par Thibaut Sardier publié le 19 mars 2021
Dans une vaste enquête historique, le chercheur autrichien soutient que la réduction massive des privilèges ne peut se produire que dans des périodes extrêmes : guerre de masse, révolution, faillite de l’Etat ou pandémie. Faudra-t-il se résoudre à choisir entre la paix et l’égalité ?
C’est un constat qui fait mal : sans violence, pas de réduction franche et durable des inégalités. On a évidemment du mal à y croire, tant nous baignons dans les plans de relance, les mesures sociales et (parfois) les politiques fiscales qui nous promettent de limiter les écarts de revenus. Pourtant, Walter Scheidel persiste et signe. Dans son enquête Une histoire des inégalités. De l’âge de pierre au XXIe siècle (Actes Sud), le professeur à l’université de Stanford a observé les disparités économiques dans des sociétés du monde entier tout au long de l’histoire. Pour cela, il a concentré son attention sur deux indicateurs : le coefficient de Gini, un indice de référence qui mesure l’écart par rapport à une situation d’égalité parfaite ; et la part de capital détenue par les 10% (et parfois les 1%) les plus riches. Bien sûr, pas facile de savoir précisément quels écarts de patrimoines séparent l’élite de l’empire romain ou celle de l’Egypte mamelouke du reste de la population. Mais d’estimations en données fiables, il montre que seuls des bouleversements majeurs à haut niveau de violence sont susceptibles de mieux répartir les richesses. Autrement dit, pas de réduction des inégalités sans ceux qu’il appelle les «quatre cavaliers de l’apocalypse» : la guerre de masse, la révolution, la faillite de l’Etat et… la pandémie.
Considérez-vous que l’actuelle pandémie est une manifestation du quatrième cavalier de l’apocalypse ?
Je ne le pense pas, notamment pour des raisons démographiques. Dans le passé, les grandes épidémies entraînaient une forte mortalité qui s’avère toujours propice à la réduction des inégalités. Le patrimoine des classes populaires se morcelle moins d’une génération à l’autre ; la force de travail devient plus rare, et elle est donc mieux payée, etc. Avec le Covid, il y aura cette fois-ci –et c’est heureux– proportionnellement moins de victimes, donc peu d’effets de ce type.
Nous savons aussi aujourd’hui mieux gérer les crises et maintenir une forme de statu quo social, politique et économique : les milliards d’euros et de dollars dépensés pour éviter une dépression économique majeure, les nouvelles technologies qui permettent de poursuivre le travail dans de nombreux secteurs, la science qui avance vite sur les vaccins et les traitements… Plus la stabilité est assurée, moins des bouleversements susceptibles de réduire les inégalités ont des chances de se produire. En fait, il se pourrait même que l’on ait un peu plus d’inégalités après la crise, car les personnes les plus aisées sont aussi les mieux protégées sur le plan sanitaire comme économique –celles qui peuvent télétravailler, qui ont une meilleure protection sociale, etc.– alors que les plus pauvres ne le sont pas.
L’effet de la crise sur les inégalités sera donc faible ?
Il y a une seconde hypothèse. Si la crise n’est pas aussi facilement gérée qu’on peut l’espérer aujourd’hui, si l’économie est plus endommagée que prévu, alors cela affectera les systèmes politiques, qui seront contraints de prendre des mesures de réduction des inégalités afin de limiter l’ampleur des mouvements de contestation sociale susceptibles de naître de la crise. Je ne pense pas que cela arrivera, mais c’est une possibilité.
Jusqu’à activer d’autres cavaliers de l’apocalypse, comme l’effondrement de l’Etat ou certaines révolutions ?
Ce n’est pas impossible, puisque certains Etats sont faibles, notamment en Afrique subsaharienne ou au Moyen-Orient. Ce risque vaut pour la pandémie, mais aussi pour le changement climatique et la destruction des écosystèmes qui pourraient entraîner des guerres, des mouvements révolutionnaires, des effondrements d’Etats, comme on a pu le voir en Syrie et au Yémen ces dernières années. Il y a donc un potentiel dans les décennies à venir pour que cela se produise et que ces chocs réduisent les inégalités. Mais sans doute pas en Occident où les Etats restent solides.
Votre enquête historique remonte au Néolithique. L’actuel creusement des inégalités répond-il aux mêmes logiques qu’à l’époque ?
Si l’on s’en tient aux fondamentaux, oui. Et justement, le fait d’étudier les inégalités à des époques et dans des territoires variés montre que les mêmes schémas se reproduisent. Lorsqu’apparaissent les systèmes de production agricole avec la mise en place de l’agriculture et de l’élevage, on observe une appropriation de la terre, la constitution de droits de propriété et de succession. Alors, vous évoluez inévitablement vers une société marquée par des inégalités. Les structures du pouvoir politique –rappelons que les premiers Etats naissent au Néolithique– tendent souvent à renforcer ces disparités sur le temps long. Seuls les chocs violents que constituent les quatre cavaliers de l’apocalypse sont susceptibles de s’opposer à l’ancrage de plus en plus fort des inégalités.
Comment la violence participe-t-elle à la réduction des inégalités ?
Elle catalyse les forces égalisatrices de la société. Prenez les deux guerres mondiales. Quelle est la situation avant leur déclenchement ? Bismarck a posé les bases de l’Etat providence, les syndicats et les partis ouvriers se sont structurés et obtiennent des succès en matière sociale. Mais leur poids dans la réduction des inégalités reste faible. Le choc des guerres change la donne : la conscription, les besoins de main-d’œuvre, les destructions, rendent nécessaires des mesures redistributives et égalisatrices en réponse à l’effort fourni par la société ; dans le même temps, les partis ouvriers et les syndicats voient leur rôle et leur influence renforcés ; inversement, les plus riches voient leur patrimoine diminuer et sont mis à contribution par la fiscalité… Sans ces chocs violents, l’effet sur les inégalités aurait été considérablement plus limité, et n’aurait pas duré tout au long des années 50, 60, voire 70.
Si on prend l’exemple russe, faut-il distinguer les trois moments de violence qui s’enchaînent : Première Guerre mondiale, révolution de 1917, totalitarisme stalinien ?
Du point de vue de l’analyse des inégalités, il faut surtout voir les continuités. La révolution aurait sans doute échoué sans les bouleversements de la guerre. Elle a permis d’installer un système économique qui a maintenu une forme d’égalité jusqu’à l’effondrement de l’URSS. Cela est d’autant plus net a posteriori, puisqu’on a vu les disparités exploser la fin de l’époque soviétique. Evidemment, cela n’est pas sans poser problème : dans un système né dans la violence, et où la violence est structurelle, celle-ci peut aussi être utilisée contre ceux qui soutiennent le régime ou bénéficient de cette réduction des inégalités. C’est bien sûr ce qui s’est produit en URSS, mais aussi en Chine.
Vous évoquez de nombreuses situations de creusement des inégalités dans un contexte de croissance démographique. Une population qui augmente, c’est forcément une population avec plus de disparités ?
Dans de nombreuses sociétés agraires, la croissance démographique fait augmenter la main-d’œuvre et réduit la quantité moyenne de terres disponibles par habitant. Et dans la mesure où les plus riches possèdent la terre et les autres formes de capital, les travailleurs doivent vendre leur force de travail à un prix qui tend à baisser.
L’actuelle croissance de la population vous inquiète-t-elle ?
Aujourd’hui, je dirais que le nombre d’habitants ne pose pas de problème en tant que tel. L’élément déterminant est surtout la stabilité du système dans lequel se trouve la population. Dans les années 80, quand la Chine a libéralisé son système économique, on a vu d’un coup des centaines de millions de personnes s’intégrer à l’économie globalisée. Le problème ici n’était pas la croissance démographique, mais plutôt l’augmentation du nombre de travailleurs dans le système économique mondial. Cela a eu un effet sur les travailleurs mieux payés des pays riches, qui ont subi une pression à la baisse de leur salaire ou le chômage du fait des délocalisations, ce qui a augmenté les inégalités.
Une autre règle semble se détacher de vos analyses : plus un système politique et social vieillit, plus les inégalités augmentent.
Oui, car cette stabilité permet aux élites une bonne maîtrise des mécanismes de contrôle du pouvoir. Elles parviennent à surmonter de nombreuses instabilités et à transmettre leurs privilèges à la génération suivante. Cela entretient et renforce les inégalités. C’est pourquoi on observe un retour des inégalités depuis quelques décennies, après une période égalisatrice à la suite des guerres mondiales. Les bouleversements de la première moitié du XXe siècle se sont estompés. Nous avons acquis une plus grande stabilité, mais aussi une plus grande inégalité.
Pourtant, les contestations sont nombreuses, que l’on pense au mouvement Occupy, aux gilets jaunes, etc.
Ces mouvements ne changent rien, parce qu’ils ne sont pas si violents. Le mouvement des 99% aux Etats-Unis, les gilets jaunes en France, ou les mobilisations en Grèce après les mesures d’austérité de 2008 n’ont rien à voir avec une guerre civile ou une révolution. Il faut se souvenir qu’aujourd’hui, les gouvernements ont aussi beaucoup plus de moyens, que ce soit avec la police ou les technologies de surveillance, pour garder le contrôle de la situation. Cela complique la possibilité pour des mouvements vraiment transformateurs d’émerger, notamment dans les pays riches. Il faut aussi ajouter d’autres facteurs, comme le vieillissement de la population des pays riches, qui contribue à diminuer le potentiel de violence.
Il nous faut donc choisir entre paix et égalité ?
S’il fallait s’en tenir à une phrase, je crois que c’est ce que je dirais ! Mais nous pouvons aussi refuser l’alternative. Et dans ce cas, il va nous falloir inventer des moyens non violents et efficaces de réduire les inégalités. Ce n’est pas impossible, mais l’histoire ne nous aide pas à le faire. Il va nous falloir être bien plus créatif que nous ne le sommes, car c’est une tâche beaucoup plus difficile que ce qu’on aime parfois à penser. Mais cela ne veut pas dire que nous ne devrions pas essayer.
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