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jeudi 18 mars 2021

Télétravail Depuis un an, nos vies «ZOOMifiées»

par Fabien Benoît  publié le 17 mars 2021

Depuis la pandémie, l’application star de visioconférence a colonisé le monde du travail et nos têtes. L’outil impose discipline et surveillance, engendre une grande fatigue et encourage toujours plus de rentabilité. Comment échapper à la «zoomification» de nos existences ?

«Déglingué», «le cerveau épuisé», tels sont les mots qui viennent à l’esprit de Jean-Baptiste, 37 ans, après une journée de travail. «Je démarre le matin, il fait nuit, et quand je m’arrête, il fait nuit, j’ai l’impression d’avoir passé la journée dans un tube. C’est un tunnel ininterrompu de visio», explique le jeune homme, producteur de films documentaires à Lyon qui, depuis les débuts de la crise sanitaire, travaille chez lui et enchaîne les rendez-vous sur Zoom, l’application de visioconférence star, forte désormais de plus de 300 millions d’utilisateurs quotidiens et dont la valorisation boursière s’est envolée, passant d’un milliard de dollars début 2020 à plus de 100 milliards de dollars aujourd’hui. «Ce qui est à la fois terrible et fascinant, poursuit-il, c’est que l’outil est d’une efficacité redoutable, j’ai le sentiment d’être hyperproductif mais tout ce qui fait le sel de mon métier disparaît, le rapport humain, la rencontre, l’informel.»

«Zoom fatigue» et «Zoom Doom»

Un an après le premier confinement en France, les témoignages de ce type se multiplient et l’expression «Zoom fatigue» a fait son entrée dans le langage commun. Ses causes ont été peu à peu identifiées. Faute de signes corporels et non verbaux, de gestes ou de postures qui accompagnent habituellement la parole, l’attention demandée aux utilisateurs de Zoom ou d’autres solutions de visioconférences, telles Teams, Webex ou Jitsi, est décuplée. L’absence de synchronicité dans l’échange des regards est un autre problème. Pour donner l’impression à son interlocuteur de le regarder dans les yeux, il faut fixer sa caméra, ce qui interdit de facto d’observer ses réactions sur l’écran. On se contente donc la plupart du temps de regarder droit devant soi, un détournement du regard qui peut être interprété comme de l’inattention, de l’ennui voire de l’hostilité.

Le contact visuel, de plus, favoriserait la mémorisation, comme le rappelle une étude britannique menée par les psychologues Chris Fullwood et Gwyneth Doherty-Sneddon. Un contact rendu encore plus difficile par la présence de notre propre visage à l’écran. «Quand vous êtes en visioconférence, vous savez que tout le monde vous regarde. Vous êtes comme sur scène, ce qui provoque une pression sociale et l’impression que vous devez jouer», complète Marissa Shuffler, enseignante en psychologie à l’université américaine de Clemson, dans une interview à la BBC. On se regarde, on est regardé, on tente d’assurer nos interlocuteurs de notre écoute, on revient à nous – «ne suis-je pas trop avachi ?» ; «ai-je bonne mine ?» ; «quel profil me sied le mieux ?» –, on jette un coup d’œil à droite, à gauche, pour s’assurer que rien ne viendra interférer, pas d’enfant, de chat ou de conjoint à l’horizon, RAS tout va bien. Une gymnastique incessante qui n’a pas cours habituellement, nous met sous pression et nous épuise.

Si on l’ajoute à cela les décalages de son et d’image, de l’ordre de quelques secondes, et les bugs en tous genres − «tu m’entends ?» ; «je crois que ton image est gelée ?» − le cerveau est chahuté et mis à rude épreuve. Il l’est d’autant plus lorsque les réunions Zoom sont collectives et qu’il s’agit de prêter attention à une multitude d’utilisateurs, une grille de visages bien ordonnée, rationnelle, que d’aucuns comparent au cauchemar architectural de Le Corbusier. Les réunions Zoom sont également marquées par leur formalisme extrême. Impossible de rebondir véritablement sur les propos de ses collègues, au risque de basculer dans la cacophonie. Il faut attendre, patiemment, parfois longuement, son tour de parole. Un fonctionnement très codifié qui singe ce qu’est une véritable conversation et frustre les utilisateurs. «L’outil est clairement disciplinant», tente de résumer la philosophe Fanny Lederlin.

Une vision finalement quasi carcérale de la réunion, renforcée par le sentiment d’être reclus chez soi. Une «Zoom Doom», une condamnation à l’enfermement sur Zoom, faite d’attente, d’ennui et de résignation, dans un lieu tiers − ni vraiment chez soi ni vraiment au travail – qui renvoie aux hétérotopies, ces espaces en dehors de la société, chers à Michel Foucault.

De la réunionite à la «visionite»

Mais au-delà de l’exigence cognitive requise par les visioconférences, et des frustrations qu’elles entraînent, c’est aussi leur nombre et leur durée qui pèsent sur les travailleurs. C’est ce que confirme Delphine, qui œuvre dans une multinationale de l’énergie. «J’ai un boulot de coordination, je passe facilement plus de 50 % de mon temps en visioconférence, explique-t-elle. Et désormais, on nous invite même à participer à des «cafés Zoom» avec nos collègues, pour recréer de la convivialité. Nous sommes censés nous retrouver une demi-heure avant une réunion pour discuter de tout et de rien comme si nous étions à la machine à café.» Maxime, qui travaille, lui, pour une filiale de Nestlé, dit passer plus de 90 % de son temps en visio et ne plus parvenir à s’acquitter d’autres tâches. «Je suis pollué par l’outil», conclut-il, quand Jean-Baptiste songe, lui, à se ménager des moments «visio-free».

Dans les entreprises et les grandes organisations, la visioconférence a pu prendre les atours d’un nouvel instrument de contrôle et de surveillance des travailleurs, expression des angoisses des manageurs face au travail à distance. En avril, le magazine Fortunesignalait déjà que les salariés américains avaient passé 29 % de temps supplémentaires en réunion d’équipe et 24 % de temps en plus en réunions individuelles. «Il y a une inquiétude de la non-présence, un sentiment de perte de contrôle et, en conséquence, une injonction à la présence en ligne», pointe Samira Ibnelkaïd, chercheuse en sciences de l’information à l’ENS Lyon. Sylvain, la prime trentaine, professeur de sociologie dans une école de commerce, explique qu’il doit se connecter et pointer tous les matins sur la plateforme de télétravail de son employeur afin de l’assurer qu’il est là et bien à l’ouvrage. De nombreuses start-up, comme HubStaff, ont senti le coup venir et ont proposé, dès les débuts de la pandémie, des outils pour aller plus loin et «monitorer» l’activité des travailleurs à distance, analyser leurs mouvements de souris et frappes de clavier, les sites qu’ils visitent, ou bien encore prendre des captures d’écrans tout au long de la journée.

Corps numériques, corps éparpillés

Alors que le télétravail est devenu la règle pour bon nombre de cols blancs, il faut donc s’assurer coûte que coûte de la présence des corps distants. Mais cette logique ne vise finalement pas tant à contrôler les corps qu’à exercer un contrôle de l’attention, comme le rappelle l’anthropologue italienne Stefana Broadbent. «On veut la disponibilité totale des travailleurs, explique l’autrice de “l’Intimité au travail. La vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise” (FYP, 2011). Le lieu devenant contingent, le travail peut tout envahir. L’autre est censé être toujours disponible. Le corps devient secondaire.» Ainsi, renoue-t-on en un sens avec une des utopies fondatrices de l’informatique moderne et des réseaux, celle de devenir des êtres de pur esprit, libérés de leur enveloppe charnelle. «De la même manière que l’ouvrier des temps modernes se confondait avec sa machine, les conférences Zoom créent une sorte d’assimilation entre nos corps et l’intelligence artificielle, analyse Fanny Lederlin, autrice des “Dépossédés de l’open space. Une critique écologique du travail” (PUF, 2020). L’IA nous augmente, nous offre le don d’ubiquité, mais dans le même temps fait disparaître toute idée de matérialité.»

La question de la place du corps est centrale. Corps devenu synonyme de danger, tenu à distance, vissé à une chaise devant un écran − dans une posture qui n’a rien de naturel comme le rappelle Pascal Dibie dans son Ethnologie du bureau (Métailié, 2020) − où le corps est réduit à un visage, voire à un esprit. Samira Ibnelkaïd explore les questions d’identité et d’altérité par écrans interposés. Elle rappelle que les outils de communication ont de tout temps cherché à reproduire nos interactions en face-à-face en les simplifiant. «Avec Zoom, on postule que le plus proche d’une conversation réelle, c’est de voir les visages, signale-t-elle, mais c’est une caricature de notre communication quotidienne. On surjoue nos expressions faciales pour se faire comprendre, on a des visages démesurés, démultipliés, des corps statiques. Les plateformes numériques essaient de trouver des essences corporelles, comme avec le pouce de Facebook. Ce qui est rassemblé dans le corps, on le disperse dans tout plein d’outils, des chats, des émojis, de l’image.» Un corps déconstruit, dénaturé. Eparpillé façon puzzle.

Yves Citton, professeur de littérature et de média à Paris-8, et auteur de Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014), compare le fonctionnement de Zoom au détourage d’une photo. «Quand je vois un visage en visioconférence, il est isolé de son environnement, de son contexte, explique-t-il. Il n’y a plus d’avant et d’après réunions, il ne reste plus que sa fonction, la fonction de communication.» Et de convoquer dans le même élan le philosophe tchécoslovaque Vilém Flusser (1920-1991) et son concept de «fonctionnarisation». Dès lors qu’un système technique entre en piste et nous offre un service, il nous asservit à son fonctionnement faisant de nous des «fonctionnaires des appareils».

Une quête effrénée de la rentabilité

Sur Zoom, pas d’à-côtés, pas de discussions informelles, pas d’énergie collective, pas d’espaces de jeux au travail où se niche la créativité, où des idées peuvent jaillir. Les «micro-indisciplines»,selon l’expression de Fanny Lederlin, ces zones grises où l’on prend de la distance par rapport aux ordres, où on les interprète, s’en détourne, ne sont plus collectives mais individuelles, et n’ont plus la même intensité. «Que fait-on quand on s’ennuie sur Zoom ?pointe-t-elle. On reste devant son écran, on va sur les réseaux sociaux, on fait des achats en ligne et, ce faisant, on continue à produire de la donnée et à travailler, mais d’une autre manière.»

Autant dire que cette «zoomification» s’accorde à merveille avec une quête effrénée de rentabilité, d’optimisation et de quantification, voire d’uberisation des cols blancs.

«C’est une apothéose de la logique du calcul qui est la nôtre, pointe Fanny Lederlin. On n’a plus que du temps productif, du plein, des tâches. C’est sans doute bon pour l’économie mais ce n’est pas forcément bon pour les êtres humains.» Aujourd’hui déjà, de nombreuses entreprises, telles Headroom, s’attellent à mettre à profit les technologies de reconnaissance faciale et d’analyse comportementale automatisée pour mesurer l’attention des utilisateurs de visioconférence, en tirer des enseignements et optimiser le temps de travail. Une grande usine à données et une course à l’échalote productiviste. Et des travailleurs qui eux, sont réduits à devenir des machines exécutantes. Du côté de la Silicon Valley, qui fait souvent école en termes de pratiques managériales, on entend miser à plein sur la visioconférence et on imagine déjà un futur 100 % en télétravail. Des entreprises comme SalesForce, Pinterest, Yelp ou Twitter ont déjà mis en vente ou en sous-location tout ou partie de leurs bureaux, des installations rendues obsolètes par la zoomification.

Sortir de Zoom ?

Alors que faire ? Raphaël, gérant d’une coopérative immobilière, a eu droit comme d’autres à sa phase intensive de réunions en ligne mais a pu s’en éloigner, après «s’être éduqué à l’outil». «Ça a été une libération, constate-t-il. Ça m’a amené à réfléchir à la dimension précieuse des relations humaines, interpersonnelles, tout ce qui se joue dans les interstices, tout ce qui n’est pas optimisable.» Sentir les gens, presque au sens propre, décrypter finement un interlocuteur, accepter les silences sans gêne, laisser une conversation dériver et des idées émerger, autant de choses qu’il ne retrouvait pas en visioconférence.

«On parle beaucoup de lien social, poursuit-il, mais la question du lieu social est essentielle. Engager nos corps est indispensable. Ce n’est pas un hasard si la demande de tiers lieux, ces lieux où les travailleurs indépendants peuvent se retrouver, explose. Zoom, le click-and-collect, toutes ces choses sont des pansements et aucunement des inspirations pour le futur.» Si certains appellent à refuser la spirale de la «zoomification» pour en revenir «au présentiel», selon la novlangue du moment, ou opter pour un bon vieux coup de téléphone qui nous permet de sortir de notre position assise, vectrice de nombreuses pathologies, Samira Ibnelkaïd invite à se réapproprier la technologie et à ne l’utiliser que lorsqu’elle est «nécessaire et désirable», autrement dit lorsqu’il n’y a pas d’autres solutions ou que l’outil apporte une réelle valeur ajoutée. «Lors du premier confinement, on faisait tout sur Zoom, des réunions de travail, des apéros, des rendez-vous amoureux ou des réunions de famille. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, les usages récréatifs ont perdu en intensité, on a atteint une sorte de rythme de croisière.» Peut-on imaginer un jour qu’il se passe la même chose dans le travail ?


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