Deux jeunes architectes testent au Groenland, dans des conditions extrêmes, un habitat conçu pour la Lune ou pour Mars. Un journaliste danois les a rencontrés avant leur départ.
Le 30 mai dernier, des millions de personnes ont assisté au départ, organisé par la société aérospatiale SpaceX [fondée par le milliardaire Elon Musk], de deux astronautes de la Nasa vers la Station spatiale internationale. Ce moment a marqué le début d’une ère nouvelle : ce sont désormais des entreprises privées et non des États qui envoient des individus dans l’espace.
Les deux architectes spatiaux Karl-Johan Sorensen et Sebastian Aristotelis [respectivement âgés de 24 et 26 ans] ont jubilé encore plus bruyamment que les autres lorsque la fusée a quitté la rampe de lancement et a traversé sans problème l’atmosphère. Avec leur studio d’architecture, SAGA Space Architects, ils se préparent en effet depuis longtemps à cette nouvelle ère où les astronautes commenceront à partager l’espace avec des civils partant en excursion dans l’univers – ou déménageant carrément vers d’autres planètes. “Si le lancement s’était mal passé, l’industrie spatiale se serait arrêtée pour de nombreuses années. Mais maintenant la voie est ouverte, et des individus vont pouvoir vivre sur la Lune, avant de pouvoir se rendre sur Mars ou d’autres planètes. Il est donc essentiel de rendre la vie dans l’espace plus agréable et moins monotone”, affirme Karl-Johan Sorensen.
Les deux architectes sont prêts à aller très loin pour atteindre leur objectif. Afin d’avoir une longueur d’avance dans la course à l’architecture spatiale qui est désormais lancée, ils se sont associés à DTU Space [l’Institut spatial danois], au Fonds artistique de l’État [danois] et à de nombreux donateurs privés pour pouvoir tester dans l’un des endroits les plus extrêmes de la planète la base lunaire qu’ils ont conçue. Avec leur équipe composée de douze ingénieurs, designers, programmeurs et développeurs bénévoles, ils ont travaillé sur le projet dans un entrepôt à Sydhavnen [dans la zone portuaire de Copenhague]. Mais [depuis septembre] leur base lunaire [se trouve] à Moriusaq, dans le nord du Groenland.
Les architectes doivent y tester la base spatiale en y habitant eux-mêmes pendant quatre-vingt-onze jours, en isolement total, dans une région peuplée d’ours polaires, affichant une température moyenne de -30 °C et battue par des vents extrêmement violents. “Nous nous plaçons dans une situation extrême. Mais nous n’allons pas tenter de traverser le pôle Nord et, a priori, nous n’allons pas chasser les ours polaires. Si tout va bien, nous resterons dans une petite capsule pendant trois mois. Et ce sera probablement très ennuyeux. Ça l’est déjà pour les astronautes dans l’espace, et ça le sera pour les gens qui, un jour, habiteront sur Mars”, expliquait Karl-Johan Sorensen [avant le départ].
Un premier séjour dans le désert
Les deux architectes savent déjà qu’un paysage exotique mais infertile peut rapidement devenir lassant. Lorsqu’ils étaient encore étudiants, ils ont passé à tour de rôle deux semaines seuls dans le désert de Wadi Rum, en Jordanie. C’est l’endroit de la Terre qui ressemble le plus à Mars. Les premiers jours, tout était excitant, mais leurs yeux se sont vite habitués au paysage éternellement rouge, et la solitude et la monotonie se sont installées.
En rentrant du désert, ils se sont dit qu’on pourrait difficilement se plaire sur une autre planète, si c’était pour vivre dans un paysage infertile à l’intérieur d’une base spatiale étroite aux surfaces aseptisées. C’est la raison pour laquelle Sorensen et Aristotelis ont, entre autres, conçu un mur végétal d’herbes aromatiques censées apporter un peu de vie à la base spatiale et des saveurs à leur nourriture lyophilisée. Dans l’espace commun, ils vont cultiver des algues comestibles qui [en plus de transformer le dioxyde de carbone en oxygène] donneront elles aussi un peu de couleur au quotidien et de la nourriture dans leurs assiettes, tout en les protégeant du rayonnement cosmique.
Créer des variations dans le quotidien
Ils ont aussi créé un système d’éclairage pour toute la base qui donne l’illusion du parcours du soleil dans le ciel, ce qui est appréciable au Groenland [où la nuit polaire a débuté début novembre]. Grâce à un système d’éclairage à imprévisibilité intégrée [qui décline un temps artificiel dans leur habitacle coupé de l’extérieur], Karl-Johan Sorensen et Sebastian Aristotelis ne sauront jamais à quelle météo ils devront s’attendre pour le lendemain. Il y aura des jours de tempête, de pluie, de tonnerre, et un bruit de fond correspondant diffusé par les haut-parleurs dans le mur. D’autres jours, il y aura du soleil ou des arcs-en-ciel.
L’idée de prévoir une différence visible entre les jours est venue aux deux architectes lors de discussions avec les participants à l’expérience Mars500 [un programme spatial expérimental qui s’est déroulé entre 2010 et 2011]. Six volontaires avaient alors vécu en total isolement pendant cinq cent vingt jours afin d’étudier les conséquences psychiques d’un long voyage jusqu’à Mars en vaisseau spatial. “Au bout de cent jours, ils ont eu une panne d’électricité, qui est devenue un repère important pour eux. Les participants ont expliqué qu’ils se servaient de cette panne pour [replacer dans le temps] d’autres événements : [ils tentaient de se rappeler s’ils] s’étaient produits avant ou après elle. Ce découpage du temps leur a été très précieux. Cette expérience montre que nous avons besoin de variations dans notre quotidien. C’est une façon de découper notre vie en chapitres. Sinon, on se désintègre”, explique Sebastian Aristotelis.
Principe de l’origami
Pour supporter l’isolement, l’espace est décisif. Beaucoup d’efforts ont été déployés pour la conception d’une base lunaire tellement peu encombrante qu’elle a tenu dans un conteneur d’environ 6 mètres de longueur pour son transport jusqu’au Groenland. Mais en même temps elle doit être suffisamment grande pour qu’il soit possible d’y habiter sans devenir claustrophobe – sans compter que Karl-Johan Sorensen, qui mesure plus de 2 mètres, a besoin de place pour ses jambes.
Ce problème, les architectes l’ont résolu en ayant recours aux principes de l’origami, l’art japonais du pliage de papier. La base lunaire est constituée de petites plaques qui, lorsqu’elles sont assemblées, forment une boule compacte facile à transporter. Une fois sur place, elle peut se déplier en une forme qui ressemble à une grande ruche d’abeilles, couverte de panneaux solaires. À l’intérieur, les deux hommes disposent d’une pièce commune d’environ 2 m2 pour travailler et faire de l’exercice physique, d’une entrée où se trouvent également les WC, et d’une chambre chacun. Celle de Karl-Johan Sorensen est un peu plus longue pour qu’il puisse s’allonger complètement.
Campagne participative
Mais même avec leur base lunaire spacieuse et les nombreux équipements destinés à améliorer leur bien-être mental, les deux hommes craignent toujours que leurs rapports pâtissent de la mission. “Soit nous sortons de cette expérience en étant les meilleurs amis du monde, soit nous devenons des ennemis jurés. Nous nous connaissons bien, mais c’est une épreuve sans pareille de vivre dans une telle promiscuité”, confie Karl-Johan Sorensen.
Si les choses se passent mal entre eux, leur conflit sera suivi par de nombreux spectateurs. En effet, pour couvrir les frais de l’expédition, le studio d’architecture a lancé une campagne participative sur la plateforme Kickstarter. Plus de 500 personnes ont fait don d’un peu plus de 200 000 couronnes [près de 27 000 euros] pour l’expédition, en échange d’une maquette imprimée en 3D de la base lunaire, d’une affiche, de l’inscription de leur nom sur un mur de la base ou de l’envoi d’informations vidéo quotidiennes durant la mission.
“Convaincre que construire dans l’espace a un sens”
D’autre part, les deux architectes ont accepté de participer à toute une série de projets de recherche destinés à étudier différents aspects de l’évolution de leur état mental lors de l’expédition. “Nous mettons beaucoup de choses en jeu. Mais nous le faisons pour montrer aux grands acteurs de l’industrie spatiale comme la Nasa et SpaceX que nous connaissons bien le sujet. En cas d’échec, nous subirons bien entendu une perte professionnelle importante, mais la question reste ouverte : qu’est-ce qui peut rendre la vie meilleure pour les gens dans l’espace ?” explique Karl-Johan Sorensen.
Les deux architectes ont toujours eu pour principe d’être suivis par beaucoup de gens lors de la réalisation de leurs projets. C’était également le cas au cours de leurs études d’architecture. Tout a débuté avec leur projet de fin d’études, qui consistait à concevoir un nouveau centre culturel pour le port de Koge [dans l’est du Danemark]. Sorensen et Aristotelis trouvaient que leur projet n’était pas assez ambitieux. Après une longue bataille avec le directeur de leur institut, ils ont été autorisés à choisir un autre site où se projeter : une avancée rocheuse au pied d’un volcan sur Mars.
“La rumeur s’est rapidement propagée que quelques étudiants fous étaient en train de dessiner des logements pour Mars. Il y a eu beaucoup de monde lors de la présentation de notre projet. C’était la première fois que nous osions donner libre cours à notre fascination pour l’architecture spatiale. Nous avons appris que, lorsqu’on fait quelque chose d’aussi fou, il faut travailler encore plus dur. La plupart des gens peuvent adhérer à l’idée de construire un centre culturel à Koge, mais là nous n’allions pas seulement dessiner un bâtiment, nous allions aussi convaincre les gens que construire dans l’espace avait un sens”, raconte Sebastian Aristotelis.
Aucune place laissée au superflu
Heureusement, les enseignants ont été convaincus par la proposition : transformer un rocher en base martienne avec une consommation minime de ressources et une protection maximale contre le rude climat de la planète. À partir de là, leurs idées de logements sur Mars se sont transformées en un nouveau projet, qui a valu aux deux architectes un premier prix dans un concours international. Un projet qui leur a aussi permis de comprendre la cause de leur engouement pour l’architecture spatiale. “Lors de mes études d’architecture, je trouvais qu’on parlait de beaucoup de choses insignifiantes et qu’il manquait une volonté de rechercher ce qu’il y a d’absolue vérité dans la construction. Nous ne l’avons pas trouvée, loin de là. Mais si on construit quelque chose qui ne fonctionne pas, dans l’espace ou sur la Lune, des gens mourront. Notre démarche permet en tout cas de mieux voir ce qui marche”, explique Sebastian Aristotelis.
Autrement dit, l’espace développe ce que les architectes nomment une “mentalité anti-toc”. Pour Karl-Johan Sorensen, les mauvaises solutions sont tout bonnement dangereuses, mais l’espace représente un autre défi : ce qu’on peut emporter de la Terre est extrêmement limité. Tout le superflu est exclu, ce qui procure une lucidité indispensable, quelle que soit la planète pour laquelle on construit des logements. “L’espace peut révéler la résistance de l’architecture et des individus au stress. Ce qui est essentiel dans un logement pour le bien-être d’une personne devient évident lorsqu’on se retrouve dans les situations les plus extrêmes. Dans le secteur du bâtiment, on évoque souvent le plaisir de construire de manière plus durable, mais dans l’espace on n’a pas le choix. On est obligé de prendre en compte l’obligation d’utiliser ce qui se trouve sur la planète et l’éventualité de devoir réutiliser ces ressources sans interruption pendant dix ans”, explique Karl-Johan Sorensen.
Une expérience unique
Sebastian Aristotelis et lui ne pouvant quitter la Terre pour tester leur base lunaire, ils ont été obligés de se mettre eux-mêmes en danger de mort en choisissant pour leur mission l’un des lieux les plus isolés et les plus extrêmes du monde. Si l’on prend en compte certains paramètres, la base devra y résister à des conditions plus extrêmes que sur la Lune. Le site de Moriusaq est d’ailleurs tellement inhospitalier que le village qui s’y trouvait a déménagé depuis longtemps. Or, si cela pouvait paraître de mauvais augure, l’absence de population sur le site a été un paramètre déterminant. Une équipe de sauveteurs peut en effet mettre deux ou trois jours pour atteindre la base lunaire, en cas d’urgence. Sur la Lune aussi, les secours seront éloignés et il faudra pouvoir résoudre tous les problèmes par radio.
“Si vous êtes dans une boîte et que vous savez qu’il vous suffit d’arrêter quand vous en avez assez, c’est trop facile”, explique Karl-Johan Sorensen. Lui et Aristotelis ont travaillé sur le projet [pendant plus d’un an], en y consacrant le plus clair de leur temps. La perspective de passer trois mois en isolement dans la petite base lunaire ne leur fait donc pas peur mais s’annonce plutôt comme un temps de respiration nécessaire dans leur quête de reconnaissance par les grands acteurs de l’industrie spatiale. “Le meilleur scénario serait évidemment qu’une partie de notre matériel s’avère vraiment efficace et qu’on puisse, par exemple, poursuivre nos travaux sur le mur végétal ou la structure en origami. Il se peut aussi que tout ce que nous avons conçu ne marche pas et qu’on doive recommencer de zéro. Quoi qu’il arrive, c’est une expérience tout à fait unique qu’il est donné de vivre à très peu d’individus”, conclut Karl-Johan Sorensen.
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