Publié le 28 novembre 2020
REPORTAGE Depuis plusieurs semaines, le Serum Institute of India fabrique le vaccin AstraZeneca au rythme de 6 millions de flacons par mois. Reportage chez le plus grand producteur au monde.
De l’extérieur, le bâtiment est anodin, comme la plupart des constructions de Pune, cité industrielle à quatre heures de route de Bombay, dans l’ouest de l’Inde. On y pénètre au moyen d’une simple porte à deux battants, dotée d’un rideau de lames en plastique transparent. Une seconde porte mène à une chambre froide, et l’on est au cœur du réacteur. Un panneau indique la température – « 2 °C à 8 °C » – et ce qui se trouve à l’intérieur : le vaccin Covishield (« bouclier anti-Covid »), nom donné en Inde au ChAdOx1 nCoV-19, le produit anti-Covid-19 mis au point par l’université d’Oxford et le laboratoire britannique AstraZeneca.
Sur une dizaine de mètres de haut, cinq rayonnages mobiles contiennent des caisses plates façon cartons à pizza, soigneusement empilées. Difficile de réaliser que l’on a devant soi l’un des produits qui pourraient endiguer le désastre provoqué par le nouveau coronavirus. Cinq millions de flacons de 5 millilitres sont stockés là, en attente de l’agrément des autorités sanitaires, européennes et indiennes, pour pouvoir être inoculés par piqûre intramusculaire.
De quoi vacciner 25 millions de personnes contre le Covid-19, si le protocole de deux injections d’une dose chacune est confirmé. Ou 32 millions, si c’est l’autre protocole qui est retenu. Celui, controversé, d’une demi-dose à la première injection et d’une dose complète à la seconde, pour lequel AstraZeneca a annoncé jeudi 26 novembre lancer une étude complémentaire.
« Personne ne gagnera en solo »
Depuis plusieurs semaines, le Serum Institute of India fabrique le précieux liquide au rythme de 1,5 million de flacons par semaine, 60 millions de doses par mois. Cet établissement est le plus grand fabricant de vaccins de la planète (1,6 milliard de doses produites en 2019, dont 70 % ont été exportées vers 170 pays). Il occupe un campus de 45 hectares. Une ville dans la ville, avec plusieurs portails d’entrée étroitement surveillés par des gardes, des dizaines de bâtiments de toutes tailles, des rues où 5 200 salariés se déplacent en voiturette électrique, comme sur un terrain de golf. Les pelouses sont irréprochables, bordées d’élégants palmiers, le silence impressionnant.
Propriété d’une célèbre famille parsie, les Poonawalla, sixième fortune du pays avec un patrimoine évalué à près de 10 milliards d’euros, le Serum Institute of India veut tenir la dragée haute aux grands laboratoires, qui l’accusent de « voler » leurs brevets pour produire low cost et casser le marché. « La pandémie à laquelle nous faisons face frappe tous les continents, personne ne gagnera la guerre en solo », explique avec flegme Suresh Jadhav.
Quarante ans de maison au compteur, le cheveu teint et la moustache fine, le directeur opérationnel de la firme fait ses calculs : « A supposer que l’on vaccine 7,5 milliards d’Homo sapiens, il faudra fabriquer 15 milliards de doses tous les ans. Il y a de la place pour tout le monde », dit-il en jetant un œil vers les photos accrochées au mur, où on le voit en compagnie de Bill Gates. Il a rencontré le père de Microsoft une douzaine de fois et bénéficie de financements conséquents de sa fondation.
Le Serum Institute of India entend bien obtenir sa part du gâteau, le coronavirus ayant fait « voler en éclats » le schéma traditionnel d’une profession qui, au surgissement d’une maladie méconnue, voyait d’ordinaire quatre ou cinq enseignes « au maximum » se lancer dans la course au vaccin. Cette fois-ci, elles sont plus de 300 sur les rangs, se félicite le dirigeant septuagénaire.
Autour de 6 euros la dose
L’entreprise indienne a la particularité de produire à grande échelle pour le compte de laboratoires étrangers, tout en mettant au point ses propres formules. Au mois d’avril 2020, son PDG, Adar Poonawalla, s’est procuré le virus à Oxford et a embauché 400 personnes. Il a fait le pari de produire dès le mois de mai la formule déjà élaborée à l’époque par AstraZeneca, dont il a pris soin d’acquérir les droits de propriété industrielle. Quitte à devoir tout jeter à la poubelle si l’agrément, au bout du compte, ne venait pas.
Il compte procéder de la même façon avec les futurs vaccins de deux entreprises de biotechnologie américaines, Codagenix et Novavax, ainsi qu’avec deux autres conçus dans ses propres labos, un anti-Covid classique et un BCG de nouvelle génération, les personnes vaccinées contre la tuberculose montrant apparemment une grande résistance au coronavirus. Pas question, en revanche, de se lancer dans la technologie génétique de l’ARN messager, sur laquelle avancent les laboratoires Pfizer et Moderna. Sa conservation à −70 °C serait trop problématique et le prix trop élevé pour l’Inde.
« De toutes les façons, ces deux enseignes ne veulent pas travailler avec nous. Elles sont capables de vendre un même produit à 120 dollars [environ 100 euros] la dose sur le marché privé américain et à 3,50 dollars aux agences de l’ONU. Alors quand elles nous reprochent de casser les prix, cela nous fait sourire », souligne Suresh Jadhav.
Le vaccin d’AstraZeneca made in India devrait être commercialisé entre 500 et 600 roupies la dose (autour de 6 euros), mais l’Etat indien, qui s’apprête à en commander plusieurs centaines de millions, aura droit à une remise de 50 %. C’est d’ailleurs le sujet numéro un que devait évoquer le premier ministre, Narendra Modi, en se rendant à Pune samedi 28 novembre. La moitié de la production locale restera dans le pays, l’autre moitié a été promise au Gavi, l’alliance internationale qui fournira en vaccins les pays les plus défavorisés.
Cent millions de doses mensuelles
Plusieurs pays occidentaux ont sollicité le Serum Institute of India, mais ce dernier se concentre pour l’instant sur la construction de cinq lignes de production supplémentaires entièrement dédiées au Covid-19. Un investissement à plus de 650 millions d’euros. Le génie civil est sorti de terre cet été et des équipementiers européens sont en train de s’activer pour installer des machines dernier cri en acier inoxydable, dans des locaux à l’hygiène absolue.
On y accède après avoir présenté un test PCR négatif et franchi plusieurs sas de décontamination. L’élaboration du vaccin s’effectue par culture du SARS-CoV-2 sur des cellules de rein embryonnaire humain, dans de grandes cuves à fermentation à 37 °C. Il faut vingt-cinq jours pour obtenir 1 500 litres. L’idée est de produire en rythme de croisière 100 millions de doses par mois à compter de février 2021. « On ressent évidemment une pression. Mais en Inde, on sait résister au stress grâce aux pratiques spirituelles », plaisante Umesh Shaligram, directeur chargé de la production du Covishield.
Ce dernier tient à rassurer les ONG inquiètes de possibles pénuries de matières premières : le caoutchouc pour les bouchons des petits flacons, l’aluminium pour les capsules de fermeture, le patch garant du respect de la chaîne du froid… « On s’approvisionne en Belgique, aux Etats-Unis et en Inde, nos stocks sont suffisants pour les mois à venir », assure le biochimiste, qui s’inquiète néanmoins pour l’approvisionnement du pays en seringues et aiguilles qui seront requises, lorsque les campagnes de vaccination démarreront.
Le patriarche Cyrus Poonawalla, fondateur de l’institut en 1966 et féru de chevaux de course au point de posséder le plus grand haras d’Asie, parie sur un feu vert dans les premiers jours de janvier, pour commencer à vacciner les soignants du sous-continent, priorité absolue. A 79 ans, il surveille les opérations de près. L’an passé, le chiffre d’affaires de son entreprise a représenté près de 840 millions d’euros. Grâce au coronavirus, il devrait dorénavant approcher les 4 milliards d’euros par an. De quoi impressionner davantage ses visiteurs que la carlingue d’Airbus A320 que son fils Adar a installé sur le campus de Pune pour en faire son bureau.
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