Sans titre, issu de la série «Pornographie», d’Edouard Levé, 2002.
Photo Courtesy Succession Edouard Levé et galerie Loevenbruck, Paris
Malgré l’extrême diversité des contenus pornographiques disponibles, gays comme hétéros continuent souvent à visionner des vidéos alimentant les fantasmes assez conventionnels d’exaltation de la virilité, explique le sociologue Florian Vörös.
Que se passe-t-il dans la tête d’un homme quand il choisit un film porno ? Quelles vont être ses préférences pour se donner du plaisir ? Le sociologue Florian Vörös, enseignant-chercheur à l’université de Lille, a interviewé une trentaine d’hommes et quelques femmes sur leurs fantasmes. Malgré l’hyperdiversité sexuelle mise en avant par les sites type Pornhub (cocu, éjac, coréen, léchage de chatte, etc.), les hommes interrogés par le jeune chercheur font preuve d’un imaginaire assez conventionnel et routinier.
Domination masculine, soumission féminine : ils sont nombreux à citer ces deux grands totems de l’ordre sexuel pour atteindre l’excitation et la jouissance. Nombreux aussi à apprécier «l’érotisation des stéréotypes sociaux et la mise en scène spectaculaire de la domination masculine» du porno. Jeunes Arabes à la virilité exacerbée, jeunes femmes asiatiques forcément soumises et disponibles, le genre véhicule de nombreuses «idées reçues concernant le genre et la race» qui viennent alimenter les machines fantasmagoriques masculines. Virilité, conquête, possession constitueraient ainsi l’archétype de ces fantasmes, toutes sexualités confondues. «Si tous les hommes n’ont pas les mêmes fantasmes, constate Florian Vörös, l’attachement à la virilité est un élément récurrent.»
Discrète, souvent secrète, la masturbation pornographique, facilitée par le téléphone portable, est une pratique largement partagée. Quelle place prend-elle dans la vie sociale, familiale, sexuelle et intime de ces hommes, se demande le jeune sociologue. Il vient de publier en livre les conclusions de son étude : Désirer comme un homme, enquête sur les fantasmes et les masculinités (la Découverte). Les entretiens ont été réalisés avant #MeToo, de 2010 à 2012, mais en matière de sexualité, les changements de comportements se font sur le temps long, à l’échelle d’une génération. Dans quelques années, il sera intéressant d’étudier l’effet #MeToo sur les fantasmes masculins.
Pourquoi avoir analysé les fantasmes des hommes à partir de leur consommation de porno ?
Le porno est une pratique routinière et très répandue. Un homme sur deux déclare en visionner souvent ou parfois, selon l’enquête sexualité en France de 2006 (derniers chiffres fiables). Les hétéros qui vivent en couple en regardent plutôt le soir après que femme et enfants sont couchés. C’est leur jardin à eux, secret, important dans l’équilibre conjugal et familial. Les hommes gays multipartenaires ont, eux, une consommation beaucoup plus liée à la recherche de partenaires sexuels. Le porno renvoie à des fascinations à la fois personnelles et collectives et permet de voir comment des hommes se positionnent face à des scénarios de films qui souvent sont fondés sur l’érotisation des stéréotypes, une virilité assez exacerbée, des rapports de domination genrée.
Mais le fantasme ne dit pas forcément la vérité de ce que nous sommes…
Non en effet, mais il est tout de même intéressant de comprendre comment les hommes font sens de ces images, de les interroger sur ce qu’ils ressentent en les voyant. La démarche de l’enquête consiste à replacer la masturbation pornographique dans un contexte culturel, de comprendre comment cette pratique prend sens à l’intérieur d’une vie intime, sexuelle, conjugale, familiale et en rapport avec les autres habitudes en matière de pratiques médiatiques et corporelles. Les hommes ont tendance à concevoir cette pratique comme un espace d’expression naturelle de «leur» virilité.
Hétéros ou gays, les hommes que vous avez interrogés revendiquent un certain attachement à la virilité…
Si tous les hommes n’ont pas les mêmes fantasmes, la virilité est effectivement un élément récurrent. Malgré la potentielle diversité offerte par Internet, les fantasmes que j’ai recueillis sont assez conventionnels et répétitifs. Virilité, conquête, possession : l’érotisation des stéréotypes sociaux et la mise en scène spectaculaire de la domination sexuelle sont deux caractéristiques récurrentes de la pornographie. Mais en même temps qu’elle est réaffirmée, cette virilité doit être maîtrisée par ces hommes, dans un geste de distinction vis-à-vis des figures repoussoirs incarnées par exemple par le «beauf» ou la «racaille». Les hommes blancs de classes moyennes et supérieures entretiennent souvent un rapport ambivalent à la virilité : ils y sont généralement très attachés mais ressentent aussi un risque de régression vers le «préhistorique», le «sauvage», «l’animal».
Vous citez cet homme marqué par une scène sexuelle dans la Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud, qui lui était restée en mémoire comme particulièrement excitante et qui en fait, se révèle être une scène de viol.
Avec la récurrence des désirs de possession et de domination, les plaisirs masculins les plus répandus et les plus normalisés impliquent potentiellement la violence. Les fantasmes où «l’homme force la femme» sont courants. Ils ont pour terreau un univers hétéronormé où les hommes sont à l’initiative et où les femmes sont réceptives. Le problème n’est pas le porno, mais la normalisation de la domination masculine. Une image ne conduit pas au viol bien sûr, mais la culture dominante valorise une virilité pénétrante et agressive et la présente comme une caractéristique naturelle des hommes. Ces hommes se présentent volontiers comme au-dessus du problème car ils seraient des «spectateurs responsables». Ils sont en fait plus préoccupés par leur réputation morale que par la lutte contre les violences sexuelles.
Revient souvent chez les hommes hétéros le fantasme de la disponibilité féminine…
J’ai rencontré pas mal d’hommes qui avaient du mal à fantasmer en dehors des schémas de domination masculine, de soumission et de disponibilité féminine. La disponibilité est associée à une femme accessible par tous les orifices, cette idée d’un désir féminin insatiable, non comme corps féminin désirant mais dans l’acceptation du seul plaisir masculin. Ce fantasme de disponibilité est souvent lié à une forme d’exotisme orientaliste, par exemple à travers les fantasmes de la «femme de l’Est» ou de la «femme asiatique». Pour ces hommes français blancs, les Françaises seraient moins disponibles, car plus impliquées dans une demande d’égalité et donc moins soumises. Selon l’idéologie masculiniste occidentale, il existerait un ailleurs où le féminisme n’existerait pas et où les femmes seraient plus douces et naturelles. Mais dans ces fantasmes de soumission, on rencontre aussi des hommes qui, a contrario, s’imaginent à la place des actrices pornos. Position de soumission, à quatre pattes pour se masturber ou bien pris dans un gang bang comme une porn star.
Chez les hommes gays, d’autres fantasmes reviennent souvent…
Il y a un investissement fort chez les gays blancs autour de l’objet érotique que représente le lascar, le jeune Arabe de banlieue. Ces hommes se disent conscients que les vidéos de jeunes hommes baisant dans les caves de cité HLM sont exagérées, grotesques, non crédibles. Mais ils disent aussi que les jeunes hommes arabes sont «vraiment comme ça» : «chauds», «virils» «agressifs» et «sauvages». Ce désir blanc de «virilité lascar» traverse la culture cinématographique et littéraire gay. Au début du XXe siècle, domine la figure de l’éphèbe efféminé. Au tournant de la guerre d’Algérie, l’imaginaire français se focalise sur l’homme algérien, arabe en général - les catégories sont floues -, associé cette fois à la violence et à l’agressivité (1). Dans l’univers contemporain, sa déclinaison va être le jeune de banlieue, excitant mais aussi potentiellement dangereux car jugé sexiste, homophobe, violent, agressif. Il y a une fascination et une répulsion pour la virilité arabe. Que l’on retrouve aussi chez les hétéros.
Chez les hétéros, mais aussi les gays, le porno serait un espace de libération où ils ne seraient pas obligés de composer avec les normes égalitaires. Un entre-soi masculin où l’on respire…
Oui c’est leur définition de la «libération sexuelle». Une forme de camaraderie hétérosexuelle masculine, sans les femmes, sans les conjointes notamment. Un espace de respiration, loin du féminisme qui étoufferait les hommes. Un groupe de copains qui se connaît depuis l’adolescence partira en week-end et regardera du porno. Une pratique adolescente qui perdure, où la blague l’emporte sur le vécu intime : ces hommes ne sont pas à l’aise pour parler de ce qui les excite réellement. Ils vont plutôt se rabattre sur des standards pornos masculins afin de partager une culture commune.
Il y a aussi les forums de passionnés de porno, où la parole est plus sincère. J’ai pu en observer quelques-uns. Sur le papier, les femmes y sont les bienvenues mais en réalité on leur reproche souvent d’être trop aguicheuses, séductrices ou vulgaires. Ces forums deviennent alors un entre-soi masculin de plus, où l’on se préoccupe de nouveau davantage des stéréotypes négatifs sur les consommateurs de porno que des violences sexuelles masculines.
Dans votre enquête, les hommes gays se montrent plus réflexifs que les hommes hétéros sur leur rapport à la masculinité, mais expriment tout autant leur attachement à la domination masculine…
Oui, ils s’interrogent davantage sur le rôle de la virilité dans leur sexualité et l’apport du porno dans leurs vies sexuelles. Mais le fait de jouer sexuellement avec la virilité s’accompagne aussi d’un attachement aux normes et aux hiérarchies de la masculinité. Ils n’expriment pas forcément de sympathie envers les changements proposés par les mouvements féministes notamment dans le domaine de la sexualité. On présente souvent le fantasme gay pour la virilité «hétéro» comme une «haine de soi». Or dans la manière dont ce fantasme est raconté, j’ai aussi noté une solidarité érotique avec les hommes hétéros. Comme eux, ils revendiquent le droit d’être virils, le droit de s’amuser entre hommes. Entre vrais mecs sous-entendu.
Quelle influence du porno dans la vie des hommes que vous avez rencontrés ?
La pornographie n’a pas d’effet isolé, elle consolide - mais aussi parfois déstabilise - un système de représentation culturelle déjà en place. Comme toute pratique culturelle, elle renforce ce qui est déjà normalisé. Elle ne crée rien de toutes pièces, elle vient juste revitaliser un système de significations qui rythme déjà notre vie quotidienne, conforte des stéréotypes de genre qui organisent notre vie. Quand les hommes que j’ai rencontrés affirment que leur virilité découle naturellement de leur sexe, ils se basent aussi beaucoup sur des savoirs biologiques ou psychologiques à prétention scientifique.
Vous citez des lesbiennes qui regardent du porno gay ou des gays qui visionnent du porno hétéro…
Le monde est bien plus complexe que des hétéros regardant du porno hétéro, des gays du porno gay, et des femmes qui n’en regarderaient pas ou seulement du porno pour femmes. Mais cette diversité sexuelle n’est pas organisée de façon égalitaire. Hormis le porno pour femmes ou le porno féministe, assez marginaux en termes de production, les femmes sont principalement confrontées à une offre pensée par et pour les hommes, autour de l’orgasme hétérosexuel masculin et des fantasmes hétéronormés. L’organisation des sites web porno est conçue pour ne pas exposer des hommes hétéros au porno gay. Si des femmes veulent projeter des fantasmes sur des corps d’hommes, elles vont plutôt s’orienter vers le porno gay. Les hommes y sont présentés de manière plus érotisée. Le porno hétéro montre des représentations beaucoup moins sexualisées et désirables du corps masculin.
Le porno peut-il refléter une plus grande diversité sexuelle ?
Le porno reflète déjà une diversité sexuelle incroyable. La représentation de la sexualité est beaucoup plus diversifiée dans le porno que dans le cinéma d’auteur par exemple. Si j’ai recueilli des fantasmes aussi conventionnels, c’est aussi lié au fonctionnement des grands sites comme PornHub qui mettent en avant les contenus les plus hétéronormés. Si l’on veut davantage de diversité sexuelle dans le porno, il faut mettre fin à la stigmatisation de cette forme culturelle et donner des moyens aux actrices, réalisatrices et productrices qui s’efforcent de la changer de l’intérieur. Plus on censurera l’expression de la sexualité sur Internet, moins la pornographie sera créative et ouverte aux influences féministes.
(1) Lire à ce sujet Todd Shepard, Mâle Décolonisation, Payot
Florian VÖRÖS Désirer comme un homme, Enquête sur les fantasmes et les masculinités La Découverte, 162 pp., 2020,
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