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jeudi 6 mai 2021

« C’est beaucoup plus anxiogène que de rendre une copie » : la peur de l’oral, une angoisse française

Par    Publié le 5 mai 2021

En France, l’aisance et la capacité à se sentir légitime pour s’exprimer à l’oral restent fortement marquées par le capital social et culturel.

Avant d’écrire cette première phrase, on a réfléchi, pris le temps de rêver, tapé trois mots et tout recommencé. Mais s’il avait fallu la dire à l’oral, d’une traite et en direct, face à vous, lecteurs devenus spectateurs, peut-être aurait-on euhhh… rougi, bafouillé, gesticulé, hmm… euhhh… perdu nos moyens. Confrontée à l’impossibilité de rembobiner. « Prendre la parole en public, c’est beaucoup plus anxiogène que rendre une copie, admet l’avocat Bertrand Périer, spécialiste de l’éloquence et auteur notamment de La parole est un sport de combat (JC Lattès, 2017). Quand on parle, on est jugé sur sa personnalité : c’est bien plus intrusif et engageant. Ça se passe ici et maintenant, alors qu’à l’écrit, le jugement se fait en différé. »

Sélection et distinction

Pour nombre de jeunes qui ont témoigné pour Le Monde,l’exercice est presque un supplice. « Stressant » à tous les coups, « paralysant », selon le contexte, parfois même « handicapant ». Et pourtant, l’oral ponctue inévitablement de multiples étapes de la vie étudiante et professionnelle : exposé en classe, examen devant un jury, concours d’entrée dans une école, entretien de stage ou d’embauche, réunion avec la hiérarchie… La prise de parole représente, de plus en plus, un enjeu important de sélection et de distinction. Les concours d’éloquence s’invitent désormais jusque sur les plateaux télé – en témoigne l’émission « Le Grand Oral », diffusée sur France 2 avec, parmi le jury, Oxmo Puccino en 2019 ou Eric Dupond-Moretti en 2020.

Le basculement d’une partie de ces interventions en visio change-t-il quelque chose ? Certains jeunes y voient une manière de s’exercer de manière plus sereine – à l’abri des regards qui repèrent le rouge aux joues ou les mains qui tremblent. Pour d’autres, le « distanciel » a renforcé cette impression de « parler seul dans le vide », alors que l’oralité reste un art de l’altérité. Jérémy Florent, 25 ans, qui avait pris goût aux concours d’éloquence de son université à Créteil, déplore son obsession nouvelle lorsqu’il doit s’exprimer pendant un cours : « Je me regarde dans le retour caméra et je suis à la fois l’examiné et l’examinateur. Après la page blanche, j’ai le syndrome de l’écran noir. »

« J’ai des fourmis partout dans le corps, je perds la notion du temps et de l’espace, la tête me tourne… c’est incontrôlable et je suis vite pénalisée », Laurie-Anne, étudiante

Pour sa part, Laurie-Anne a testé toutes sortes de « remèdes » pour réussir à poursuivre ses études malgré sa peur de parler en public. De l’hypnose aux séances avec des psychologues et autres magnétiseurs, elle n’a jamais trouvé de solution miracle contre son angoisse. Etudiante en master management du sport, cette Angevine de 21 ans souffre de crises de spasmophilie dès lors qu’elle doit passer un oral. « J’ai des fourmis partout dans le corps, je perds la notion du temps et de l’espace, la tête me tourne… c’est incontrôlable et je suis vite pénalisée », regrette-elle.

La dernière fois, il a fallu appeler les pompiers. Laurie-Anne devait faire une présentation de groupe devant une centaine de personnes dans un amphi : « J’ai juste levé la tête, je me suis sentie mal et je suis sortie. J’ai eu zéro. Le prof a dit que je n’avais pas ma place à l’université ! » Après cet épisode, l’administration a demandé à l’étudiante de rencontrer un médecin pour être diagnostiquée « élève handicapée » et obtenir un aménagement d’épreuves. « C’est blessant, surtout quand cela correspond à un gros manque de confiance en soi », souffle la jeune femme, qui raconte avoir été victime de harcèlement scolaire au collège.

Un marqueur social fort

Bien sûr, tous les jeunes ne sont pas phobiques comme Laurie-Anne. « Il ne faut pas confondre l’anxiété – une émotion – avec la phobie, d’ordre pathologique, car disproportionnée et accompagnée de symptômes », rappelle le psychiatre Nicolas Neveux, qui pratique les thérapies cognitivo-comportementales (TCC). La peur panique de parler en public porte un nom : la glossophobie. « On va avoir des pensées automatiques : je suis nul, je ne vais pas y arriver, les gens vont se moquer… Des symptômes corporels : sueur, tremblements, sensation de chaud-froid, etc. Ou comportementaux : se faire porter pâle le jour d’un exposé, refuser une promotion afin d’éviter la situation… », détaille le médecin.

Mais, pour apprivoiser son trac – normal tant qu’il ne devient pas paralysant –, il faut pouvoir s’entraîner et répéter l’exercice autant que possible. « La parole fait peur parce qu’elle est rare, souligne Bertrand Périer. Pas étonnant qu’elle soit chargée d’enjeux si elle n’intervient qu’une fois par an. La clé, c’est de la rendre fréquente, banale. » Josua Lutz, étudiant en master de psychologie à l’université de Strasbourg, prépare ainsi ses intonations seul à la maison : « A force, la peur s’adoucit et devient un compagnon plus qu’un ennemi », reconnaît-il.

« Dis-moi comment tu parles et je te dirai qui tu es. Cela peut paraître cruel mais c’est ainsi », Bertrand Périer, avocat

Sauf qu’à entendre des jeunes de 18 à 30 ans, rares sont ceux à qui l’on a transmis cette compétence de l’oral à l’école. « Ils arrivent dans le monde du travail avec une mauvaise formation sur ce plan, observe Perrine Hanrot, coach et formatrice en prise de parole, après une première vie de chanteuse lyrique. On leur a fait faire des récitations de textes appris par cœur et des exposés où l’on regarde ses pieds, sans indication pour défendre un point de vue ou éviter d’être ennuyeux. » 

Un « retard historique » à combler, selon Cyril Delhay, principal artisan du grand oral qui fait son entrée parmi les épreuves du bac version 2021. « Jusqu’à présent, la prise de parole n’était pas enseignée à l’école française, confirme le professeur d’art oratoire à Sciences Po. Il était temps que le service public s’en empare : si l’école n’apprenait pas à nager à tous, ceux qui sauraient le faire seraient seulement ceux qui l’ont appris en famille, en vacances. » 

Car là est bien le nœud du problème : l’oral reste un marqueur social fort. L’accent, le vocabulaire, la gestuelle… « Dis-moi comment tu parles et je te dirai qui tu es. Cela peut paraître cruel mais c’est ainsi », déplore Bertrand Périer, qui voit néanmoins dans l’exercice, à l’instar de Cyril Delhay, un « formidable facteur d’égalité des chances »Il faudrait pour cela, selon ce dernier, enseigner « l’alphabet du discours » à tous les élèves : la posture, la respiration, la voix, la gestion du stress, le rapport à l’auditoire, etc. Une fois ces fondamentaux transmis, tout le monde aurait, très vite, la maîtrise de la prise de parole en public. Simple comme bonjour.

La mer à boire

Pour Mohammed, c’est plutôt la mer à boire. « A chaque fois, mon cerveau se met en totale panique, j’ai le cœur qui bat à 3 000, raconte le contrôleur de gestion débutant. C’est quelque chose qu’on peut apprivoiser mais dont on ne se débarrasse jamais. » A 24 ans, ce diplômé d’une école de commerce éprouve ce qu’il identifie comme un syndrome de l’imposteur : « Je viens d’un milieu modeste, j’ai grandi dans un HLM. Ce n’est pas forcément ma place d’évoluer dans un monde de cadres blancs de plus de 40 ans… » Fils d’immigrés guinées – ses parents, aides-soignants, sont devenus infirmiers –, Mohammed trimballe « une espèce de complexe » : « J’ai l’impression que les autres sont nés avec une aisance orale naturelle alors que moi, pas du tout ».

« Certains enfants ont assimilé un tas de choses que les autres ne découvrent qu’à l’école. C’est toute une question de longueur d’avance », Bernard Lahire, sociologue

Pour qualifier cette aisance « naturelle » à l’oral, le sociologue Bernard Lahire n’hésite pas à parler de « délit d’initié ». « Certains enfants ont assimilé un tas de choses que les autres ne découvrent qu’à l’école. C’est toute une question de longueur d’avance », fait valoir ce professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, lui-même issu d’un milieu ouvrier. En pilotant l’ouvrage collectif Enfances de classe (Seuil, 2019), Bernard Lahire a noté des effets d’imitation et d’identification à des parents qui utilisent la parole dans leur univers professionnel. Ainsi, une enfant de cinq ans dont la mère avocate évoque ses plaidoiries à la maison a déjà acquis cet « horizon naturel » – en plus d’intégrer très tôt le bagage technique et linguistique nécessaire. Savoir raconter une histoire, distinguer le vrai du faux ou même comprendre l’ironie : le capital culturel permet un « façonnage permanent » des manières de parler et d’argumenter.

A l’inverse, ceux qui ont intériorisé les limites de leurs parents ont plus de mal à « s’autoriser à aller au-delà »selon le sociologue. « Les chiens ne font pas des chats », oseainsi Pauline, dont la mère n’a jamais aimé prendre la parole en réunion. « Aller au théâtre, ce n’est pas non plus dans l’ADN de la famille », ajoute-elle. En master en alternance chez BNP Paribas, elle tente, à 25 ans, de dompter les bouffées de chaleur qui lui montent au visage. « Je rougis dès que je commence à parler. C’est un cercle vicieux parce que je sais que les gens le voient et ça me déstabilise encore plus. »

Avec ses deux parents professeurs, Romane, 19 ans, sait qu’elle a eu plus de chance. En première année à Sciences Po sur le campus de Dijon, elle raconte avoir toujours récité ses leçons à la maison : « Ils m’ont appris des trucs : parler lentement, articuler chaque syllabe, ne pas bouger dans tous les sens… » Au bac, Romane a eu 20/20 à l’oral de français, et 20/20 à l’épreuve de travaux personnels encadrés (TPE). Malgré le stress qu’elle essaie de cacher – « J’essaie d’avoir une voix ferme et assurée », dit-elle –, la jeune femme prend même du « plaisir » à parler devant un auditoire.

Inhibition et autocensure

Etre à l’aise pour s’exprimer en public nécessite confiance et estime de soi, voire une certaine capacité à bluffer. Puisqu’il met le corps en jeu, « l’oral est sans doute le lieu le plus violent pour les enfants de milieu populaire », selon Bernard Lahire : souvent regardée sous l’angle psychologique, la timidité serait d’abord sociale. Comme Pierre Bourdieu l’a observé dans Ce que parler veut dire,l’ouvrier se sent « dans ses petits souliers » face au grand patron, pétrifié, alors qu’il avait tant à lui dire.

C’est d’ailleurs face à « des profs qui pesaient » – pendant ses khôlles (interrogations orales) en classe préparatoire – que France Rivoal a vu monter la panique. « Dans ma tête, c’était la honte de dire des bêtises devant eux », se souvient-elle. Comme tous les étudiants interrogés, France soulève une coriace question de légitimité au moment d’exprimer un point de vue. « On a habitué les jeunes à ne prendre la parole que pour être noté par quelqu’un de plus compétent, relève Perrine Hanrot. Face à un prof ou un supérieur hiérarchique, ils ont mille raisons d’avoir peur : peur de la note, de l’échec, du jugement… » 

Dans une angoisse de performance à la française, inhibition et autocensure coupent l’herbe sous le pied des apprentis orateurs. « Si vous mettez le premier barreau de l’échelle à 3 mètres de haut, vous n’arriverez jamais à monter !, s’agace Bertrand Périer. Tout le monde n’a pas vocation à être un immense tribun : on peut juste avoir une jolie parole, claire et convaincante, pour partager ses idées. C’est ça aussi, le sel de la vie. »


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