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lundi 23 novembre 2020

Racisme : «Des élus avec une tronche comme moi, on est des résilients»


 


Par Victor Boiteau — 

Photo Aimee Thirion pour Libération

Plusieurs maires et élus issus de l'immigration ont été victimes de menaces et insultes racistes ces derniers mois. Ils dénoncent un climat «délétère et préoccupant».

Samedi 14 novembre. Le rendez-vous a été donné au parc de L’Ile-Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), écrin de verdure entouré par deux bras de la Seine. Ils sont plusieurs dizaines de maires, élus et citoyens. Tous sont venus afficher leur soutien à Mohamed Gnabaly. Quelques jours plus tôt, le maire de la commune a retrouvé des croix gammées et une menace de mort, taguée sur son portail. «Je n’arrive toujours pas à comprendre, confie-t-il aujourd’hui. Le lendemain, des habitants se sont rassemblés devant chez moi pour scander “Tous citoyens, tous maires.” Ça m’a fait chaud au cœur.»

Ce samedi, ils sont les «boucliers de la République», comme dit un élu présent. «J’ai trouvé cette phrase très belle, se souvient Karim Baouz, élu à Arcueil, dans le Val-de-Marne. Mais un bouclier, il prend des coups.» Mohamed Gnabaly, la trentaine, enfant du quartier et fils d’imam, qui a vécu à Londres, New York et Mexico, incarne avec d’autres une nouvelle génération d’élus qui balaie les anciens barons locaux. Et qui, comme leurs aînés avant eux, sont victimes de menaces et insultes racistes, même s'ils ne veulent pas être enfermés dans la case du maire noir ou arabe.

«Peu importe la couleur de peau, il faut créer un sentiment de confiance, de protection avec les habitants», assure Gnabaly. A Marolles-en-Brie, petite commune du Val-de-Marne, Alphonse Boye, la soixantaine, ancien joueur de hand et chef d’entreprise, a remporté la ville en juin. Un journaliste lui a fait remarquer qu’il était le premier maire noir du Val-de-Marne. «J’habite cette ville depuis vingt-deux ans, mes enfants ont grandi ici, j’ai été président du club de handball : les gens n’ont pas élu un Noir mais quelqu’un qu’ils connaissent», explique le natif de Dakar qui a baroudé un peu partout dans le monde. Ses adversaires l’avaient pourtant prévenu : jamais cette petite ville aisée et paisible n’élira un maire noir. «Les urnes n’ont pas retenu la couleur de peau», tranche l’intéressé.

«Mon élection s’est jouée à cinq voix près, j’ai 30 ans et un nom imprononçable, mais les gens ont voté pour moi, raconte encore presque surpris Zartoshte Bakhtiari, maire de Neuilly-sur-Marne, en Seine-Saint-Denis. D’origine iranienne, l’ancien avocat a succédé à Jacques Mahéas, 81 ans, dont quarante-trois à la mairie. «Les gens peuvent passer outre certaines choses, comme l’origine. Je suis l’un des symboles de cette nouvelle France […] c’est ça, l’idéal républicain.»

Pas de «rasta à la mairie»

Dans l’Essonne, Steevy Gustave, alors candidat à la mairie de Brétigny-sur-Orge, a retrouvé durant la campagne du printemps dernier une inscription raciste taguée sur le mur de sa maison. «Pendant ces deux mois de confinement, les haineux sont sortis. Ils se sont dit “Vous ne pouvez pas laisser aller le rasta à la mairie”», raconte cet écologiste de 50 ans. Père martiniquais, mère sénégalaise, il raconte son histoire, celle de sa génération : «Durant des années, une génération s’est mise derrière les élus, collait les affiches et faisait les gros bras devant les salles de meeting. Aujourd’hui, ils veulent prendre le micro. Avec cette campagne, j’ai franchi un pas. Les gens se sont dit “c’est faisable, il a réussi.”» Arrivé deuxième derrière le maire actuel Nicolas Méary, Steevy Gustave garde espoir : «Même si je sers de marchepied à la génération suivante, je prends.» Il parle aussi d’un rendez-vous manqué avec les partis politiques, gauche et écolos en tête, passés à côté de «symboles».

Menaces sur les réseaux sociaux, lettres anonymes, appels masqués… «Nous vivons ces derniers mois dans un climat délétère et préoccupant, s’indigne Azzedine Taïbi, maire PCF de StainsQuand on s’attaque à un maire, on s’attaque à la République.» Taïbi roule avec le Parti communiste depuis une trentaine d’années. Un vieux routier. Un frondeur, corrigerait-il. «Ce qui gêne, c’est peut-être mon engagement…» En juin, il a inauguré aux côtés d’Assa Traoré une fresque peinte dans une rue de sa ville, en hommage à George Floyd et Adama Traoré. Colère des syndicats de police, et bras de fer avec la préfecture. «Je suis profondément attaché à la République, assure-t-il. Et le dire n’a pas l’air de plaire.» Il dénonce «ceux qui ont soufflé sur les braises».

 Un défenseur des libertés publiques, qui préfère rester anonyme, s’inquiète lui aussi du contexte actuel : «Tous ces maires ne sont pas protégés par l’Etat. Or nous n’avons jamais vu autant de menaces envers eux, c’est un mouvement de plus en plus inquiétant. Je crains un basculement, notamment venant de l’extrême droite.»

Fin d’un plafond de verre ?

«Certains n’ont pas l’habitude de voir des villes gérées par des gens issus de l’immigration, observe Fouad Ben Ahmed, adjoint à Bobigny. Au Parti socialiste, on avait beaucoup de notables, mais peu de personnes issues de l’immigration.» Dans ce bastion communiste, repris à l’UDI en juin par Abdel Sadi, la campagne a été particulièrement violente. «Les attaques envers les élus issus de l’immigration restent marginales, mais elles ne doivent pas être ignorées, note le socialiste. Je suis plutôt partisan de ne pas dramatiser. Sinon on reste enfermés là-dedans, et on oublie ce pour quoi on a été élu.» Karim Baouz reprend : «On a longtemps été les oubliés de la République. Mais là, quelque chose s’est passé, on entre dans une nouvelle ère, avec cette nouvelle génération qui arrive. Des gens issus des quartiers, comme moi, arrivent aux responsabilités. Les gens sont plus en avance que les politiques, ils sont prêts, et ne voient plus les couleurs. Même les gamins dans mon quartier s’identifient à nous !»

«Changer la vie c’est autre chose»

Dans un contexte de hausse des violences contre les élus en général (1), faut-il voir systématiquement du racisme dans ces agressions contre les maires issus de l’immigration? Le sujet est sensible. «Ces maires ne sont pas attaqués parce qu’ils sont noirs ou arabes. Ils sont attaqués pour les valeurs qu’ils défendent : celles de la République et de la gauche», assure l’avocat Arié Alimi.«J’ai l’intime conviction que c’est parce que ces élus incarnent les nouveaux visages de la République, que cela devient insupportable pour les racistes, le contredit l’insoumis dyonisien Bally Bagayoko. Des gens s’autorisent à assumer cette idéologie xénophobe au nom de la liberté d’expression.»

D’autres y voient davantage le résultat d’années de violences dans les quartiers populaires, où les difficultés s’accumulent, plus encore avec des mois de confinement, de boulots enlevés et des mois qui n’en finissent plus ? «La haine qui se répand de plus en plus, la structuration de l’économie parallèle, la dissolution de la légitimité démocratique, la dislocation des appareils politiques… Tout cela fait que les maires sont fragilisés, explique Erwan Ruty, directeur du Medialab 93 et auteur d’une Histoire des banlieues françaises. Il y a une violence raciste, mais il faut la replacer dans une situation de plus en plus tendue sur le territoire. Cette violence se développe dans un nuage d’autres violences.»

Azzedine Taïbi ne dit pas autre chose : «La première des violences, c’est la violence sociale. Quand on ferme une école ou des services publics, c’est une violence terrible.» Les nouvelles têtes pourront-elles y changer quelque chose ? Malgré la recomposition du paysage politique en cours, après les dernières municipales, un associatif local ne cache pas son pessimisme : «Changer les visages c’est bien, changer la vie c’est autre chose. Or les élus n’ont plus de capacité d’action, ni de relais pour gouverner.»

Les premiers concernés racontent une autre histoire, sans nier les difficultés. «Au lieu de parler de séparatisme, on devrait dire ce que nous avons en commun. On se bat sur le terrain, contre cette crise qui révèle des inégalités encore plus fortes», assure Taïbi. «Je suis un enfant de la République, […] mon élection, je veux y voir un symbole», poursuit Zartoshte Bakhtiari. «Des élus avec une tronche comme la mienne, on est des résilients […] Je ne suis pas une victime, mais un combattant», finit Steevy Gustave. Dans Banlieusards, le rappeur Kery James chante : «J’suis pas une victime mais un soldat/Banlieusards et fiers de l’être/On n’est pas condamné à l’échec.» Plus qu’un symbole.

(1) Selon l'Association des maires de France, 233 élus ont été agressés entre janvier et juillet 2020, contre 198 sur la même période.


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