Par Pascale Santi et Sandrine Cabut Publié le 15 mars 2021
ENTRETIEN Les enfants, même tout petits, subissent durement les effets indirects de la pandémie de Covid-19. Une pédiatre et un pédopsychiatre sonnent l’alarme.
Les enfants ne sont pas épargnés par les effets de la pandémie de Covid-19. La professeure Christèle Gras-Le Guen, pédiatre et chercheuse en épidémiologie, est chef des urgences pédiatriques et du service de pédiatrie générale du CHU de Nantes. Elle préside la Société française de pédiatrie qui, depuis la fin du premier confinement, soutient la nécessité de maintenir les écoles ouvertes. Pédopsychiatre et chercheur, le professeur Richard Delorme dirige le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Robert-Debré (AP-HP, Paris). Dès le printemps 2020, il avait alerté sur les risques de la crise sanitaire et du confinement pour la santé mentale des enfants.
Tous deux ont fait partie du petit groupe de médecins spécialistes de l’enfance récemment auditionné par Emmanuel Macron. Entretien croisé.
Un an après le début de cette crise sanitaire inédite, qu’est-ce que vous, spécialistes des enfants, avez appris ?
Christèle Gras-Le Guen : Ce virus nous surprend encore tous les jours, car il ne correspond à rien de ce que l’on connaissait jusqu’alors. Je pense en particulier à sa capacité à infecter et à engendrer des formes graves de façon croissante avec l’âge. Ce qui est absolument inédit, c’est que, contrairement à la grippe qui affecte le plus gravement les sujets fragiles (les très jeunes et les plus âgés), il n’infecte que peu les plus jeunes – et quasiment pas les nouveau-nés –, et de manière bénigne pour l’immense majorité.
Quant à ses effets indirects, il existe désormais une préoccupation majeure concernant la santé mentale des enfants. Ce qui nous rattrape aujourd’hui, c’est qu’on ne voit pas la fin de l’épidémie. Cela majore le stress et l’anxiété, tout comme les nouvelles difficultés à gérer les menaces représentées par les variants.
Richard Delorme : Cette pandémie a surtout révélé les difficultés que l’on a à s’occuper de la question de l’enfance, et à raisonner scientifiquement à son propos.
Qu’un stress persistant ou des situations exceptionnelles entraînent des effets délétères à moyen et long termes chez l’enfant est un phénomène connu depuis longtemps. Le confinement d’enfants lors de l’épidémie de grippe H1N1 avait déjà montré les conséquences de la quarantaine en termes de stress et d’humeur dépressive. Mais ces évidences ont peu, voire n’ont pas été considérées lorsque l’on a fermé radicalement les écoles au début de la crise due au Covid-19. Tout s’est passé comme si la population n’était composée que d’adultes, alors que les enfants représentent près d’un Français sur quatre.
En caricaturant, on a considéré leur capacité à mentaliser cette crise à peu près de la même manière que l’on abordait l’anesthésie générale avant une chirurgie il y a trente ans. A cette période, on estimait qu’un tout-petit ne ressentait pas la douleur ou n’en avait pas de souvenirs. Ici, il a été imaginé que l’enfant était à la maison, protégé par la bienveillance parentale et que cela suffisait.
Et pourtant, les publications scientifiques attestent de conséquences sévères chez les enfants et adolescents, y compris chez les moins de 6 ans. Ils apparaissent même plus vulnérables au stress de la crise que les adultes.
La question du rôle des enfants dans la chaîne de contamination divise. Sur quelles données vous fondez-vous pour prôner le maintien de l’ouverture des écoles, qui fait aussi débat ?
C. G.-L. G. : Un ensemble d’études montre que les enfants, surtout les petits, jouent un faible rôle dans l’épidémie. Ces conclusions sont confortées par un récent travail de la Société française de pédiatrie, à partir de données de [l’agence de sécurité sanitaire] Santé publique France (SpF) et de l’éducation nationale, sur la période allant de la rentrée de septembre 2020 aux vacances de la Toussaint.
Pendant cette période, où le nombre de cas de Covid-19 a augmenté dans tout le pays, les moins de 18 ans n’ont contribué qu’à moins de 13 % des cas identifiés, alors qu’ils représentent 22 % de la population. Il y a eu très peu de fermetures de classes (1 %), très peu d’enseignants contaminés.
Si les moins de 6 ans ne sont quasiment pas concernés, il semble exister un continuum entre l’âge et la capacité à développer et à transmettre l’infection. La fréquence de la maladie chez les lycéens s’approche de celle observée chez les adultes jeunes. Le retour à l’école n’a en tout cas pas contribué à faire flamber l’épidémie, contrairement aux périodes de vacances qui semblent plus à risque du fait de contaminations survenant en priorité dans l’environnement familial.
Cette observation justifie a posteriori le choix d’une scolarité présentielle en septembre et octobre, afin de limiter les effets délétères de la fermeture des établissements observés lors du premier confinement : creusement des inégalités sociales, augmentation des tensions et violences intrafamiliales. La balance bénéfice/risque penche clairement en faveur de l’ouverture des établissements scolaires.
La diffusion croissante des variants, chez les adultes, mais aussi chez les enfants, inquiète. Cela change-t-il la donne ?
C. G.-L. G. : On sait aujourd’hui que le variant britannique est plus contagieux, chez l’adulte comme chez l’enfant. Mais son incidence reste bien moindre chez l’enfant que chez l’adulte, contrairement à ce qui avait été initialement suggéré par erreur.
A ce stade, nous n’avons pas non plus de signal inquiétant des services de réanimation pédiatrique sur une augmentation de formes graves. Depuis le début de cette pandémie, il y a eu six décès d’enfants en France, à rapporter aux 90 000 au total sur le territoire. La dangerosité de ce virus pour l’enfant se situe au niveau de ses effets indirects, les violences intrafamiliales ou la santé mentale par exemple.
Justement, concernant la santé mentale des plus jeunes, que disent les études scientifiques ?
R. D. : Il y a un consensus scientifique fort sur l’existence d’une majoration des symptômes d’anxiété, de dépression, d’irritabilité, de troubles alimentaires chez les enfants et les adolescents (de 30 % à 60 % selon les études et les âges). Récemment, une étude canadienne a montré que cela touche aussi les petits de 2 à 5 ans. Un tiers des parents rapportent plus de difficultés émotionnelles chez leurs enfants, sous la forme d’une plus grande agitation, de colères ou de difficultés de sommeil plus fréquentes. Ces résultats soulignent probablement que les effets de la crise sont ressentis même par les plus jeunes.
Une étude japonaise a constaté une hausse du taux mensuel de suicides pendant la deuxième vague de l’épidémie, alors qu’il y avait eu une baisse pendant la première. C’est dans la population des enfants et des adolescents que l’élévation est la plus importante (+ 49 %), devant celle des femmes (+ 37 %). Ces données et d’autres montrent bien que cette crise exacerbe les fragilités dans les catégories les plus vulnérables.
Qu’en est-il en France ?
C. G.-L. G. : Il est difficile d’accéder à des mesures objectives sur la santé mentale de l’enfant. Nous avons cependant des informations quantitatives assez précises à partir des résumés de passages aux urgences. Ceux-ci montrent, à partir de septembre 2020, une augmentation tout à fait spectaculaire, au niveau national, des consultations pour anxiété, dépression, idées ou gestes suicidaires chez les jeunes, et ces chiffres restent élevés depuis.
Par exemple, pour les troubles de l’humeur – qui incluent les états dépressifs – chez les moins de 15 ans, la hausse a atteint 80 % pour les passages aux urgences et 79 % pour les hospitalisations durant la troisième semaine de janvier 2021, par rapport à 2020 et 2019. Bien sûr, la santé mentale ne se résume pas à ces indicateurs hospitaliers, il y a bien d’autres dimensions qu’il va falloir évaluer.
Nous voulons organiser des binômes pédiatres-pédopsychiatres dans chaque région pour partager ces informations. Les témoignages de nos collègues rapportent tous le même constat inquiétant. Nous voyons aussi une augmentation marquée des troubles du comportement alimentaire de type refus alimentaire, avec une présentation différente des tableaux habituels.
La pédopsychiatrie étant sinistrée, comment faites-vous ?
C. G.-L. G. : Nos capacités de réponse sont vraiment mises à mal. Par exemple, faute de lits de pédopsychiatrie, nombreux sont nos patients pris en charge en pédiatrie générale.
Comme dans toute situation de crise, les populations vulnérables sont les premières atteintes, mais elles ne sont pas les seules. La moitié de ces enfants qui sont hospitalisés aujourd’hui n’ont ni antécédent psychiatrique ni contexte familial ou social compliqué.
R. D. : Les urgences en pédopsychiatrie étaient déjà saturées avant l’épidémie comme je l’avais déjà souligné dans votre journal à l’été 2018. Dans mon hôpital, nous étions en tension, nous sommes en surtension.
A l’automne 2020, professeur Delorme, vous aviez alerté les autorités sanitaires sur une augmentation des tentatives de suicide. Quelle est la situation aujourd’hui ?
R. D. : De septembre à décembre 2020, à l’hôpital Robert-Debré, nous en avons vu de vingt à quarante par mois, soit plus d’un doublement par rapport aux dix années précédentes. Décembre 2020 et janvier ont été les deux mois de plus fortes croissances, + 200 % et + 150 % respectivement. Février a été moins difficile (+ 30 %), mais on observe déjà un très fort accroissement en mars. Comme dans l’étude japonaise, nous avons constaté une baisse du recours aux soins durant le premier confinement.
Si en septembre 2020, j’ai pu penser que l’augmentation des tentatives de suicide était un phénomène « de rattrapage » ou lié à l’effet de la saisonnalité, aujourd’hui une telle tendance ne peut être due qu’à la crise que nous traversons. Mes collègues pédopsychiatres décrivent une situation similaire en région. La problématique se pose aussi à l’international, notamment aux Etats-Unis ou en Angleterre.
Habituellement, chez les moins de 13 ans, il y a un paradoxe entre le geste suicidaire qui peut être très grave (défenestration, strangulation…) et la volonté de mourir qui est plutôt faible. Aujourd’hui, on est surpris de voir des enfants dont le désir de mort est si fort.
C. G.-L. G. : Au CHU de Nantes, les enfants admis en service de pédiatrie générale après tentative de suicide sont plutôt plus jeunes qu’avant la pandémie, et avec des formes plus graves. De manière inédite depuis plusieurs semaines, on observe des récidives du geste suicidaire au cours de l’hospitalisation, ce qui était totalement exceptionnel auparavant. Pourtant, la région Ouest a été plutôt épargnée par l’épidémie, donc on ne peut pas argumenter uniquement sur le rôle d’inquiétudes pour leurs proches, ou d’effets liés au deuil…
Les données de SpF ne rapportent qu’une légère augmentation des hospitalisations pour geste suicidaire chez les moins de 15 ans. Comment expliquer ce décalage avec ce que vous décrivez ?
R. D. : Lorsque j’ai lancé l’alerte en novembre 2020, SpF n’avait pas encore perçu ce signal. Les difficultés pour avoir des chiffres cohérents montrent la nécessité de reconstruire une politique forte autour de la question de l’enfance.
Conduire la crise et la politique publique de l’enfance sans indicateur fiable est vraiment difficile. D’où la nécessité annoncée par le président de la République de mener rapidement une enquête sur la santé mentale des populations pédiatriques. Appréhender scientifiquement la question de la santé mentale de l’enfant et de son bien être – notamment dans la crise – est indispensable.
Plus largement, quel est l’impact chez les plus petits ?
C. G.-L. G. : Chez les moins de 9-10 ans, les tableaux sont souvent moins spectaculaires et ils sont le plus souvent pris en charge en ambulatoire, par les médecins généralistes, les pédiatres et les services de protection maternelle et infantile.
Nos collègues sont submergés de nourrissons et de jeunes enfants qui ne dorment plus, pleurent beaucoup, s’alimentent mal… On comprend que cette crise génère des symptômes différents selon l’âge, mais aucun âge n’est vraiment épargné.
R. D. : C’est un message important à transmettre aux parents. Un message de vigilance pour une meilleure prévention.
Qu’en est-il des maltraitances qui ont fortement augmenté au début de la crise ?
C. G.-L. G. : Alors que l’ensemble de l’activité en pédiatrie générale avait beaucoup diminué pendant le premier puis le deuxième confinement au CHU de Nantes, le nombre d’enfants pris en charge et d’alertes aux services sociaux par notre unité d’accueil des enfants en danger n’a pas été modifié et les cas de maltraitance étaient plus graves.
Nous avons de grandes inquiétudes pour ces familles très vulnérables, dont la situation n’a cessé de s’aggraver depuis le début du premier confinement. Mais à l’échelle nationale, là aussi, les données, en temps réel et détaillées, manquent.
Vous avez dressé un constat assez complet et inquiétant. Quels messages concrets adressez-vous aux parents ?
C. G.-L. G. : Cette infection ne concerne définitivement pas ou très peu directement les enfants, mais il faut être vigilant sur les effets indirects pesant sur leur bien-être.
R. D. : L’Organisation mondiale de la santé et l’Unicef [l’agence onusienne chargée de l’enfance] encouragent les parents à plus d’attention à l’égard de leur progéniture. Il faut inciter les parents à discuter avec eux de la crise, savoir ce qu’ils ressentent, leur accorder un peu plus de temps que d’habitude. Toutes les familles sont concernées. Certains enfants sont plus vulnérables, c’est une évidence, mais nous vivons tous, quel que soit notre âge, une crise majeure.
Aussi, il faut être attentif à toute aggravation ou modification de comportement. Par exemple, un petit qui ne dormait pas très bien et qui dort encore moins bien, un enfant irritable qui l’est encore plus, qui a mal au ventre ou à la tête. Cela doit interpeller et amener à consulter son médecin généraliste, son pédiatre, discuter avec l’enseignant, le psychologue de l’école, etc. Tous ces signes en apparence mineurs sont autant de révélateurs de la souffrance que les enfants peuvent vivre.
La prévention passe aussi par le fait de continuer à sortir, faire du sport, pratiquer une activité en famille. En cette période de restrictions, il y a trop d’enfants qui ne sortent pas de leur appartement du vendredi soir à la fin de l’école au lundi matin.
Cette génération est à suivre de toute évidence. Elle subit une incroyable pression entre la crise sanitaire, l’inquiétude écologique et les menaces d’attentats qui la touchent aussi. Au-delà de l’alarme, il y a la nécessité de mieux prévenir.
Des états généraux de la psychiatrie sont prévus en juin, la santé mentale des enfants en fera-t-elle partie ?
R. D. : Oui, je l’espère, mais il faut plaider pour des états généraux de l’enfance. La pandémie provoque une crise économique mondiale dont les enfants seront les premières victimes.
Henrietta Fore, la directrice générale de l’Unicef a ainsi déclaré début mars que tous les principaux indicateurs de l’enfance ont régressé au niveau mondial. Par exemple, le nombre d’enfants affamés, isolés, maltraités, anxieux, vivant dans la pauvreté ou contraints au mariage a augmenté.
C. G.-L. G. : Je partage ce point de vue sur l’après-Covid-19, il faut le préparer dès maintenant, en impliquant tous les professionnels de l’enfance avec des regards croisés et complémentaires adaptés à chaque âge.
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