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lundi 15 mars 2021

Interview Dominique Simonnot : «C’est un miracle que la situation en prison ne soit pas pire»

par Chloé Pilorget-Rezzouk et photo Frédéric Stucin

publié le 14 mars 2021

La Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté s’inquiète de la hausse en flèche de la population carcérale en pleine épidémie.

La Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), Dominique Simonnot, qui fut auparavant chroniqueuse judiciaire à Libération puis au Canard Enchaîné, s’inquiète d’une remontée des entrées en détention (1 000 par mois), a fortiori en pleine épidémie. Vendredi soir, on comptait 261 détenus et 261 personnels positifs au Covid-19, d’après les derniers chiffres de l’administration pénitentiaire communiqués à Libération. Depuis le début de la crise sanitaire, trois prisonniers et deux personnels sont décédés. Alors que les clusters se multiplient (Fleury-Mérogis, Tours, Muret…), Dominique Simonnot appelle au déploiement rapide d’une stratégie de déflation carcérale et de vaccination derrière les barreaux.

Dès votre prise de fonction il y a cinq mois, vous alertiez sur le risque sanitaire entre les murs. Encore mercredi, vous communiquiez sur un cluster de Covid-19 à la maison d’arrêt de Tours. Quelle est la situation actuelle dans les prisons ?

Je suis inquiète. Et n’importe qui devrait l’être. J’ai tout le temps des directeurs et des surveillants de prison qui me disent : «Ça ne peut plus durer comme ça, on ne sait plus quoi faire.» Nous recevons beaucoup de lettres de détenus, qui nous racontent des parloirs atroces parce que séparés de leurs proches par des vitres de plexiglas. Comme avant Robert Badinter (garde des Sceaux de 1981 à 1986, ndlr) ! Ils ne peuvent pas se toucher, les familles attendent alignées les unes à côté des autres…

Nous avons été alertés, notamment à la centrale de Saint-Maur, où des détenus n’en peuvent plus, car ils n’ont pas vu leurs enfants depuis des mois. Au printemps dernier, le gouvernement s’en était très bien sorti avec les ordonnances permettant d’anticiper la libération des détenus en fin de peine. Pourquoi ne pas refaire la même chose ? Ce n’est pas comme si le Covid était un sujet ayant disparu de l’actualité. La situation n’est pas moins inquiétante aujourd’hui. Avec les variants, un responsable m’a confié : «Ça file là-dedans comme une traînée de poudre…»

Vous demandez notamment un plan de vaccination spécifique et des campagnes de tests massives…

Oui, il faudrait une campagne de tests active, très régulière et rapprochée. On appelle toute la population à se tester en permanence, pourquoi pas les détenus ? Pourquoi pas leurs familles à l’entrée des parloirs ? Pour le moment, on reste dans la pensée magique… Avec la remontée de la population carcérale, c’est un miracle que la situation en prison aujourd’hui ne soit pas pire qu’elle ne l’est. Lors de leurs visites, nos équipes de contrôle ont vu des arrivants envoyés directement en cellules doublées ou triplées.

Pour ce qui est de la vaccination, on m’a fait comprendre à mots couverts que, politiquement, c’était compliqué de dire à la population française : «Ta mère et ta grand-mère ne sont pas encore vaccinées, mais on va vacciner les surveillants pénitentiaires et les détenus.» C’est une chose que je peux comprendre et en même temps, non. La prison est un lieu clos par excellence : si le virus entre, c’est dramatique.

A la maison d’arrêt de Tours, le Covid-19 est rentré et s’est répandu. A la prison de la Santé, tout le module respect – au sein duquel les détenus circulent normalement librement – est confiné : ils sont ainsi une petite centaine de détenus isolés sans parloirs, ni rien ! Il y a eu 35 contaminations dans une période extrêmement brève. Beaucoup d’établissements sont touchés et dans tout ça, la population carcérale augmente de 1 000 prisonniers par mois. L’urgence aujourd’hui, c’est la régulation carcérale et les tests.

Avec plus de 63 800 détenus et un taux de densité dépassant les 120% en maison d’arrêt, les chiffres grimpent de nouveau… Au fond, la France n’a-t-elle pas raté une occasion historique de s’attaquer à sa surpopulation ?

Oui, c’est comme si toutes les planètes étaient alignées… On avait deux condamnations de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), une décision de la Cour de cassation, puis du Conseil d’Etat et du Conseil constitutionnel… Ce n’est quand même pas rien ! Et ce ne sont pas non plus des révolutionnaires, des abolitionnistes de la prison. Tous nous enjoignent à créer une voie de recours contre les conditions indignes de détention, et la CEDH, entre autres, nous somme d’en finir avec la surpopulation structurelle de nos établissements pénitentiaires. Pourquoi n’a-t-on pas saisi cette chance ? Comment peut-on laisser remonter en ce moment la population carcérale alors qu’on nous dit tous les jours de faire attention, de mettre nos masques, de respecter les gestes barrières ? Les juges aussi, en amont de la chaîne, sont responsables. Ce sont les gardiens des libertés.

Quels pourraient être, selon vous, les leviers d’une décroissance carcérale durable ?

Il faut sortir de cette logique qui veut que la prison est la seule peine qui vaille. Et développer les alternatives à l’incarcération : le travail d’intérêt général (TIG), le bracelet électronique, le sursis probatoire… Finalement, c’est plus facile en termes de temps, de réflexion, de moyens humains, de prononcer une peine de prison que de prononcer une alternative. Pour que les magistrats s’emparent de ces mesures, il faut aussi qu’on leur montre qu’elles sont effectives. Il faut les rendre crédibles. La dernière fois de ma vie de journaliste que je suis allée à une audience de comparutions immédiates à Paris, dont on sait combien elles sont pourvoyeuses d’incarcérations, il y avait une salle dans laquelle le président ne prononçait que des aménagements de peine ab initio [soit avant la mise à exécution de la peine] et une autre, juste à côté, où le tribunal envoyait tout le monde en prison. Une courte peine effectuée hors prison, surtout dans les conditions des maisons d’arrêt aujourd’hui, ce serait quand même nettement plus intelligent et efficace. Au CGLPL, nous recommandons la mise en place d’un mécanisme de régulation carcérale : un détenu entre, un autre – le plus proche de sa fin de peine – sort sous contrôle d’un juge.

Le Parlement examine ces jours-ci la proposition de loi visant à garantir le droit au respect de la dignité en détention. En l’état, que pensez-vous de ce texte qui aurait dû être voté avant le 1er mars ?

C’est un grand pas en avant, même si ce n’est pas tout à fait ce qu’on espérait. En réalité, tout est mis en œuvre pour que le parcours du détenu qui demande la fin de ses conditions indignes de détention soit semé d’embûches. Le texte ne va pas assez loin. Le simple transfert du détenu dans un autre établissement n’est pas du tout une réponse satisfaisante. Même la CEDH est contre : elle estime qu’un transfert ne peut pas être considéré comme une résolution du problème. En l’état du texte, si un détenu s’oppose à son transfert, son recours tombe. Il sera donc obligé de l’accepter ou de rester dans sa cellule. Cela risque d’être énormément dissuasif.

Evidemment, le texte prévoit que ce transfert ne doit pas constituer une «atteinte excessive» à ses droits familiaux, mais bien d’autres droits peuvent être atteints. Imaginez que ce prisonnier travaille, qu’il a un avocat à proximité, qu’il suit un parcours de soin… Tout cet équilibre sera remis en cause par le transfert. Et que deviendra la cellule occupée par la personne transférée ? Sera-t-elle gelée en attendant d’être repeinte ? Et les deux ou trois codétenus, qui n’auront peut-être pas eu, eux, assez d’imagination, d’appuis ou de ressources pour former un recours, que deviendront-ils ? Ce qui me perturbe aussi, c’est qu’il n’y a pas d’étude d’impact : combien de détenus seront concernés ? Combien de cellules seront visées ? Nous le découvrirons au fur et à mesure…

Vous vous inquiétez aussi des délais prévus par le texte…

Oui. Tout cumulé, cela peut dépasser les deux mois. Cela veut dire que pendant ce temps-là, le détenu vivra dans des conditions indignes. Enfin, ce serait bien que les juges se déplacent dans les prisons beaucoup plus qu’ils ne le font. Ils verraient eux-mêmes l’état déplorable de beaucoup de cellules. L’idée de tenir des audiences foraines dans le cadre de ce contentieux serait intéressante. Cela suppose évidemment des moyens supplémentaires et du temps, mais les juges viennent bien en prison pour des commissions d’aménagement de peines.

Eric Dupond-Moretti entend désormais, comme il l’a expliqué dans le Point, conditionner les réductions de peine aux efforts fournis par le détenu «pour sa réinsertion». Que pensez-vous de la suppression des crédits de réduction peine annoncée par le garde des Sceaux dans le cadre de son projet de loi «pour la confiance dans l’institution judiciaire» ?

Nous n’avons pas encore le détail du texte, donc c’est délicat de répondre. Mais c’est une annonce surprenante. Les juges d’application des peines ont d’ailleurs fait savoir qu’ils étaient défavorables à cette mesure. En prison, il faut des mois pour accéder à un travail, une formation ou des soins ! C’est loin d’être à la portée de tous… Dans beaucoup d’établissements, il n’y a pas d’offre. En outre, dans les faits, les crédits de réduction de peine automatiques sont déjà retirés ou diminués en cas de mauvaise conduite.

En parlant d’activité professionnelle justement, le ministre souhaite qu’un contrat de travail soit mis en place pour les détenus et que ces derniers puissent bénéficier de droits sociaux (tels l’assurance chômage, vieillesse ou maladie) au motif qu’il «ne peut pas y avoir de décalage entre la prison et le reste de la société». Une bonne nouvelle, non ?

Oui, c’est très bien ! Ça fait dix ans qu’on travaille là-dessus au CGLPL. La question de la rémunération reste un gros problème : elle est dérisoire. D’abord elle est fixée de manière faible, mais en plus on voit régulièrement des rémunérations réelles qui ne sont pas à la hauteur des minima légaux. Officiellement le travail à la pièce a disparu, mais en réalité certains détenus sont encore payés à la tâche, car les contrats sont établis sur des cadences qu’ils ne suivent pas. Au-delà de la rémunération, beaucoup de questions demeurent comme les conditions sanitaires de travail, la protection sociale, les critères à l’embauche… A l’heure actuelle, l’employeur d’un détenu qui travaille peut lui dire du jour au lendemain : «Je n’ai rien à te faire faire ce mois-ci» et il n’a plus de boulot. En prison, il n’y a pas d’équivalent de l’arrêt de travail ni aucune sécurité de l’emploi. L’engagement entre le détenu et l’employeur est disproportionné. Le travail en prison est vraiment un énorme chantier, c’est bien de s’y attaquer. Il était temps.

Au-delà des prisons, quels autres lieux de privation de liberté retiennent particulièrement votre attention dans ce contexte de crise ?

Les centres de rétention administrative (CRA), dont nous continuons à demander la fermeture provisoire. Ils sont pleins à 70% et beaucoup de personnes y sont contaminées. J’ai réalisé ma première visite comme CGLPL dans l’un d’entre eux. La situation y est très dure, c’est un univers très carcéral… L’état des hôpitaux psychiatriques est également très préoccupant. On assiste à une augmentation des soins sans consentement : plus d’un tiers des personnes soignées sans leur consentement connaissent des placements à l’isolement (soit 120 000) et pas moins de 30 000 ont subi des mesures de contention physique, qui est une des plus terribles privations de liberté. Dans l’un des hôpitaux que j’ai pu visiter, des travaux sont prévus mais les locaux de soins étaient vraiment dégradés… Les conditions d’exercice deviennent telles que beaucoup de jeunes praticiens préfèrent aujourd’hui aller exercer dans le privé. Les personnels appellent au secours en permanence. Le fait qu’il n’y ait pas assez de psychiatres, de soignants, forcément, cela rejaillit sur les droits des patients. Je pense notamment à cette phrase d’un des contrôleurs de l’équipe : «Les avions sont au sol, mais nous ne cessons de visiter le tiers-monde.»


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