Félicien (1) jure que c’est «presque pire pour lui» ; pour l’homme assis à son côté, silhouette frêle et chevelure opaline, 85 années de vie ; pour Jacques, ce père au cœur autrefois si ardent et aujourd’hui «à court de batterie». Face à la caméra de leur ordinateur, le fils explique pourtant avoir des métastases qui dévorent doucement son foie. Lui aussi attend une opération. Lui aussi a reçu des convocations à l’hôpital précipitamment annulées, accumulé les rendez-vous manqués. «Mon père a vécu des expériences de vie beaucoup plus intenses et traumatisantes que les miennes, dévoile pudiquement l’homme de 55 ans. Je me sens moins urgent que lui. Je ne supporte pas sa souffrance. Son angoisse de l’attente m’est plus insoutenable que ma propre détresse.» Le vieux père se dérobe d’émotion. En ce froid début de soirée breton, mi-novembre, il lui est trop difficile de commenter la situation. Au fond, que dire de ce chavirement nommé Covid ? De la déprogrammation et de l’inéluctable priorisation des patients ? «Tout ça, c’est compliqué», parvient à souffler Jacques.
Voilà plus d’un mois que Félicien est revenu vivre dans la maison finistérienne. Il ressentait le besoin de faire clan, de réconforter ses parents et réciproquement. Ce gestionnaire d’entreprise parisien a été diagnostiqué, début 2019, d’un cancer neuro-endocrinien né dans l’estomac et parti migrer dans le foie. Une opération était prévue fin février 2020 à l’hôpital Beaujon de Clichy (Hauts-de-Seine). Il y a eu un premier report à cause du déclenchement du plan blanc, puis un second, avant ce 7 avril et «cette chance inouïe» de passer au bloc. Passé l’été, ses médecins lui expliquent que son état «s’est quelque peu stabilisé» mais que «le foie est encore touché et que l’estomac doit aussi y passer». Félicien est remis sous traitement anti-tumoral. A cette époque, l’hôpital s’apprête à affronter la seconde vague de Covid-19 alors que les retards chirurgicaux du printemps sont à peine résorbés. On lui annonce qu’il pourra - «au mieux» - être opéré avant ou après les fêtes de fin d’année. «Je patiente avec des aliens dans le corps, expose-t-il, détonnant de résilience. Je m’interdis de me pourrir l’esprit avec la notion de perte de chance. Aujourd’hui, ma seule préoccupation est de savoir si je vais réussir à survivre à l’opération. Et d’envisager la suite de ma vie avec un estomac en moins.»
«Grands oubliés»
Pour Jacques, les épreuves ont réellement commencé lors du premier confinement. Des douleurs à la poitrine le terrassent, mais il soupçonne son stent, ce minuscule ressort métallique posé sur son cœur, d’avoir légèrement bougé. Il fait le choix d’attendre. «Avec tout ce qu’on entendait à la télé, c’était hors de question que je me rende à l’hôpital, relate-t-il. J’avais l’impression que le Covid attendait derrière ma porte, qu’il était prêt à me sauter dessus dès que j’allais la franchir.» Le couperet tombe finalement au mois de septembre, lors d’examens approfondis au CHU de Brest : ce n’est pas une histoire de ressort, mais une valve cardiaque qui s’est rétrécie de trois quarts. «Il faut me la changer, mais je suis désormais sur liste d’attente. On m’avait dit novembre, mais je n’ai toujours aucune nouvelle», explique Jacques. Il paraît nettement plus affligé que son fils. Comme si le chrono lui retournait la bile.
On les appelle les «sacrifiés collatéraux» ou les «grands oubliés». Ceux qu’Emmanuel Macron nomme les «autres patients» dans un système de santé tout orienté vers l’épidémie de Covid. Combien sont-ils ? De quelle teneur de gris leur vie s’est-elle noircie et leur tableau médical obscurci ? Impossible, aujourd’hui, pour le ministère de la Santé d’établir un état des lieux précis des retards pris depuis le début de la crise. Seule une analyse solide de la Fédération hospitalière de France laisse entrevoir l’ampleur du phénomène : rien que pour la première vague, l’activité chirurgicale aurait chuté de 58 % pour les hospitalisations complètes et jusqu’à 80 % en ambulatoire, «sans rattrapage dans les mois qui ont suivi». Des chiffres derrière lesquels s’agite une diversité de tempêtes intimes.
«Uppercuts»
Il suffit de les écouter raconter. Pour ces patients suspendus au temps, les humeurs ne se ressemblent guère. Il y a l’abnégation de Félicien. L’anxiété dévorante de Jacques. Il y a eu aussi l’obsession de René, 63 ans, à dompter ce «compte à rebours» si particulier. Atteint d’un cancer du pancréas, ce retraité originaire de Bois-Colombes (Hauts-de-Seine) a connu deux déprogrammations - l’une en mars, l’autre en juin - avant son intervention le 18 août. «A chaque fois, je m’étais préparé tout un processus de conditionnement. Ma valise était prête des semaines à l’avance, raconte cet homme au regard doux. En fait, j’étais un peu comme un compétiteur prêt à combattre son adversaire sur un ring. J’ai vécu les reports comme des uppercuts, mais jamais je ne suis tombé KO.» Son dossier médical, de l’épaisseur d’un manuscrit, trône sur la table du salon. «J’ai potassé le sujet, si vous saviez…» Il insiste : «On fait ça quand on a peur. On plonge sa tête dans les connaissances, on reste proactif. Le stress aurait pu me bouffer de l’intérieur.» Son opération a permis aux chirurgiens d’enlever onze ganglions atteints. René va probablement débuter une chimio. Une nouvelle étape qu’il approche presque en paix, comparé au «flou» des mois derniers, qu’il admet «traumatisant».
Emilie, elle, s’est employée à neutraliser sa «rage». Sa technique : remuer ciel et terre pour trouver un hôpital prêt à l’opérer. Cette quarantenaire attendait depuis cet été une date précise, au CHU de Grenoble, pour une lourde et double intervention - ablation des ovaires et restructuration mammaire à la suite de son cancer au sein droit de 2017. «J’appelais la secrétaire toutes les semaines», indique-t-elle. Face au retard accumulé du printemps, son cas est d’abord jugé non prioritaire. Puis la seconde vague envoie ses espoirs valdinguer. «Je fulminais, admet Emilie. J’avais des hémorragies inexpliquées depuis un an. Personne n’était capable de me dire pourquoi mes ovaires saignaient. C’était hors de question que je reste plus longtemps avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.» Hantée par la perspective d’une récidive, elle finit par contacter une chirurgienne de Clermont-Ferrand par le biais d’une adresse mail trouvée sur le Net. Bingo. Emilie a été opérée ce jeudi.
Temps «douloureux»
Vivian Guerchoux, lui, est dans une démarche totalement opposée : en attente d’une greffe de rein, ce Bourguignon de 28 ans préfère «tout oublier». Lundi, l’agence nationale de la biomédecine a confirmé l’arrêt provisoire et jusqu’à nouvel ordre des transplantations rénales à l’hôpital de Dijon, comme dans quatre autres agglomérations françaises. Or l’opération de Vivian devait se tenir en janvier. «Si je passe le temps à cogiter, je vais faire machine arrière», dit-il. Le jeune homme se préserve, car il ne connaît que trop bien son horizon. Déjà greffé d’un rein de sa mère en 2012, il attend désormais celui de son frère aîné. «Le post-opératoire a été extrêmement violent, rembobine-t-il. J’ai séjourné plus d’un mois à l’hôpital. Je ne suis qu’à moitié convaincu de vouloir retourner dans tout ce chantier, donc je préfère m’épargner toutes ces pensées.»
Son grand frère, Romain, est pourtant formel : la santé du «petit dernier» ne fait que se dégrader. Il est essoufflé, courbatu. Chaque nouvelle prise de sang est un coup de massue. Son second rein fatigue et le risque de recourir à la dialyse (qui le contraindrait à être relié à une machine plusieurs heures par semaine) s’accentue. «Pour notre mère, c’est compliqué», précise l’aîné avec retenue. «Elle m’appelle ou passe me voir constamment», complète Vivian.
Les familles voient les souffrances à l’œil nu et encaissent à leur manière. Face à l’épuisement généralisé de son père, la fille de René s’est lancée à «corps perdu» dans une monomanie encyclopédique, qui la pousse à lire toute la littérature médicale. Quant à la femme de Jacques, le Breton au cœur brinquebalant, c’est l’accablement. Elle constate que son mari ne peut plus bricoler, ni s’occuper du potager. Qu’il est essoufflé rien qu’à parler. Elle trouve le temps «douloureux».
Eulalie également, même si la culpabilité l’envahit. Lorsqu’elle reçoit dans sa chaleureuse demeure nichée au cœur des Alpes, cette architecte de 59 ans a préparé ses notes. «J’ai longuement hésité à parler, je culpabilisais à l’idée de voler la parole à une malade plus grave que moi. Je suis loin d’être une urgence absolue, mais oui, la déprogrammation me gâche la vie.» Le mal qui la ronge s’avère pernicieux et sacrément tabou : Eulalie souffre d’incontinence urinaire. Son «enfer» à elle. «Au moindre pas, au moindre geste, il y a une fuite. Je suis tout le temps mouillée. Je ne supporte plus cette odeur. Elle me rappelle celle de mon père les derniers mois avant sa mort.» Ses afflictions ont démarré par une descente d’organe, «à savoir [son] utérus». Initialement prévue en mars et «logiquement» reportée, son opération pour le replacer a finalement lieu le 21 septembre. Un soulagement rapidement balayé. «On s’est très vite rendu compte après l’intervention que les muscles de ma vessie avaient perdu leurs réflexes, et moi les commandes.»
Débordé par l’afflux de malades Covid, l’hôpital grenoblois ne peut rien faire. Une nouvelle date d’opération est fixée au 18 janvier 2021, «mais les médecins ne sont sûrs de rien». Eulalie narre son histoire d’un air quasi guilleret. «Bref, vous comprenez pourquoi mes amies m’appellent la pisseuse !» s’esclaffe-t-elle. On sent pourtant la carapace écorchée. La frustration de ne pouvoir bouger hors de la maison «sans accident». Le poids de l’anticipation. Le bruit des lessives à répétition. La désolation de ne pas faire l’amour à son mari «tout juste à la retraite et à peine retrouvé». La psychose d’être débusquée à la boulangerie par un autre client. «L’humiliation, finit-elle par lâcher. C’est une gifle de porter des couches à 59 ans», conclut-elle, les larmes aux yeux.
«Injustice»
Détaillé par Emmanuel Macron mardi soir, le calendrier du déconfinement est vécu pour beaucoup comme une nouvelle embûche. «Les gens vont passer des fêtes heureuses, retrouver un peu d’insouciance… Sans se douter que nous, nous allons passer notre pire Noël, la boule au ventre», désespère Romain, le frère de Vivian. Ce rapport aux autres, à l’insouciance, René n’a jamais réussi à l’apprivoiser : «Je me suis violemment disputé avec des proches pour une histoire de masques. Est-ce excessif ? Non. Ils ne comprenaient pas que mon avenir dépendait de leur irresponsabilité.»
Eulalie, de son côté, macère son acrimonie contre un gouvernement «incapable de s’organiser durant l’été» et dorénavant «bien nigaud de constater le naufrage des hôpitaux bloqués». Emilie, quoique soulagée d’avoir trouvé une solution, se dit «indignée» contre tout : l’Etat, les citoyens, même les chirurgiens. «Le sentiment d’injustice est trop fort pour que je parvienne à faire la part des choses», s’excuse-t-elle. Comme toujours, le généreux Félicien choisit de tempérer : «C’est sûr qu’il y a un décalage entre moi et les autres. Mais c’est une période terrible pour tout le monde, je suis plein d’empathie avec tous mes compatriotes. Peut-être que j’ai une couche supplémentaire pour tenir le choc.»
(1) Parce que les patients rencontrés n’ont pas toutes et tous évoqué leur maladie à leur entourage familial, amical ou professionnel, les prénoms ont été changés.
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