Il ne sert à rien, enfin il sert plutôt à tout puisqu’il est le seul organe du corps humain exclusivement destiné au plaisir. Pourtant, aujourd’hui encore, le clitoris, son lieu comme sa forme, reste mal connu. D’ailleurs, il a fait son apparition dans les manuels scolaires en… 2019 ! On progresse certes grâce à plusieurs campagnes féministes, mais comment a-t-on pu ignorer si longtemps le lieu féminin de la jouissance ? Dans le Plaisir effacé (Payot Rivages), la philosophe Catherine Malabou, professeure à l’université de Kingston, revient sur l’histoire anatomique et philosophique de cet organe dont l’apparition a été empêchée au fil des siècles. Mais ce petit livre rose revêt surtout une puissance politique. Le clitoris ne pénètre pas, il porte donc en lui, selon Malabou, la possibilité de penser un autre rapport au pouvoir libéré de la domination et de cette volonté de pénétration dans tous les sens du terme.
A travers les revendications féministes, la représentation du clitoris dans les manuels scolaires en 2019, et de plus en plus de livres consacrés à cet organe, la «cause» du clitoris semble progresser aujourd’hui, pourtant vous dites qu’il reste «l’organe du plaisir effacé», pourquoi ?
Le clitoris est de plus en plus présent dans les manuels scolaires et c’est heureux, mais il s’agit d’un phénomène très récent. Depuis la libération sexuelle et jusqu’en 2019, il n’était pas question d’en parler à l’école. A mon époque, l’éducation sexuelle se limitait à savoir comment ne pas tomber enceinte. Et beaucoup de jeunes filles et de femmes ignoraient ainsi la réalité de leur morphologie sexuelle. Je crois que ce qui dérange dans le clitoris et explique sa difficulté à apparaître est la marque de son autonomie, l’idée qu’il est indépendant du vagin, qu’il peut y avoir une sexualité sans pénétration, sans visée reproductrice et donc quelque part sans masculinité. A travers le clitoris, c’est donc la liberté érotique de la femme qui est niée et reste encore à bien des égards insupportable aujourd’hui. Carla Lonzi, figure centrale du féminisme italien des années 70, est la première à avoir dit que l’éducation sexuelle devait être une éducation au plaisir. Or, on remarque que le plaisir est encore refusé à des millions de femmes, les mutilations sexuelles sont toujours monnaie courante. Par ailleurs, le sentiment de culpabilité que ressentent certaines femmes à n’être pas «vaginales» persiste. Il faudra encore du temps pour que soit acceptée cette vérité magnifiquement exprimée par Lonzi, «le sexe de la femme, c’est le clitoris».
L’histoire du clitoris que vous retracez est celle d’une négation, pourquoi parler d’«effacement» ?
Parce que c’est littéralement le cas. Le premier usage anatomique du mot est dû au médecin grec Rufus d’Ephèse dès le IIe siècle après J.-C., il apparaît ensuite chez Ambroise Paré au XVIe siècle dans un traité médical, mais Paré le supprime ensuite de ses œuvres. Ensuite, Gabriele Falloppio s’en attribue la découverte en 1561. C’est un vol qui a été fait à ce médecin grec, suivi d’une succession d’effacements. La confusion anatomique entre toutes les régions du sexe féminin (grandes lèvres, petites lèvres, clitoris…, appelés sans indistinction «nymphes») n’a fait que les renforcer. Beaucoup plus tard, Freud affirmera que le clitoris, par sa forme érectile, est un pénis castré. Donc chaque progrès vers la reconnaissance du clitoris n’a fait qu’ajouter à sa méconnaissance.
En outre, le clitoris a toujours été associé à une jouissance excessive. Une légende raconte que certaines Gorgones, dotées d’un clitoris volumineux, étaient condamnées à la masturbation à perpétuité. L’ablation était aussi un remède pour calmer les ardeurs de la femme, elle fut pratiquée en Occident comme thérapie de la nymphomanie et de l’hystérie. L’excision est présente dans toutes les cultures et il existe également toute une gamme d’excisions psychiques, comme la légendaire frigidité. Enfin, la philosophie profondément phallocratique écarte jusqu’à Beauvoir la question du plaisir de la femme.
Les études de genre ou le transféminisme ont, selon vous, pour conséquence un nouvel effacement…
Ce que j’ai voulu montrer est que plus l’effacement disparaît, plus il réapparaît sous d’autres formes. On assiste aujourd’hui à une guerre entre les féministes, en particulier avec l’introduction de la catégorie «non-binaire» par des philosophes comme Butler ou Preciado, à une négation du féminin. Si on parle du féminin, on est perçu comme essentialiste. Or, je fais une différence fondamentale entre «femme» et «féminin». Le féminin ne se réduit pas à la femme. Je ne crois absolument pas pour autant au caractère ineffaçable de la différence sexuelle entre hommes et femmes. Ce n’est pas du tout ma position non plus. En revanche, si on ne peut plus parler du féminin sans être taxé d’essentialiste, il y a quelque chose qui s’efface dangereusement à nouveau.
En même temps, vous n’êtes pas contre un clitoris transgenre, pas spécifiquement attaché au corps de la femme ?
Pour moi, le clitoris est la marque du féminin. Il peut en effet, comme le dit Paul B. Preciado, être artificiellement fabriqué à la suite d’une opération. Symboliquement, il peut être greffé sur n’importe quelle partie du corps. Ce que je défends, c’est l’idée que le clitoris, naturel, artificiel ou symbolique, inscrit quelque chose de féminin dans un corps, quel qu’il soit, quel que soit son genre, quelque chose qui n’est pas le phallus. Le féminin est une catégorie différente de celle de la femme comprise comme genre naturellement et normativement défini. Ce féminin-clitoris, il ne faut pas l’effacer. Aujourd’hui, le féminisme transgenre, radical, refuse de parler de féminin ou même d’employer le mot féminisme. J’y perçois une persistance de la masculinité, une tendance à se définir comme des êtres de pouvoir. Il m’apparaît discutable, pour ne pas dire plus, d’amputer le féminisme ou le transféminisme du féminin… et du féminisme lui-même.
Comment définir le féminin dont vous revendiquez l’importance ?
Encore une fois le féminin n’est pas lié pour moi à l’essence de la femme, il est pluriel. Sa pluralité dessine un autre rapport au pouvoir, délivré de la pulsion de pouvoir et donc de la pulsion de domination. Le clitoris est un organe qui n’est destiné qu’au plaisir, il ne sert pas à la reproduction, ni à la maternité, il n’est pas phallique. Il ne pénètre pas, c’est fondamental. A travers l’image du clitoris, je cherche à ouvrir cet espace de non-domination. Je l’appelle le féminin. Je sais qu’on me l’accordera difficilement, mais que l’on me donne un meilleur mot…
N’est-il pas légitime après des siècles de domination qu’il existe une volonté de renversement du rapport de force ? Pourquoi le féminin ne pourrait-il pas, ne devrait-il pas, être lié au pouvoir ou à la domination ?
Pour Carla Lonzi, qui a inventé l’adjectif «clitoridienne», une lutte est nécessaire, mais il ne s’agit pas d’une lutte contre les hommes. Il s’agit d’une lutte pour affirmer la spécificité de la jouissance féminine. Evidemment, il y a des revendications, celle d’une autosuffisance, d’une indépendance, du besoin aussi de se retrouver dans des collectifs féminins, comme la Librairie des femmes à Milan, dans les années 70. Mais c’est un pouvoir que je définirais comme pouvoir de jouir. Le pouvoir de s’affirmer comme ayant un certain corps, une certaine indépendance érotique. Le féminisme est aux femmes ce que la psychanalyse est aux hommes, une libération à la fois libidinale et psychique, pas une lutte entre maître et esclave.
Comment lier cette spécificité érotique féminine à une spécificité intellectuelle ?
Carla Lonzi dit que s’affirmer clitoridienne revient à penser par soi-même. C’est une déclaration très importante. Et je suis choquée que son ouvrage la Femme clitoridienne et la femme vaginale (1970) n’ait toujours pas été officiellement traduit en français. A l’époque, se dire clitoridienne, c’était presque un coming-out, cela faisait émerger un sujet qui pendant des siècles avait été complètement nié. Un nouveau type de subjectivité surgissait, et avec lui une certaine forme de conscience que Lonzi appelait «auto-conscience» et que la féministe américaine Audre Lorde qualifiait de «conscience lesbienne».
La reconnaissance d’une spécificité érotique en dehors de la pénétration va donc jusqu’à déterminer une liberté intellectuelle. Il s’agit de voir comment une singularité anatomique peut dépasser sa naturalité pour devenir une singularité érotique et théorique. Comment nier que le clitoris joue un rôle fondamental dans la pensée ? Pourquoi l’a-t-on chanté sur tous les tons à propos du phallus et n’a-t-on jamais examiné le rapport qu’il peut y avoir entre la jouissance clitoridienne et la création, intellectuelle, artistique, scientifique ?
Le clitoris a donc une portée politique, en quoi est-il un anarchiste ?
Le mouvement politique qui a le plus profondément lutté contre la domination, c’est l’anarchisme. L’anarchisme n’est pas une absence de pouvoir, c’est la possibilité de penser un pouvoir qui ne deviendrait jamais domination. Arkhê en grec signifie «principe», qui veut dire à la fois commencement et commandement. L’anarchie c’est donc ce qui est sans principe et n’est ni une origine ni un chef. Le clitoris correspond exactement à cela, c’est un organe qui a du pouvoir mais qui ne domine pas. Pour moi, le clitoris est un anarchiste. Le féminin est un espace, une place, un lieu, idéal ou non, où l’on peut penser le pouvoir sans la domination. Et le féminisme, c’est la lutte pour la reconnaissance de cet espace-là. La reconnaissance du féminin remet en question la forme phallique du pouvoir (qui n’est d’ailleurs pas seulement réservée aux hommes - il y a aussi des femmes de pouvoir, beaucoup même). Pour moi, penser le féminin, c’est penser un autre rapport au pouvoir libéré de cette volonté de pénétration dans tous les sens du terme, une distribution de l’énergie, de la puissance qui n’aliène pas. Si l’on veut être des sujets qui revendiquent le droit de ne pas être dominé·e·s, il faut bien construire une autre idée du pouvoir, puisqu’il ne s’agit pas non plus de se définir comme des victimes. Le féminisme aujourd’hui cherche à s’émanciper et de la domination et de la victimisation. Pour cela il faut une certaine approche du pouvoir.
A travers l’exemple des diverses positions sur les mutilations sexuelles, vous soulignez aussi le caractère schizophrénique du féminisme aujourd’hui…
Cela ne va pas tout seul en effet. J’en prends un exemple. De nombreuses femmes dénoncent les mutilations sexuelles comme des violences, d’autres voient dans cette dénonciation l’empreinte d’un féminisme blanc, eurocentré, une façon néocoloniale de voir les choses. Il faut le savoir et l’accepter, être féministe aujourd’hui, c’est intervenir dans un champ de conflits. Mais il est important de savoir quelle place on veut occuper. Je dirais même que c’est un devoir. Ne pas renoncer à se faire entendre. Ne pas avoir peur.
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