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Dans le métro de Hongkong à l’heure de pointe, le 10 mai. Photo Getty Images
De la chaîne de montage au smartphone, on pourrait croire que ce sont en premier lieu les techniques qui asservissent les humains… mais c’est oublier le pouvoir oppressif de nos organisations sociales.
Manger, travailler, dormir… En réduisant le champ de nos existences, le reconfinement nous aura donné la désagréable impression d’être réduits à l’état de travailleurs disciplinés, simples rouages dans une vaste machine politique, économique et sociale qui nous contrôle à grands coups d’autorisations de sortie, mais aussi de mails et de smartphones qui vérifient que nous télétravaillons bien.
«Position dégradée»
Cette métaphore à base de mécanismes et d’engrenages est aussi un concept, celui de «mégamachine», régulièrement mobilisé par des intellectuels depuis les années 60. Il leur permet de résumer la complexité de l’organisation des sociétés occidentales, en postulant que toutes nos institutions tournent à peu près dans le même sens : non contentes d’épuiser les ressources des humains et de la planète, elles reproduisent un système pourtant incapable de répondre à nos besoins. La pandémie ? A peine freinée. La transition écologique ? Timidement amorcée. L’ascenseur social ? Rouillé. «La notion est précieuse car elle explique comment les humains se sont retrouvés dans une position dégradée. La mégamachine n’est pas un appareil technique, mais une organisation sociale qui ressemble à une machine», explique Fabian Scheidler. L’essayiste et philosophe allemand a mobilisé le concept dans son dernier livre, la Fin de la mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement, récemment publié en français au Seuil (1). Avant lui, l’économiste Serge Latouche, théoricien de la décroissance (2), avait tout simplement intitulé l’un de ses livres la Mégamachine (La Découverte, 1994, nouvelle version en 2004). «J’ai utilisé cette notion car elle souligne que la plus grande invention technique du génie humain est l’organisation sociale, et pas les objets que celle-ci est capable de produire», dit-il. En d’autres termes, nos machines mécaniques sont à l’image de la mégamachine humaine dans laquelle nous vivons. Du nucléaire à la 5G, du couteau suisse aux fusées, chaque société développe les technologies permises par son organisation sociale et politique ainsi que par les valeurs qu’elle considère comme primordiales. Lorsque l’innovation est le principal moteur de la mégamachine - comme aujourd’hui -, le système a toutes les chances de s’emballer. «L’imaginaire du progrès a complètement bouleversé les choses. Or la plupart des sociétés n’avaient pas pour ambition de trouver des innovations, parce que leur mode de vie leur convenait», estime Latouche.
«Pensée linéaire»
Décrire la formation et la croissance de la mégamachine revient donc à retracer l’histoire de l’humanité dans le sens d’un assujettissement progressif. C’est ce qu’a fait l’historien américain Lewis Mumford (1895-1990), le père du mot «mégamachine». Dans le Mythe de la machine, paru en 1967, il explique comment le travail des humains a été conçu dès l’Antiquité comme une suite de tâches mécaniques standardisées qui nous sont aujourd’hui familières (3). Il s’intéresse notamment à l’Egypte de la fin du IVe millénaire av. J.-C. Cette civilisation sans roue, ni poulie, ni écrou, a pourtant su ériger des pyramides grâce à la capacité de la société à réunir et à organiser une grande puissance de travail humaine selon un plan précis. Comme des Chaplin sur leur chaîne de montage avant l’heure : «Ces ouvriers étaient pour ainsi dire réduits à leurs réflexes en vue d’un résultat mécaniquement parfait», écrit Mumford. Cette mécanique humaine bien huilée fera office de matrice. «Il n’est pas certain que les machines actuelles auraient atteint un tel point de perfection si l’on n’avait d’abord appris les rudiments de leur assemblage avec des éléments humains malléables», ajoute-t-il.
En racontant comment cette mégamachine s’est étoffée au fil du temps, Mumford fait ressortir des fondamentaux dont on perçoit encore l’influence aujourd’hui : une structure de pouvoir pyramidale dominée par une royauté divine, une force militaire chargée de l’encadrement et de la coercition, sans oublier une bureaucratie puissante qui maîtrise l’écriture et peut donc à la fois diffuser les messages du pouvoir central, mesurer et ainsi contrôler la production. Fabian Scheidler y ajoute d’autres «tyrannies», comme l’apparition des inégalités ou les catéchismes de tout poil dont les récits rendent leur situation acceptable à ceux qui sont soumis à la machine.
Système social, politique et économique, la mégamachine est aussi une vision du monde, que Scheidler décrit comme une «tyrannie de la pensée linéaire». Celle-ci prend son essor à l’époque moderne : cartésianisme en tête, des courants de pensée décrivent humains et animaux comme des machines au comportement mécanique et prédictible. Mondes vivant et non vivant s’unissent donc progressivement autour des mêmes principes rationnels, et s’influencent mutuellement : les humains conçoivent des machines dont l’utilisation nécessite de changer l’organisation sociale. La porte est ouverte à l’industrialisation, aux chaînes de montage, à l’organisation scientifique du travail, et désormais à l’ubérisation. «La mégamachine est idéologiquement fondée sur la prétention qu’elle serait le système le plus rationnel de l’histoire humaine», conclut Scheidler. Cette perfection supposée explique son développement sur tous les continents dès les lendemains des «grandes découvertes», avec l’appui du capitalisme et du colonialisme. «L’époque moderne voit la création des compagnies commerciales par actions qui développent leurs activités dans le monde entier. Elles sont soutenues par les Etats et leurs armées. Cette convergence d’intérêts instaure un système inédit qui repose sur l’accumulation sans fin de capital et sur la transformation de la nature en marchandise», commente Scheidler.
Aujourd’hui, l’achèvement de la mondialisation économique porté par le néolibéralisme semble parachever cette irrésistible expansion. «On pourrait dire que la révolution numérique marque le triomphe absolu de la mégamachine», estime Latouche. Non contents de concentrer une grande partie de la puissance économique à l’échelle mondiale, les géants du numérique ont aussi placé nos existences sous la surveillance des algorithmes qui conditionnent en partie nos modes de vie. Réagissant au moindre bip, nous serions véritablement devenus machines dans «la Machine».
Mais pas sûr que la mégamachine ait définitivement gagné. «Quand on voit les ratés dans la lutte contre le coronavirus, on se dit qu’elle est tout sauf performante !» observe Latouche. Pour Scheidler comme pour Latouche, il est même probable qu’elle s’effondre d’elle-même après avoir détruit les systèmes écologiques et climatiques. Et les humains conservent la possibilité de déjouer les logiques qu’elle voudrait leur imposer. C’est ce qu’a conclu Bruno Chaudet à partir d’une enquête menée dans le monde du BTP. Pour ce chercheur en sciences de l’information et de la communication, les grandes entreprises du secteur imaginent bel et bien un modèle où le travail des ouvriers serait rationalisé au maximum, sous le contrôle de logiciels, afin d’éviter toute erreur ou action non planifiée. L’ouvrier y serait une machine parmi d’autres. Mais sur le terrain, la situation se présente sous un jour différent : «Il y a toujours des détournements, des inventions par lesquelles les acteurs de terrain déjouent les cadres qui leur sont imposés, dit-il. C’est sans doute la faiblesse de la notion de mégamachine : elle ne permet pas de se concentrer sur ces alternatives.»
«Leçons des amish»
Encore faut-il que les grains de sable humains soient assez solides pour gripper cette grosse mécanique. «La survie de la machine dépend tout autant de la capacité de ses promoteurs à la faire vivre qu’à celle des forces émancipatrices à s’unir pour l’attaquer là où elle se fissure», estime Scheidler. «Il faut créer des relations sociales nouvelles sur lesquelles construire de nouveaux modèles, et, pour cela, parvenir à dépasser le sentiment d’impuissance et l’individualisme imposés par l’idéologie néolibérale», explique-t-il. Serge Latouche, lui, appelle à ne plus se laisser dominer par la course infinie aux innovations techniques. «Les politiques de recherche, les projets d’innovations doivent être guidés par la société et non mis en œuvre de façon indépendante, sans que l’on ait décidé de leur utilité pour la collectivité. De ce point de vue-là, on peut prendre des leçons des amish qui discutent collectivement du bien-fondé des technologies nouvelles», ironise-t-il en référence aux récents propos d’Emmanuel Macron qui reprochait aux anti-5G d’être aussi technophobes que cette communauté américaine. Autant dire que la mégamachine serait plus supportable si elle était collectivement pilotée.
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