu’elle en empêche la gestion démocratique, selon Heidegger ? Comment reconnaître le mérite de certaines technologies sans en devenir dépendants ? N’est-ce pas en cultivant le potentiel de notre propre énergie, dont le désir sexué représente une grande part ? Disposer d’énergie permet d’espérer. La partager rend possible de construire ensemble un autre monde. Paraphrasant une parole d’Abraham Lincoln, je dirais que le moyen de croire en un futur, c’est de le créer nous-mêmes.
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