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La ministre déléguée chargée de l’Egalité entre les femmes
et les hommes, Elisabeth Moreno, lundi à Paris.
Photo Marie Rouge pour Libération
Accueil en commissariat, 3919, hébergement d’urgence… A l’occasion de la journée mondiale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, Elisabeth Moreno, qui a succédé cet été à Marlène Schiappa au ministère de l’Egalité, fait un bilan du Grenelle.
Pourtant, les dernières statistiques, elles, sont toujours alarmantes (1). En 2019, 146 femmes ont été tuées en France par leur conjoint ou ex, 25 de plus que l’année précédente. 41 % d’entre elles avaient déjà été victimes de violences par le passé. La même année, 213 000 femmes majeures ont déclaré avoir subi des violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur conjoint ou ex. Moins d’une sur cinq a déposé plainte. Comment améliorer la politique française de lutte contre les violences conjugales ? A-t-on fait assez ? Investit-on suffisamment dans la lutte contre les violences ? «Tant qu’il y aura des victimes, on ne pourra pas s’arrêter», insiste la ministre déléguée chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, Elisabeth Moreno, qui dresse pour Libération le bilan du Grenelle.
Dans un rapport publié l’an dernier, portant sur 88 homicides conjugaux jugés en 2015 et 2016, l’Inspection générale de la justice a pointé que 80 % des plaintes déposées par les victimes avaient été classées sans suite…
Ça n’est pas acceptable. Le garde des Sceaux a décidé de s’emparer de ce sujet, de sensibiliser les magistrats, car ce sont eux qui décident des suites à donner. Je suis rassurée par l’engagement et le volontarisme que j’observe chez les différents acteurs de la justice, pour que ces chiffres s’améliorent de façon significative.
L’accueil en commissariat a souvent été pointé du doigt. Comment l’améliorer ?
Il faut former beaucoup plus de policiers et de gendarmes. Marlène Schiappa [sa prédécesseure, désormais ministre déléguée à l’Intérieur, ndlr] est très mobilisée sur ce sujet. On en a désormais sensibilisé 39 000, contre 10 000 il y a trois mois. Il faut aussi des intervenants sociaux présents sur tout le territoire, dans les outre-mer comme en zone rurale, parce qu’on ne prend pas une plainte pour violences conjugales comme on traite d’un vol de vélo. Nous prévoyons d’en recruter 80 au total, dont 67 sont déjà entrés en fonction.
Nous réfléchissons aussi en termes d’espaces : comment faire en sorte qu’une femme se sente plus en sécurité et ne raconte pas son malheur en public au sein d’un commissariat ou d’une gendarmerie ? Pour les enfants, on dispose de lieux spécifiques, encadrés, à l’écart. On peut envisager que dans les commissariats qui disposent de telles pièces, on les utilise aussi pour accueillir les femmes victimes de violences, pour qu’elles se sentent en confiance et écoutées dans un cadre bienveillant.
Etes-vous favorable à la création de juridictions spécialisées, comme en Espagne ?
Plutôt que de réinventer la roue, ce que je veux avant tout, c’est améliorer ce qui existe. On a énormément progressé sur les téléphones «grave danger» : 1 201 appareils sont désormais attribués, contre 227 fin 2018. Idem du côté des ordonnances de protection : le nombre de demandes est passé de 2 975 en 2018 à 5 983 en 2020, et le taux d’acceptation est passé de 60 % à 66 % en quatre ans. L’Espagne est un modèle que nous suivons de très près, mais nous n’avons ni les mêmes juridictions ni les mêmes manières de fonctionner.
La problématique de l’hébergement d’urgence est centrale. D’ici fin 2021, la France devrait proposer 7 700 places environ, quand le Haut Conseil à l’égalité estime les besoins à 20 000. Est-ce qu’on en fait assez ?
Il faut rappeler qu’on est passé de 5 000 places à 6 700 en deux ans et demi, et qu’on sera à 7 700 en 2021, ce qui est beaucoup. Ensuite, l’une des mesures importantes à prendre pour protéger les femmes, c’est effectivement d’éloigner l’agresseur, ou de permettre aux femmes qui le souhaitent de quitter le lieu où se produisent les violences, en leur donnant le choix. Nous avons débloqué 20 000 nuitées d’hôtel, pour que celles qui veulent partir ne se retrouvent pas coincées faute d’hébergement. On travaille aussi, en lien avec les associations, avec des structures privées pour financer davantage de places d’hébergement, via des partenariats avec des entreprises de différents secteurs. Avec le Grenelle, nous avons aussi créé une plateforme de géolocalisation des places d’hébergement, de manière à ce que dès qu’une femme arrive, les associations sachent où l’orienter.
Selon votre administration, 9 % des femmes en situation de handicap se disent victimes de violences physiques et/ou sexuelles, contre 5,8 % dans la population générale. Quelles mesures spécifiques doivent être prises pour elles ?
Si votre sentiment est que ça a été oublié pendant le Grenelle, ça n’est pas le cas. Nous avons tenu la semaine dernière un comité interministériel du handicap, et ce sujet est au cœur de nos préoccupations. Nous voulons déployer dans chaque région, d’ici à l’été prochain, un centre de ressources pour accompagner les femmes, y compris en situation de handicap, dans leur parentalité et dans leur vie intime. Nous sensibilisons un ensemble d’établissements médico-sociaux, à qui sont rappelées les bonnes pratiques pour accompagner ces femmes. Enfin, une formation certifiante en ligne, obligatoire, a été créée pour tous les personnels qui travaillent dans ce type d’établissements. Par ailleurs, le 3919 [la ligne d’écoute dédiée aux victimes] n’est aujourd’hui pas accessible aux femmes malentendantes ou aphasiques, mais il va le devenir.
Dans le cadre de l’extension prévue des horaires du 3919, l’exécutif a lancé un marché public, ce qui signifie la mise en concurrence de la Fédération nationale Solidarité femmes (FNSF), qui le gère depuis 1992. Les associations dénoncent un risque pour la prise en charge des femmes et vous appellent à renoncer. Que leur répondez-vous ?
J’entends leurs préoccupations, et je salue la qualité du travail fait par la FNSF, qui a toutes les qualités pour répondre à cet appel d’offres, et j’espère qu’elle le fera. Mais on ne peut pas me demander de contourner la loi et prendre le risque de nous faire retoquer sur un sujet aussi important. Nous sommes extrêmement attentifs à la rédaction du cahier des charges pour que les répondants aient une véritable expérience dans l’accompagnement des femmes victimes de violences. C’est pourquoi nous avons opté pour un marché d’économie sociale et solidaire, pour davantage cibler des structures associatives et répondre ainsi aux préoccupations des associations qui redoutent une privatisation du service.
Quelles mesures en matière d’éducation et de prévention ?
Les futurs professeurs et les personnels de l’Education nationale reçoivent désormais dix-huit heures (contre trois auparavant) de formation sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Avec le ministre de l’Education, nous avons aussi demandé à ce que soit expertisée, d’ici au premier semestre 2021, la manière dont l’égalité est enseignée à nos enfants dans les écoles.
L’Espagne consacre 16 euros par habitant à la lutte contre les violences, contre 5 en France. Peut-on parvenir à cette «culture du résultat» que vous prônez sans mettre la main au portefeuille ?
Non. C’est la raison pour laquelle l’une de mes premières batailles à mon arrivée en fonction a été d’exiger une augmentation de 40 % du budget de mon ministère. L’idée est d’accompagner massivement les associations dans le travail essentiel qu’elles font sur le terrain. Déployer les bracelets antirapprochement coûte plus de 7 millions d’euros. Débloquer 1 000 places d’hébergement supplémentaires représente plus de 5 millions. Créer sur tout le territoire des centres médico-légaux pour prendre en charge les femmes, du point de vue médical, psychologique ou social coûte plus de 5 millions… En agrégeant les sommes issues des différents ministères, de la Santé à la Justice, on n’a pas à rougir du budget que nous investissons.
En matière de violences sexuelles, de nombreuses voix s’élèvent pour qu’un seuil d’âge soit inscrit dans la loi, en dessous duquel un enfant ne pourrait être considéré comme consentant à tout acte sexuel avec un adulte. Y êtes-vous favorable ?
A titre personnel, oui. Inscrire un âge de consentement à 13 ans constitue une protection supplémentaire des mineurs, mais cela pose des questions juridiques importantes qu’on ne peut pas mettre de côté. Le gouvernement a fait beaucoup sur ce point : le délai de prescription pour les crimes sexuels sur mineurs a été augmenté, les peines pour atteintes sexuelles ont été renforcées. Une mission d’évaluation de la loi d’août 2018 [sur les violences sexistes et sexuelles] sera prochainement remise au gouvernement, nous allons étudier le sujet attentivement.
(1) Lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, nov. 2020.
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