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mercredi 25 novembre 2020

Le rire, formidable « pompe à endorphines » pour temps de crise

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Publié le 23 novembre 2020

IN*Portrait jeune homme riant, extérieur



Rire au temps du Covid-19 ? Rire pour conjurer l’angoisse ? Les ravages du SARS-CoV-2 ont ravivé ces questions : pourquoi rions-nous ? D’où vient cette étrange réaction stéréotypée qui nous fait montrer les dents, émettre des sons inarticulés, expirer de façon saccadée, le visage saisi de convulsions, le thorax secoué de soubresauts ? Pourquoi cette curieuse vocalisation, cette mimique baroque – entre grimace et arme de séduction ?

« Faire rire, c’est faire oublier. Quel bienfaiteur sur la terre, qu’un distributeur d’oubli ! », s’écrie Hugo (L’Homme qui rit, 1869). La recherche du mot français « blagues », sur Google, a connu un pic entre le 29 mars et le 4 avril 2020, soit peu avant l’acmé du nombre de décès quotidien durant la première vague de Covid-19 en France. Un reflet de l’ennui lié au confinement ? Pas seulement. Qui d’entre nous n’a pas trouvé un certain réconfort dans les dessins d’humour, histoires drôles et vidéos circulant de façon virale sur les réseaux sociaux ? Tel ce (faux) chef d’orchestre qui, tout en dirigeant une musique endiablée, se lave frénétiquement les mains. Le second confinement, malgré la lassitude, n’a pas épuisé ce besoin d’humour.

« Le monde est vieux, dit-on, je le crois ; cependant – Il le faut amuser encor comme un enfant. » Dans Le Pouvoir des fables (1678), La Fontaine confie ce qu’est pour lui une fonction essentielle du rire : offrir, face à l’âpreté du monde, un bref éclair récréatif. Un divertissement, au sens pascalien. Mais le rire a bien d’autres raisons d’être. Rire fédérateur ou séducteur, rire libérateur ou cathartique, rire antalgique ou apaisant, rire réparateur. Mais aussi rire forcé ou nerveux, rire ironique et moqueur, rire insoumis et subversif, rire destructeur parfois. D’emblée apparaît l’ambivalence constitutive du rire, dont témoigne l’étymologie. Pour désigner cette hilarité, le grec utilise deux termes : gêlan (le rire joyeux) et katagelân (le rire agressif ou moqueur). L’hébreu aussi : sâhaq et lâhaq.

La science du rire est une mosaïque de regards qui se juxtaposent. Philosophes et sociologues, anthropologues et primatologues, évolutionnistes, neurologues, psychiatres et psychologues, médecins spécialistes de la douleur : tous ont, chacun dans son domaine, proposé des éléments de réponse à l’énigme du rire. Qui reste, cependant, un sujet de recherche marginal. Au 23 novembre, PubMed, le principal moteur de recherche des études publiées en biologie et médecine, recensait 2 406 références sur le sujet « laughter » (rire), contre 64 458 pour « tears » (pleurs) et 522 103 pour « depression ». Tour d’horizon de ces fragments de rire qui révèlent, décidément un drôle de comportement, lui aussi contagieux. Lui aussi, parfois, épidémique.

Le rire est-il « le propre de l’homme » ?

Le rire a des antécédents chez de nombreuses espèces de mammifères. C’est un démenti cinglant à cette assertion si fameuse et si fausse. Qui n’a ri, d’ailleurs, devant cette vidéo où l’on voit un jeune orang-outan pris de fou rire, à s’en rouler par terre, face au tour de magie d’un humain ?

En 1999, le neuroscientifique estonien Jaak Panksepp fut le premier à montrer que des rats domestiqués produisent, quand on les chatouille, un son aigu (dans les ultrasons), qu’il a assimilé à un rire. En 2016, une équipe allemande confirme que le rat est bien capable de rire. Les chercheurs ont chatouillé des rats apprivoisés, qui adorent cela. Là encore, les rongeurs ont poussé des petits cris, à une fréquence de 50 kHz, qui ressemblaient à des rires une fois transformés en sons plus graves. Ces guilis sur le ventre et le dos stimulaient – bien plus qu’une simple caresse – des neurones du cortex somatosensoriel. Quand les chercheurs excitaient ces mêmes neurones sans chatouiller les rats, ils déclenchaient les mêmes vocalisations que les chatouilles. En situation de stress (surélevés et exposés à une lumière forte), cependant, les rats chatouillés ne rient plus.

En 2009, une équipe de l’université de Portsmouth s’est mise, elle, à chatouiller cinq espèces de primates : des bébés humains et de jeunes gorilles, chimpanzés, bonobos et orangs-outans. Résultats : tous ont ri, mimiques faciales et vocalises à l’appui. Plus étonnant : les sons produits par ces différentes espèces se ressemblent d’autant plus que celles-ci sont plus proches sur l’arbre généalogique des espèces. Autre curiosité : les humains adultes, les gorilles et les bonobos rient seulement à l’expiration, tandis que les chimpanzés et les bébés humains rient à la fois en inspirant et en expirant.

Quels ont été les avantages évolutifs du rire ?

Tournons-nous vers le père de la théorie de l’évolution : Charles Darwin (1809-1882). Il est l’auteur d’un ouvrage méconnu, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872), où il défend l’idée que les émotions de base (joie, tristesse, peur, colère, surprise et dégoût) sont des réactions innées, universelles et utiles, sélectionnées au cours de l’évolution des espèces.

Et le rire ? Il serait une manifestation de joie sociale, une façon de renforcer la cohésion du groupe. Il servirait « au comportement expressif commun du bonheur » et procurerait ainsi, « pour une espèce, un avantage social en termes de survie », explique Christian Hess, professeur émérite de neurologie à l’université de Berne (Suisse), dans la Revue médicale suisse, en 2008. C’est pourquoi le rire serait présent dans d’autres espèces sociales que la nôtre. « Le rire vient donc de loin », résume le professeur Laurent Cohen, chercheur en neurosciences et neurologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP, Paris). « Voilà qui devrait élargir agréablement le cercle de la bonne société avec laquelle nous partageons le plaisir de rire », s’amuse-t-il dans Cerveau & Psycho, en 2019.

Il y a deux différences de taille, malgré tout, entre le rire de l’homme et celui des autres mammifères. « Chez ces espèces animales, il se manifeste presque exclusivement dans des contextes de jeux – surtout chez les jeunes – avec des contacts physiques, explique Guillaume Dezecache, maître de conférences en psychologie sociale et expérimentale à l’université Clermont-Auvergne. Le rire permet de faire comprendre que ce jeu est inoffensif. Il évite l’escalade vers la violence physique. »

Seconde différence : les humains rient même en l’absence de contacts physiques. Chez l’homme, le rire (comme les pleurs) a été rattaché à des contenus cognitifs nouveaux. Il s’est branché sur l’humour dans des contextes sociaux. Le rire, cet instrument de communion : « C’est pourquoi les acteurs comiques sont les plus populaires », note l’historien Alain Vaillant.

Comment le rire renforce-t-il les liens sociaux ?

Les primates non humains disposent d’un autre moyen d’éprouver leurs liens sociaux : le toilettage. « En s’épouillant mutuellement, ils effectuent un massage un peu vif qui stimule la libération d’endorphines, ces molécules naturellement libérées par le cerveau, et dont l’action est similaire à celle de l’opium ou de la morphine », indique Guillaume Dezecache. D’où l’effet anxiolytique, antistress voire antidouleur de cet épouillage.

Mais les hommes n’ont généralement plus besoin de s’épouiller. « Le rire aurait remplacé le toilettage pour créer du lien social », ajoute le psychologue. Dans une situation d’incongruité – lorsqu’on redoute un danger qui n’en est finalement pas un –, la peur est levée : le groupe se rassemble autour du rire et peut ainsi évacuer le stress. « Le rire est à l’homme ce que la fonction d’épouillage est aux grands singes », résume Alain Vaillant.

« Le principal mécanisme pour créer du lien social, chez les primates humains ou non humains, est la libération d’endorphines dans le cerveau, mécanisme qui appartient au système de contrôle de la douleur », souligne Robin Dunbar. En 2011, il a montré, avec ses collègues de l’université d’Oxford, que le rire social élève le seuil de sensibilité à la douleur. Cinq expériences ont été menées, chacune sur une trentaine d’individus : ceux-ci devaient regarder soit des vidéos comiques (groupe exposé au rire), soit des documentaires très neutres (groupe contrôle). Verdict : le groupe exposé au rire était significativement moins sensible à la douleur (il résistait mieux à un garrot serré ou au contact d’une poche glacée).

« Chez les primates non humains, l’épouillage ne provoque une libération d’endorphines que chez un seul individu. Dans les sociétés humaines, le rire social entraîne une libération collective d’endorphines. Cela aurait démultiplié la capacité humaine à former des réseaux sociaux », observe Guillaume Dezecache. Selon ce scénario évolutif, le rire aurait précédé l’apparition du langage. La parole, chez l’homme, aurait ensuite renforcé la taille et la cohésion des groupes sociaux. « Nos études plus récentes montrent que les personnes qui rient ensemble sont plus enclines à se confier des secrets personnels. Elles montrent aussi plus de générosité entre elles et à l’égard d’étrangers », ajoute Robin Dunbar.

Chez le petit d’homme, quand apparaît le premier rire ?

Chez le nouveau-né, le premier rire émerge autour du quatrième ou cinquième mois de vie. Il s’observe même chez les enfants sourds-muets et aveugles. Le rire comme les pleurs sont des mimiques innées d’expression des émotions de base – avec la peur, la déception ou le dégoût. Ils apparaissent donc chez tous les nouveau-nés, de manière universelle, quelles que soient la culture et l’éducation.

Le rire social entraîne une libération collective d’endorphines, une manière de renforcer le lien social.

Quant au sourire – une mimique sans production phonatoire –, il survient dès l’âge de deux semaines, dans sa forme la plus élémentaire. Un pur réflexe, que peut suffire à déclencher, vers l’âge de 3 à 5 semaines, la représentation figurative d’un visage. Telle est la magie des sourires d’un enfant : ils sont un des plus forts ciments des liens qui se tissent avec sa mère ou son père. On pourrait sans doute en dire autant du rire. « Nul n’ira jusqu’au fond du rire d’un enfant », notait Hugo (La Légende des siècles, 1876). Plus tard, à mesure que l’enfant grandit, le sourire se différencie progressivement en « une gigantesque multiplication de nuances et de combinaisons, où le langage non verbal ultrarapide, accompagnant la forme verbale, permet une communication hautement efficace », observe Christian Hess.

Le rire, comme son contraire émotionnel, les pleurs, est plus stéréotypé dans ses manifestations que le sourire. Sans doute parce que ces deux formes d’expression des émotions sont assez primitives. Elles sont d’ailleurs étroitement liées, sur le plan phylogénétique. « Le rire et les pleurs sont cousins », aurait dit Goethe, en se fondant sur sa propre expérience. C’est aussi pourquoi le rire et les pleurs « peuvent, dans des conditions extrêmes – même chez le sujet sain –, survenir de manière paradoxale, mélangées, voire combinées », écrit Christian Hess. Fait notable, le rire est mal contrôlé par la volonté. C’est pourquoi il est particulièrement difficile de le contrefaire de façon convaincante – comme pour les pleurs.

Pour les philosophes, à quoi rime le rire ? Qu’est-ce qui le déclenche ?

Vaste sujet. « Il n’est pas de grand philosophe, depuis Platon jusqu’aux plus contemporains (en passant par Aristote, Descartes, Hobbes, Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, etc.), qui n’ait parlé du rire, qui ne se soit appliqué à inventer sa formule pour en percer le mystère », écrit l’historien Alain Vaillant dans La Civilisation du rire (CNRS Editions, 2016). Fait notable : l’ambivalence du rire – perçu comme tantôt négatif, tantôt positif – se retrouve dans les trois théories proposées par les philosophes pour expliquer l’irruption d’une hilarité.

La première, défendue par Platon, Cicéron, Hobbes et Descartes, est celle du sentiment de supériorité du rieur : le rire est alors moqueur, parfois méchant et dégradant, voire inconvenant et dangereux. C’est le rire qui exclut : on rit face au clown qui s’étale, par exemple. Cette conception assez sombre sera longtemps celle de l’Eglise. « Mi-ange, mi-bête : dans le doute, le christianisme a attribué le rire au diable », note Alain Vaillant.

Le constat de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss rejoint cette vision pessimiste. « En considérant l’ensemble des mythes relatifs au rire, on est frappé par une contradiction apparente, écrit-il. Presque tous assignent au rire des conséquences désastreuses, dont la plus fréquente est la mort. Quelques-uns seulement l’associent à des événements positifs» (Le Cru et le Cuit. Mythologiques 1, 1964.)

La deuxième théorie philosophique du rire est celle de l’incongruité. Elle est proposée par Pascal, Kant, Schopenhauer… « A partir des données de son environnement, notre cerveau fait à tout instant une prédiction logique du futur immédiat. Mais, subitement, la situation prend une tournure inattendue : cela déclenche le rire. Un mécanisme à l’œuvre dans les mots d’esprit, par exemple », explique Jean-Christophe Cassel, neurobiologiste à l’université de Strasbourg. Une pensée ici pour Raymond Devos, ce subtil magicien des mots.

La troisième théorie est celle du soulagement, de la libération face à une situation stressante. C’est celle de Spencer et de Freud. « Le rire permet d’évacuer une tension psychique », indique le neurobiologiste. C’est, typiquement, l’exemple de deux adolescents timides, attirés l’un par l’autre sans oser se le dire, qui conversent sans jamais cesser de rire.

Il faudrait sans doute ajouter l’humour comme une arme de sédition, quand il s’agit de dénoncer les bassesses des petits-maîtres ou les exactions des tyrans. Ironie, caricatures, railleries et satires en tout genre : « L’homme mord avec le rire », relevait Baudelaire (De l’essence du rire. Et généralement du comique dans les arts plastiques, 1858). En témoigne, par exemple, le film Le Dictateur, de Charlie Chaplin (1940), sorti aux Etats-Unis en plein régime nazi, qui tourne en ridicule Hitler et ses sbires. « Rien ne désarme comme le rire », remarquait Henri Bergson (Le Rire. Essai sur la signification du comique, 1899). Bergson soulignait aussi la dimension sociale du rire, tout en partageant certains points des théories de la supériorité et de l’incongruité.

A noter : la théorie du rire qui soude et renforce la cohésion sociale ne provient pas des philosophes, mais des évolutionnistes et des psychologues.

Existe-t-il des différences culturelles dans le rire ?

« Le rire a beau être universel, on ne rit pas avec la même intensité, ni des mêmes choses », remarque l’historien Alain Vaillant dans son ouvrage La Civilisation du rire. Tous les peuples du monde rient. Mais il faut aussi compter sur les préférences individuelles. Et, surtout, sur la dimension culturelle du rire. Les fondements du comique varient selon les époques et selon les sociétés. Selon les époques, d’abord : prenons les bouffons du Moyen Age. Ils étaient seuls à pouvoir s’amuser de tout, se travestir, tourner en dérision le pouvoir politique et même religieux. Rappelons, aussi, que les blagues à caractère raciste, heureusement proscrites aujourd’hui, amusaient sans scrupule il n’y a pas si longtemps encore, en France ou ailleurs…

Sur les ressorts du rire selon les cultures, les clichés abondent. Tentons néanmoins une brève incursion sur ce terrain glissant. Par exemple, en 2009, un café géo s’est tenu à Paris sur le thème : « L’humour a-t-il une géographie ? » Un constat avait alors été dressé par l’Association pour le développement des recherches sur le comique, le rire et l’humour (Corhum) : les Anglais seraient enclins à la litote, les Américains à l’exagération, alors que les Suédois priseraient l’ironie luthérienne. Soulignons par ailleurs que, dans des pays comme la Chine, le rire peut être l’expression d’une gêne – plus encore qu’en Occident – ou d’un refus poli.

Autre exemple : le rire ironique. « Il apparaît en France au XVIIIe siècle, dans un régime dominé par le pouvoir royal. L’aristocratie ironise alors pour marquer sa différence sans s’opposer frontalement au pouvoir : il s’agit de respecter les codes sociaux», explique Alain Vaillant. C’est la raison pour laquelle, selon l’historien, les Américains ont aujourd’hui tant de mal avec l’ironie mordante à la française, jugée peu empathique. « Dès l’origine, l’Amérique a été une démocratie. Le recours à l’ironie était donc inutile. » Les Anglais aussi, au XVIIIe siècle, ont développé une forme d’ironie. Mais l’Angleterre est alors un pays libéral. « L’humour anglais consiste surtout à pratiquer l’autodérision, non à se moquer des autres. C’est le flegme anglais », constate Alain Vaillant.

Sourires complices d’un couple de Néerlandais, fin XIXe siècle.

Les façons de rire dépendent aussi des cultures. « Quand on rit, quelle que soit la ritualisation, on montre les dents. Pour les Touareg, le rire aussi bien que le sourire doivent autant que possible s’effectuer bouche fermée, car montrer ses dents connote un aspect maléfique », souligne Inès Pasqueron de Fommervault dans son mémoire de master d’anthropologie en 2012. Autre exemple : au Japon, quand une femme rit, la main devant la bouche est de rigueur. Il apparaît en effet indécent de voir une femme découvrir ses dents.

Rire aux larmes, ou rire pour éviter les larmes ?

« Rien n’est plus sérieux que l’humour, car il permet de dire de manière socialement partageable des vérités insupportables », souligne Boris Cyrulnik, en préface du livre L’Humour entre le rire et les larmes. Traumatismes et résilience (O. Jacob, 2014). Ce livre est signé de Marie Anaut, psychologue clinicienne, professeure à l’université de Lyon. « En contexte traumatique, l’humour peut agir comme un mécanisme défensif permettant d’atténuer nos peurs et nos souffrances en libérant les tensions internes », explique la psychologue. Avec le recul du temps, l’humour peut permettre d’évoquer d’anciennes blessures. « Le truchement de la dérision permet de transformer suffisamment les expériences traumatiques passées pour les rendre partageables avec les autres. » Par sa mise à distance, le rire aide à endiguer la vague d’émotions qui ressurgit à l’évocation de ces souvenirs douloureux. « En permettant de raconter l’irracontable, il contribue à donner un sens aux épreuves traumatiques. »

Des preuves ? Elles se trouvent dans les récits des patients, confiés dans le secret de la consultation. Les enfants maltraités, par exemple, utilisent parfois un surnom humoristique pour tourner en dérision leur persécuteur. « Cela s’inscrit dans une stratégie défensive de contre-pouvoir face au tortionnaire, qui est rabaissé et devient ainsi moins effrayant. Cet humour de survie, agressif et haineux, recèle également un pouvoir libérateur pour les tensions accumulées, exprimant le soulagement de pouvoir rire de ce qui fait peur », explique Marie Anaut. Et l’autodérision ? Elle est peut-être un moyen d’éviter les conflits. Ou une béquille qui aide, là encore, à se relever d’un traumatisme.

Quelle est la mécanique cérébrale du rire ?

Comme souvent en neurologie, c’est l’histoire des patients qui renseigne sur le fonctionnement « normal » de notre machinerie cérébrale. Car il arrive que le rire déraille. Telle cette femme de 39 ans, atteinte d’une sclérose en plaques relativement bénigne, venue consulter Laurent Cohen à la Pitié-Salpêtrière. Cadre supérieure dans les ressources humaines, elle était saisie de rires incoercibles souvent déclenchés par un stress, dans les situations les plus incongrues : par exemple, quand elle devait annoncer un licenciement.

Cette patiente, avec bien d’autres, a aidé à distinguer trois niveaux dans la machinerie humaine du rire. « Le rez-de-chaussée (niveau 1) héberge le programme automatique du rire », raconte Laurent Cohen. Situé dans le tronc cérébral, il pilote, de façon coordonnée, les spasmes du visage et des cordes vocales, les secousses du diaphragme, les réactions du système nerveux autonome qui nous font rougir et transpirer… Grimpons maintenant au premier étage (niveau 2), qui comprend l’hypothalamus et différentes régions du cortex. C’est lui qui déclenche ou inhibe le rire automatique du niveau 1. Poursuivons notre ascension : le second étage (niveau 3) comporte de nombreuses pièces corticales, dont le cortex préfrontal. « C’est lui qui analyse le potentiel comique des situations. Il prend en charge la dimension cognitive du rire, qui mobilise nos émotions, nos souvenirs, notre sociabilité, nos traditions culturelles, et aussi, bien sûr, la sophistication plus ou moins élaborée de l’humour », explique Laurent Cohen.

Les niveaux 2 et 3 doivent non seulement déclencher le rire à bon escient, mais aussi l’empêcher de survenir à tort et à travers. Chez la patiente au rire incontrôlable, la sclérose en plaques avait provoqué de petites lésions des voies nerveuses qui descendent du cortex vers le tronc cérébral. Le contrôle exercé sur le niveau 1 était donc perturbé : cette patiente ne pouvait plus inhiber son rire automatique. Pour autant, sa capacité à apprécier l’humour était intacte. Bonne nouvelle : après un traitement par des antidépresseurs (des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine), elle a rapidement retrouvé une capacité de contrôle de son rire.

A noter : cette architecture à trois niveaux du rire est une vision « un peu idéalisée », convient Laurent Cohen, à partir de deux articles (Wild B. et al., Brain, 2003 ; Scott S. et al., Trends Cogn. Sci, 2014). Ajoutons que, dans la mécanique du rire, interviennent aussi des structures enfouies dans les profondeurs du cerveau, les « noyaux gris centraux » (qui participent au contrôle de la motricité involontaire et à l’harmonisation de l’activité motrice volontaire), sans qu’on puisse les rattacher clairement à l’un de ces trois niveaux.

Y a-t-il d’autres types de rire pathologique ?

Oui. Parmi ces rires pathologiques, le plus spectaculaire est le fou rire prodromique, qui « annonce une attaque cérébrale », relève Christian Hess. Un diagnostic posé en urgence pourrait permettre de prévenir la survenue de cet AVC grâce à un traitement précoce (une « thrombolyse », qui détruira le caillot sanguin menaçant d’obstruer une des artères irriguant le cerveau). Encore faut-il que les médecins sachent très vite identifier le risque imminent d’AVC dans cet épisode de rires convulsifs  un phénomène rare et méconnu.

Le plus souvent, les accès de rire incoercible sont une complication d’accidents vasculaires cérébraux (AVC) déjà survenus, comme en témoigne encore une étude parue le 4 novembre 2020. Là encore, le rire automatique émis par le tronc cérébral (niveau 1) échappe au contrôle des étages supérieurs, lésés par l’AVC. D’autres rires incontrôlés peuvent être liés à des crises d’épilepsie (« crises gélastiques »), en particulier chez l’enfant : ils sont souvent dus à des tumeurs de l’hypothalamus. Tel ce bébé britannique né en 2014 qui, deux semaines seulement après sa naissance, riait jusqu’à dix-sept heures d’affilée. Ce petit Jack souffrait d’une tumeur bénigne de l’hypothalamus qui fut opérée avec succès à l’âge de 2 ans, comme l’ont raconté ses parents dans le Daily Mirror.

On peut également citer le cas de certains patients qui présentent une propension maniaque aux plaisanteries (« moria »). Cette manie résulte, pour l’essentiel, de lésions du cortex fronto-basal droit. D’autres personnes, par ailleurs, sont incapables de comprendre l’humour : c’est souvent l’effet de lésions du cortex fronto-polaire. Les maladies neurodégénératives aussi altèrent le sens de l’humour, comme Alzheimer et plus encore certaines pathologies qui affectent les régions tout à l’avant du cerveau. « Ces patients, raconte Laurent Cohen, ne perçoivent plus l’humour de situations comiques. Mais ils peuvent s’amuser de faits qui n’ont rien de drôle»

On peut, enfin, rire sous l’effet euphorisant du gaz hilarant (protoxyde d’azote) ou de certaines drogues. Le mode d’action précis du gaz hilarant, par ailleurs utilisé en anesthésie – et dont l’usage récréatif n’est pas sans danger –, reste en partie un mystère. On sait qu’il interfère avec des voies de signalisation des neurones en modulant l’activité de nombreux canaux ioniques. Chez le rat de laboratoire, ce gaz induit la libération de dopamine (un neuromédiateur), qui stimule les neurones dopaminergiques du circuit de la récompense (voie mésolimbique). Il s’oppose aussi à l’action du glutamate (un autre neuromédiateur) sur les récepteurs dits « NMDA ».

Le rire peut être spontané ou provoqué par l’effet euphorisant du gaz hilarant (protoxyde d’azote) ou de certaines drogues.

« Nous avons pris l’habitude, dans notre société contemporaine, de considérer le rire en tant que manifestation positive de la vie sociale. Il apparaît même, pour (…) notre culture occidentale, comme une nécessitéMais en tant que médecins, nous devons aussi prendre en compte les multiples aspects négatifs du rire », conclut Christian Hess.

Peut-on mourir de rire ?

Oui… même si c’est très rare ! On ne parle pas ici du rire dément du « Joker », ce clown devenu tueur psychopathe dans le film qui porte son nom (2019), une fiction du réalisateur Todd Phillips. Dans la réalité, le rire peut être la cause de troubles neurologiques. Premier exemple : une « syncope du rire » se produit parfois, chez les asthmatiques surtout, après un épisode de rire prolongé. Ce phénomène résulte d’une augmentation de la pression intrathoracique, qui se transmet, via le canal rachidien, au système veineux intracrânien. D’où cette syncope qui – exceptionnellement – peut conduire au décès.

Il existe d’autres rires nocifs, heureusement non mortels et plutôt rares. Il arrive qu’un rire subit déclenche une brusque perte du tonus musculaire (cataplexie) qui peut conduire à la chute. Ce « rire cataplectique » s’observe surtout chez des patients atteints de narcolepsie, maladie qui se manifeste par des crises de sommeil incontrôlables. Outre les mesures d’hygiène du sommeil, on dispose heureusement de médicaments qui canalisent assez bien cette affection (modafinil, méthylphénidate, oxybate de sodium, pitolisant).

Autre trouble récemment mieux compris : les céphalées induites par le rire. Certains de ces maux de tête, dits « céphalées secondaires induites par le rire », sont dus au même mécanisme que les céphalées induites par la toux : « Ils résultent d’une augmentation brève de la pression intracrânienne », explique Christian Hess. Mais il existe aussi des « céphalées primaires induites par le rire ». Leur mécanisme est mystérieux mais elles répondent bien à un médicament : le divalproex, un psychorégulateur qui est aussi un anticonvulsivant.

Rire peut-il améliorer les performances au travail ?

Il semblerait que oui. En 2012, une méta-analyse sur le sujet a été publiée. L’humour « positif » au travail est associé à de meilleures performances des employés, à des mécanismes efficaces de gestion du stress et à une solide cohésion du groupe. Une conclusion de bon sens ; encore fallait-il l’étayer. Les mêmes bienfaits sont observés lorsque les dirigeants sont perçus comme ayant de l’humour. Avis aux leaders de tout bord : semez une pincée de gaieté dans vos équipes !

Selon cette même méta-analyse, l’humour au travail diminue le taux de burn-out. A condition, bien sûr, que ce rire ne dégénère ni en moqueries ni en harcèlement. Et qu’il respecte les cultures et les personnalités des collègues de paillasse (ou de bureau). Moyennant quoi, « l’humour est un catalyseur de pensée créative. Pour les mathématiciens, “Ha + Ha = Aha” », s’amusait Michael Kerr, un conférencier canadien, dans Comment rire dans votre laboratoire peut améliorer la science, un article publié (en anglais) en 2018 dans Nature, écrit par la journaliste Amber Dance.

Peut-on distinguer un rire sincère d’un rire factice ?

« Les indices concrets sont subtils », reconnaît Laurent Cohen. Le rire authentique se déploie dans des sons plus aigus et plus prolongés, son timbre est différent. Fait notable, la capacité d’un individu à discriminer un rire véridique d’un rire simulé dépend de ses capacités sociales.

En 2017, une équipe de l’University College de Londres s’est intéressée à des adolescents qui présentaient des signes précoces de psychopathie, un type de personnalité marqué par un manque d’empathie, un comportement antisocial, une impulsivité et une absence de remords. Les chercheurs leur ont fait écouter une série de rires authentiques ou non. Ces ados devaient estimer leur degré d’authenticité et de contagiosité. Résultats : ils avaient du mal à distinguer les vrais rires des faux, qu’ils jugeaient très peu contagieux. Dans les zones cérébrales du niveau 2 de la machinerie du rire, ils montraient également des activations neuronales réduites.

Et chez les personnes douées d’une bonne capacité sociale ? C’est un résultat strictement opposé qu’a mis en évidence, en 2018, une équipe de l’université de Porto (Portugal). Là encore, les auteurs ont fait écouter à 120 individus une série de rires authentiques ou non. En parallèle, ils évaluaient les capacités émotionnelles et empathiques de chacun d’eux par une batterie de tests. Résultats : ceux qui montraient les scores émotionnels les plus élevés étaient aussi ceux qui distinguaient le mieux l’authenticité des rires, et qui les trouvaient les plus contagieux.

Le rire est contagieux, mais peut-il être épidémique ?

Nous l’avons tous observé : le rire, plus encore que le bâillement ou les pleurs, est contagieux. Ce caractère communicatif conforte l’idée que sa fonction primordiale est « la synchronisation émotionnelle d’un groupe social », relève Christian Hess. Nous rions d’ailleurs le plus souvent lorsque nous sommes accompagnés. Rire tout seul – sauf en son for intérieur – est toujours un peu suspect. Et c’est parce qu’elles misent sur cette contagiosité que les émissions télévisées diffusent souvent des rires préenregistrés.

Incroyable mais vrai. La contagiosité du rire peut être telle que des « épidémies de rire » ont été décrites. La plus fameuse a secoué la Tanzanie – et l’Ouganda – en 1962-63. A vrai dire, bien des mystères demeurent sur cet épisode d’hilarité collective. Ce gigantesque fou rire a démarré dans un pensionnat pour jeunes filles tenu par des missionnaires, au bord du lac Victoria. On ne sait ce qui a déclenché ces crises soudaines de rires mêlés de pleurs qui pouvaient durer jusqu’à seize jours. Toujours est-il que le phénomène a diffusé, obligeant à fermer des écoles. Ces jeunes filles ont transmis « la maladie du rire » à leurs proches et à d’autres institutions. Au total, plusieurs centaines de personnes ont été touchées. « Dans des cas isolés, ces “orgies de rire” ont conduit à l’épuisement, entraînant vraisemblablement aussi des syncopes du rire avec incontinence. De nombreuses personnes sévèrement atteintes ont été hospitalisées », indique Christian Hess. Il pourrait s’agir d’un phénomène d’hystérie collective, avec une forte composante culturelle.

Quels sont les bienfaits du rire ?

Aujourd’hui, les séminaires et les clubs du rire « poussent comme des champignons », relève le neurologue Christian Hess. Ces écoles de « rigologie » ou ces « yoga du rire » se développent depuis plus de vingt ans, sous l’impulsion, notamment, du docteur Henri Rubinstein. Dans les hôpitaux, l’association Le rire médecin, depuis vingt-neuf ans, fait intervenir des clowns : il s’agit d’égayer le quotidien des petits patients et de rendre plus supportables les soins douloureux. Plus de 83 000 enfants reçoivent ainsi leur visite chaque année.

« Le rire est une sorte de footing stationnaire, il sollicite de nombreux muscles [muscles faciaux, thoraciques et abdominaux, et jusqu’aux muscles du dos et des cuisses] », souligne le neurobiologiste Jean-Christophe Cassel, de l’université de Strasbourg. Tout comme la douleur ou une activité sportive prolongée, il provoque une libération d’endorphines dans le cerveau.

C’est par ce biais qu’il a un effet antalgique, a montré une équipe finlandaise, avec Robin Dunbar, en 2017. L’étude a été conduite chez douze hommes jeunes en bonne santé. Ils ont regardé, avec des amis proches, des vidéos comiques durant trente minutes. Ensuite la quantité d’endorphines dans leur cerveau a été quantifiée par tomographie par émission de positons (TEP), à l’aide d’une molécule radiomarquée qui se lie aux récepteurs des opioïdes. Résultats : le rire social déclenche la production d’endorphines dans différentes régions du cerveau (thalamus, noyau caudé, insula antérieure). Là encore, les rieurs voyaient leur seuil de sensibilité à la douleur s’élever.

« Prévenir le stress par le rire » : sur son site, la très sérieuse Fédération française de cardiologie (FFC) consacre un chapitre à la question. « Alors qu’enfant nous rions jusqu’à 400 fois par jour, il est exceptionnel de le faire seulement dix fois étant adulte. Pourtant, toutes les études montrent les bienfaits du rire, notamment sur le stress », explique la fédération.

Et de dresser la longue liste de ces bienfaits. Le rire stabilise le rythme cardiaque et diminue la pression artérielle. Il augmente la quantité d’air ventilée, nettoie nos poumons, améliore l’oxygénation du sang. Il augmente la production de globules blancs, renforçant notre système immunitaire. Il réduit la production de cortisol, l’hormone principale du stress, procurant immédiatement un sentiment de bien-être. Il a aussi un effet bénéfique sur notre sommeil, notre digestion, notre énergie sexuelle, en dissipant les tensions et les inhibitions. Enfin, il facilite les rapports humains, diminue l’agressivité, dédramatise les situations.

Il faut donc, recommande la FFC, « rechercher les occasions de rire tous les jours, pratiquer l’autodérision, s’amuser des travers de la vie ». C’est « une excellente façon de lutter contre le stress, d’améliorer sa santé cardiovasculaire et de vivre mieux dans son environnement social ».

En 2018, une étude a passé en revue la littérature scientifique sur les effets du rire sur les complications cardiovasculaires du diabète. Bilan : « La thérapie par le rire est efficace pour retarder les complications du diabète et devrait être utilisée en complément des traitements classiques », concluent les auteurs.

Quid des effets du rire sur les états dépressifs ? Si l’on est déprimé, à l’évidence, on aura du mal à s’égayer. Mais le rire, cette pompe à endorphines, ne peut qu’aider à combattre les humeurs moroses. Moyennant quoi, on pourra toujours s’autoprescrire, sans modération, une bonne vieille série de De Funès. Aucun risque de surdose.



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