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lundi 3 mai 2021

Affaire Sarah Halimi : « La question du discernement n’est pas une question clinique, mais philosophique et morale »

Propos recueillis par   Publié le 2 mai 2021

La confirmation de la Cour de cassation de l’irresponsabilité pénale du meurtrier de cette femme a relancé la controverse sur cette notion, dont la sociologue Caroline Protais retrace l’évolution dans un entretien au « Monde ».

Rassemblement pour demander le jugement de Kobili Traoré, le meurtrier de Sarah Halimi, déclaré irresponsable pénalement, le 25 avril à Paris.

La sociologue Caroline Protais est chercheuse associée au Cermes3 (CNRS-Inserm-EHESS) et autrice de Sous l’emprise de la folie ? L’expertise judiciaire face à la maladie mentale (1950-2009) (EHESS, 2016). Si les experts ont longtemps considéré l’irresponsabilité pénale comme automatique en cas de « démence », rappelle la spécialiste des liens entre la justice et le monde de la santé mentale, les non-lieux pour irresponsabilité pénale sont de plus en plus rares. Après la décision de la Cour de cassation dans l’affaire Sarah Halimi, qui a confirmé, mercredi 14 avril, que le discernement du meurtrier était « aboli » au moment des faits, elle a répondu aux questions du Monde.

A quand le principe d’irresponsabilité pénale remonte-t-il ?

La folie comme cause d’irresponsabilité est un principe humaniste qui date de l’origine de nos sociétés. On en trouve des traces dans le code babylonien d’Hammourabi (environ 1760 av. J.-C.), qui reconnaissait la folie comme un état venant abolir le libre arbitre. On le retrouve ensuite chez Platon (IVe-IIIe siècles av. J.-C.), puis dans l’Evangile selon Luc, « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Cette conception persiste de l’Antiquité jusqu’à la période moderne. L’article 64 du code pénal de 1810 énonce que la « démence » est une cause d’annulation de l’infraction. C’était tout ou rien. Et il y a eu, dès le début, des critiques au motif qu’il existe un ensemble d’états intermédiaires entre la responsabilité entière et l’irresponsabilité totale. A partir des années 1970, le code pénal entre en révision et la question est : comment rendre compte de cette responsabilité atténuée ?

Est-ce ainsi qu’est né l’article 122.1, qui introduit la notion d’altération du discernement ?

Oui, cet article énonce l’idée que la personne n’est pas pénalement responsable si elle était atteinte d’un trouble psychique ou neuropsychique qui a aboli son discernement ou le contrôle de ses actes au moment de l’infraction. Mais elle demeure punissable si ceux-ci étaient seulement altérés. Aujourd’hui, ce qui divise les experts psychiatres est beaucoup moins l’existence du trouble psychique que la question de savoir s’il a aboli – ou altéré – le discernement et le contrôle des actes. Or, la question du discernement n’est pas une question clinique, c’est une question philosophique et morale. L’expert psychiatre appréhende aussi les choses avec ses valeurs.

Comment l’esprit de cette loi a-t-il été interprété à travers les époques ?

L’approche des experts a énormément changé depuis les années 1950. Il y a plus de soixante-dix ans, l’irresponsabilité pénale était peu remise en cause. Le raisonnement était simple : on met en évidence une psychose, la personne n’est pas considérée comme libre, elle n’est pas responsable de ses actes. Dans les années 1960, une mouvance de psychiatres dits « désaliénistes » considérait que l’irresponsabilité pénale était inhumaine et aliénante pour les patients. D’orientation psychanalytique, certains estimaient que le rappel de la loi était un préalable thérapeutique incontournable pour ces patients, et que la décision d’irresponsabilité était délétère à un niveau éthique et clinique.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

C’est intéressant de voir qu’aujourd’hui les experts qui restreignent le champ de l’irresponsabilité ont un tout autre profil. Ce sont ceux qui vont se référer aux grandes classifications psychiatriques internationales type DSM [Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux] et vont décortiquer la psychose décompensée [rupture de l’équilibre psychique] en différents symptômes, ce qui va remettre en cause l’application de l’irresponsabilité dans un nombre important de cas pourtant graves. La conception actuelle est que la maladie mentale ne détermine pas complètement la personne, et que, dans une majorité de cas, elle conserve une part de libre arbitre. Il s’agit d’un tout autre paradigme psychiatrique. La conséquence directe de cette évolution, c’est qu’il y a beaucoup moins de décisions d’irresponsabilité pour raison psychiatrique.

Cette évolution n’est-elle pas aussi le fruit d’une meilleure connaissance de la maladie mentale ?

En effet, les psychiatres ont pris acte du fait qu’on n’est ni totalement fou, ni fou tout le temps. L’analyse clinique s’est affinée, mais, au niveau de l’expertise, cela pose un questionnement éthique. Quand on entre dans ce genre de débat médico-légal, ne perd-on pas de vue le principe humaniste à la base de l’irresponsabilité pénale ? Des personnes avec des troubles psychiques graves sont placées en prison, et les experts psychiatres ne sont pas les seuls impliqués dans cette décision. Or, les travaux montrent que la prison ne soigne pas la psychose, et peut même l’aggraver.

L’évolution de l’hôpital psychiatrique a-t-elle eu un impact sur les avis des experts ?

Après la seconde guerre mondiale, les hôpitaux psychiatriquesétaient comparés à des camps de concentration. Dans les années 1960, des psychiatres qui souhaitaient humaniser l’hôpital s’indignaient contre le statut d’irresponsabilité, qui donnait lieu bien souvent à une hospitalisation très longue. Il y a eu alors une ouverture de l’hôpital, avec toute une gamme de soins ambulatoires, qui a permis de restreindre les hospitalisations aux phases aiguës. Mais vers la fin des années 1970, cette ouverture a questionné le devenir des malades qui réitèrent après avoir été jugés irresponsables. Que faire de ces personnes ? Certains psychiatres ont considéré qu’à un moment ils devaient « rencontrer la loi » et être estimés responsables. Ces durées d’hospitalisation limitées posaient également le problème des patients dangereux et pour lesquels les perspectives thérapeutiques paraissaient réduites.

Comment la drogue s’articule-t-elle au principe d’irresponsabilité ?

Il y a deux cas de figure qui n’ont absolument rien à voir à mon sens. Le premier implique une personne qui consomme un produit qui la met dans un état second (mais qui n’a rien à voir avec un état délirant) et l’a conduite à commettre une infraction. Une grande proportion de crimes sont commis sous l’influence de l’alcool. Les personnes sont jugées responsables de leurs actes et la consommation est considérée comme une circonstance aggravante, comme dans le cas du viol, par exemple.

« Les délires s’appuient sur des idées inscrites dans leur temps. Quand vous évoluez dans un contexte de radicalisation, d’antisémitisme, cela peut constituer les soubassements d’un délire »

Le second cas touche à la consommation de produits chez un individu présentant un état psychiatrique aigu au moment des faits, et qui va commettre une infraction. La première situation concerne avant tout les juges, la seconde pose une question clinique et implique les psychiatres. Dans le débat public, tout s’entremêle de façon très délétère. Or, ces deux cas n’ont pas du tout été traités de la même manière par la jurisprudence. Ainsi, dans les années 1950, un malade mental qui prend de la drogue et commet un crime était quasiment à chaque fois estimé irresponsable.

L’état de folie primait sur la consommation. Depuis une trentaine d’années, on voit monter des opinions d’experts qui considèrent que, si la personne présentait une crise psychiatrique aiguë au moment des faits, et qu’elle avait consommé du cannabis en sachant que cela pouvait produire un état délirant, elle restait responsable. On retrouve ici la tendance à la responsabilisation des malades mentaux.

Comment expliquer alors les conclusions des experts dans l’affaire Halimi ?

Il y a deux désaccords entre les experts. Clinique d’abord : certains pensent que l’état délirant de Kobili Traoré, meurtrier de Sarah Halimi, en 2017, était temporaire et directement lié au cannabis. Pour résumer, il ne serait pas vraiment malade, ce qui ouvre la voie à ce qu’il puisse être reconnu comme responsable. D’autres considèrent qu’il était atteint d’une schizophrénie, révélée, entre autres, par le cannabis. Il arrive que la schizophrénie soit déclarée par un crime.

Le meurtre de Sarah Halimi pourrait être pour ces experts un acte d’entrée dans la schizophrénie. Ensuite, les experts ne sont pas d’accord sur le statut de la consommation : certains pensent qu’il était responsable de sa prise de cannabis, là où d’autres estiment que sa consommation s’inscrit dans sa maladie et que cet élément ne peut être retenu contre lui. La Cour de cassation a conclu dans ce sens : elle a reconnu qu’il existait une psychose délirante aiguë. Que cet état soit inscrit ou non dans une schizophrénie ou qu’il soit lié ou non à une prise de cannabis, peu importe : il y avait de toute façon une abolition du discernement au moment des faits. Elle a considéré qu’en l’état actuel du droit l’état de folie au moment des faits primait.

Le caractère antisémite reconnu par l’instruction, qui peut laisser supposer une forme de préméditation, est-il contradictoire avec l’irresponsabilité ?

Les psychoses ne sont pas incompatibles avec la préméditation. Les paranoïaques ont des délires très logiques, planifient leur crime et pourtant, ils sont malades.

La psychose peut s’exprimer de manière très différente : il y a des délires dissociés où la personne est peu cohérente et, à l’inverse, des délires très logiques, des délires avec des idées paranoïaques, mystiques, d’autres qui prennent comme base des idées antisémites… Les délires s’appuient sur des idées inscrites dans leur temps. Quand vous évoluez dans un contexte de radicalisation, d’antisémitisme ou d’idées sectaires, cela peut constituer les soubassements d’un délire.

Que pensez-vous de l’idée avancée par Emmanuel Macron de revenir sur la formulation de la loi ?

C’est une tendance amorcée par Nicolas Sarkozy, avec le cas Romain Dupuy [auteur, en 2004, à l’hôpital de Pau, du double meurtre d’une aide-soignante et d’une infirmière, pour lequel il a été déclaré irresponsable pénalement en 2007]. L’ancien chef de l’Etat revendiquait la nécessité d’un procès pour aider les victimes à « faire leur deuil ».

On peut observer que, à chaque fois que les politiques prennent position, c’est toujours pour prôner moins d’irresponsabilité et contester l’autonomie de la justice, alors que, dans l’affaire Halimi, et dans beaucoup d’autres, les rapports sont brillants d’érudition, de connaissance du droit et de ses fondements. Le droit repose sur deux éléments essentiels : le fait de pouvoir faire un lien entre une personne et une infraction, le fait que la personne ait réalisé l’infraction de manière libre et consciente. L’irresponsabilité pénale pour la folie est un principe humaniste fondamental de notre droit, et il est déjà largement bafoué dans la pratique. Voulons-nous désormais être dans une société qui juge et envoie en prison des personnes qui ne sont pas responsables de leur folie ?


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