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samedi 31 octobre 2020

Après la mort de Samuel Paty, les professeurs parlent à cours ouverts

Par Marie Piquemal Cécile Bourgneuf et Maxime Lemaitre — 

Devant le collège de Conflans-Sainte-Honorine où enseignait Samuel Paty, le 16 octobre.

Devant le collège de Conflans-Sainte-Honorine où 

enseignait Samuel Paty, le 16 octobre. 

Photo Bertrand Guay. AFP


TÉMOIGNAGES

Le choc, la colère, puis le temps des questions. Que peuvent dire les enseignants à leurs élèves après l’assassinat d’un des leurs ? Comment adapter leur discours selon l’âge ? Et, plus globalement, comment aborder avec eux des sujets sensibles ? Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie dans un collège tranquille de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), a été tué il y a quinze jours pour avoir montré, dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression, des caricatures de Mahomet à ses élèves de quatrième. Lundi, alors que les écoles, collèges et lycées rouvrent en plein confinement, les enseignants vont retrouver leurs élèves, avec qui ils observeront une minute de silence en hommage à Samuel Paty.

Avant ce retour en classe si particulier, Libération a tenu à offrir une tribune à ces enseignants qui exercent dans toute la France, du primaire au lycée. Ils ont accepté d’écrire pour défendre un métier souvent méprisé, et pourtant jugé indispensable pour guider de jeunes esprits vers la connaissance, un rempart contre l’obscurantisme et les fake news. Les enseignants le savent : le savoir est la meilleure arme face aux idées fausses et aux préjugés.

Devenir enseignant, c’est devenir incompris

Par Alexis Potschke 31 ans, professeur de français dans un collège de la région parisienne

Il y a ce moment que redoutent tous les enseignants dès lors qu’ils s’aventurent en dehors de leur maigre zone de confort - à l’occasion d’un repas de famille, d’un verre avec des inconnus - ; ce moment où votre métier en est réduit à de vagues préjugés. Pour les uns, vous êtes au mieux un fainéant qui n’enseigne que pour profiter des vacances, au pire un lâche, habitué à faire profil bas ; d’autres vous disent, clichés à l’appui mais croyant vous faire plaisir, qu’ils ne pourraient pas faire votre travail quand ils apprennent que vous enseignez en banlieue, ou alors remettent en question le bien-fondé de vos séquences patiemment préparées, pensant secrètement, mais sans vous le dire, que vous êtes un idiot. A ce moment, vous savez que la soirée est gâchée. Tout en vous mordant les joues, vous apprenez à ne plus réagir que lorsqu’on attaque vos élèves : pour vous-même, c’est peine perdue. Le mépris, c’est l’ordinaire des enseignants. Et puis, le mépris, c’est visqueux, c’est contagieux. A la fin, tout le monde se sent en droit non pas de discuter ou de réfléchir avec vous, mais de vous faire la leçon.

A la vérité, je crois que si les enseignants ont cette habitude de se marier entre eux, c’est parce qu’on ne vous comprendra jamais plus exactement dès lors que vous avez commencé à faire cours. Ce qu’il se passe dans une salle de classe est si complexe, subtil, que tous ceux qui en parlent à votre place vous agacent. Bien sûr, il n’y a pas que les enseignants pour subir au quotidien les critiques irréfléchies, mais devenir enseignant, c’est devenir incompris dans un monde qui croit savoir mieux que vous ce qui fait votre quotidien.

Certains ont reproché à Samuel Paty d’avoir montré des caricatures de Mahomet en classe, comme s’il avait lui-même une part de responsabilité dans son assassinat. Ces reproches sont des coups honteux portés à sa mémoire.

Les enseignants sont nombreux à aborder des sujets de société en classe. A l’occasion d’une remarque qui fuse, et qui nous pousse à interrompre le cours, parce qu’il y a des intolérances de tous bords qu’il faut pêcher dans les têtes pour les jeter au centre de la salle, et les voir se débattre et s’asphyxier, comme des poissons sur le pont d’un chalutier. Après un drame, aussi, quand les enseignants, parfois endeuillés eux-mêmes, doivent gérer une émotion qui les dépasse, mais qu’il n’y a qu’eux à la barre. Alors, pour un instant, ils deviennent des «héros», et on les pare d’attributs dont ils ne veulent pourtant pas.

Les mêmes qui n’avaient que du mépris pour le corps enseignant se rangent alors avec eux. Avant de les voir déguerpir quand le vent de l’actualité aura soufflé, on ne doute pas qu’il s’en trouvera parmi eux pour nous dire, juste avant de filer, comment faire notre travail.

Ce n’est pas par posture ou par réaction que les enseignants continueront de questionner le monde comme ils le faisaient déjà, mais parce que nos élèves le méritent. L’esprit critique, c’est un cadeau qu’on leur fait. Peut-être la plus jolie chose qu’on puisse leur donner, parce qu’une fois qu’on l’a, on ne le perd pas de sitôt.

Je n’ai pas peur de retourner travailler, je crains la fronde, l’ingérence de parents trop inquiets

Par Julie (le prénom a été changé), 34 ans, directrice d’une école primaire dans la région nantaise

Comme tous, j’ai été profondément touchée par l’assassinat abject dont a été victime notre collègue, œuvrant au quotidien, comme les enseignants que je côtoie chaque jour, pour défendre les valeurs chères à la République française. J’ai été littéralement atterrée d’apprendre l’origine des maux qui ont conduit au drame. Puis vient le temps de la colère.

Moi-même victime récemment d’une agression violente dans l’exercice de ma fonction, on m’a accusée d’actes islamophobes, racistes et de dérives sectaires pour avoir simplement fait mon métier, dans le respect de la laïcité. Il faut s’insurger devant tant de haine et de détresse. Et il faudra dépasser ce sentiment premier pour former, éclairer, nourrir les esprits de demain ; dans la réflexion et l’ouverture, sans rejet. Si l’école de la République ne s’en charge pas, qui le fera ? Allumer aujourd’hui les lumières de demain pour un avenir éclairé, cela reste notre mission principale, essentielle.

On me demande parfois depuis une semaine si j’ai peur de retourner travailler. La réponse est non. Je crois intimement à l’importance de la fonction des enseignants à condition qu’on leur fasse confiance. Qui soufflerait au médecin un diagnostic ? Qui indiquerait à l’avocat ou l’ingénieur la procédure ? Mais l’éducation, tout le monde s’en mêle. Et les parents en premier lieu. Partenaires essentiels d’un cheminement éducatif réussi, ils doivent accepter de déléguer la mission aux professionnels qui la mènent.

Je n’ai pas peur de retourner travailler. Je crains la fronde, l’intrusion, l’ingérence de parents trop inquiets armés de moyens numériques trop présents. Alors qu’ils devraient être des alliés précieux. Aujourd’hui, je suis une enfant blessée de la République, une enseignante endeuillée, une directrice effrayée, mais une professionnelle plus que jamais mobilisée pour La mission de l’avenir : former les citoyens de demain.

Nous avons déjà expliqué les bougies, le noir, la folie humaine

Par Anna (le prénom a été changé), 39 ans, enseignante dans une école REP à Paris

Tant de matins de classe : 8 janvier, 15 novembre, 2 novembre… Lundi. Une nouvelle fois nous serons là pour les élèves, une nouvelle fois il faudra trouver les mots, une nouvelle fois il faudra accueillir les leurs. Et nous saurons faire… Nous saurons faire, parce que nous avons déjà fait. L’expérience comme maîtresse. Et nous sommes fatigué·e·s et tristes.

Tout cela, nous l’avons déjà vécu. Nous l’avons déjà expliqué. Nous avons déjà séché les larmes. Nous avons déjà proposé aux élèves de faire des dessins pour exorciser leurs peurs. Pour cadenasser les nôtres. Nous avons déjà expliqué les bougies, le noir, la folie humaine.

Et ce lundi 2 novembre 2020 au matin, on nous demandera d’être un·e hussard·e, de fonctionner là où plus rien ne fonctionne, et nous serons là. Nous fonctionnerons, mais jusqu’à quand ? Droit·e·s, entier·ère·s dans notre fonction, mais à quel prix ? Nous pleurerons intérieurement. Et en face de nous, nos élèves. Tant que l’on verra les terroristes comme des autres, nous raterons quelque chose. Le débat n’est certainement pas dans les rayons halal, mais bien en notre sein. Car la tragédie de Samuel, c’est la tragédie antique, c’est Brutus qui assassine César. Tu quoque mi filii.

La capitulation n’est pas une hypothèse

Par Philippe Sola 39 ans, principal dans un collège du Tarn-et-Garonne

En janvier 2015, j’ai compris que le monde pouvait vraiment finir. Que les lois rationnelles, censées présider à l’ordre du monde et assurant sa compréhension, n’épuisaient pas le réel. Et surtout, j’ai compris que les gens autour de moi avaient oublié le sens du tragique. Comme si le réel ne pouvait plus faire effraction dans nos vies. Ce 16 octobre, l’amnésie a de nouveau cessé. Notre ministre, Jean-Michel Blanquer, a dénoncé une semaine plus tard la «complicité intellectuelle» de certains, ces dénégateurs du réel faisant de nos ennemis nos victimes. «Se voiler la face» : l’école doit y répondre par son champ de questionnement pédagogique et scientifique qui ne connaît pas de sujet exclu a priori, par le «dévoilement» intellectuel qu’elle propose à ses élèves. Cela constitue son honneur et sa dignité. Sans cela, ce n’est plus l’école.

Le lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, j’ai écrit un courrier à mes personnels, pour leur rappeler que le travail de transmission qui est le nôtre a des effets sur les élèves : dans le même temps qu’il les rassure sur la continuité du monde, sa pérennité et sa solidité, il peut ébranler leurs certitudes, «contrarier» leurs convictions. J’ai précisé que la «contrariété» de nos élèves, parfois de leur famille, est le prix à payer, au sein d’un pays démocratique, en faveur de l’émancipation, contre la soumission. Nous prenons soin, par ailleurs, de ne jamais laisser cette «contrariété» et donc d’en parler avec l’élève et sa famille. S’il faut en reparler, nous en reparlons. En revanche, la capitulation n’est pas une hypothèse. L’école est descriptrice du monde, c’est son œuvre d’universalisation. Elle est aussi prescriptrice, c’est son œuvre de normalisation.

Notre pays s’inscrit dans une double tradition : la liberté d’expression et l’interdiction du racisme. Autrement dit, notre pays reconnaît la possibilité de discuter et critiquer des idées - la République estimant que les religions peuvent se situer du côté des idées, comme faits culturels. En revanche, le racisme est proscrit car il essentialise abusivement et paresseusement, en niant la liberté individuelle, en niant la possibilité et le droit pour chacun de sortir de ses déterminismes. Rester fidèle ou se désaffilier de ses groupes d’appartenance, mais avec un degré supplémentaire de conscience, telle est la promesse républicaine et éclairée de l’école. Que l’école interpelle, que ses discours puissent interroger les identités, cela est la contrepartie nécessaire à la dynamique de libération de soi. Cette dynamique n’est réalisable concrètement que dans ce cadre «ressenti» comme clair et intransigeant par les grands - familles et personnels - et les petits. J’évoque à dessein la «sensation» car j’estime que l’appartenance à du commun, comme la loi, est réellement et profondément intégrée dès lors qu’elle est vécue par chacun comme un sentiment, à l’instar de l’amitié par exemple, et non pensée simplement sous une forme conceptuelle.

Le cadre de l’établissement scolaire, continuité du cadre de l’Etat, veille à cela. Aujourd’hui particulièrement, c’est une nation, un peuple, qui y veille. Telles sont les réflexions, notamment, que je partagerai avec mes personnels le jour de la rentrée si particulière du 2 novembre 2020.

Les professeurs sont-ils désormais des cibles ?

Par Mohaze Medini 42 ans, professeur de lettres-histoire-géographie dans un lycée professionnel d’Ille-et-Vilaine

Mes nuits n’ont pas été sereines et mes jours sont tourmentés depuis la mort de Samuel Paty, cet enseignant qui, comme j’aspire à le faire, a souhaité susciter l’échange pour transmettre nos valeurs républicaines. Avec l’intrusion de téléphones inquisiteurs et de parents amères au sein des classes et des établissements scolaires, les professeurs sont-ils désormais des cibles ? Je reste songeur quand je pense au fait que ce sont des élèves qui ont donné un professeur pour de l’argent. Que représentons-nous pour les élèves, pour leurs parents, pour la société ?

Français, enfant d’immigrés maghrébins et professeur de lettres-histoire-géographie en lycée professionnel, d’abord à Choisy-le-Roi en région parisienne, puis en province, j’ai conscience des difficultés de transmettre à la fois les valeurs républicaines à certains élèves, mais également les codes de l’écoute et de l’échange à d’autres.

L’essentiel pour un professeur ne réside-t-il pas dans le lien qu’il tisse avec ses élèves ? Cette relation de confiance qui permet de transmettre quelconque enseignement, y compris celui sur la liberté d’expression au travers de caricatures ou autres supports.

Avoir le temps, de créer ce lien, d’enseigner… cela va-t-il de pair avec les récentes réformes du lycée professionnel et la réduction des heures de français et d’histoire-géographie au profit d’un enseignement conjoint avec les matières professionnelles ? Quelle société souhaitons-nous ? Que nos jeunes soient de bons exécutants ou des véritables citoyens ?

A l’adolescence, les jeunes s’interrogent sur ces questions d’identité. Nous les abordons seulement en classe de terminale à travers une thématique «Identité et diversité». Au lieu de se nourrir de réflexions, de témoignages, d’expériences, dont la leur, pour se forger une identité, à la fois plurielle et unique, nos jeunes essayent déjà d’intégrer les cases que leur assigne la société au travers de termes devenus trop redondants ces derniers temps : «gaulois», «islamo-fascistes» et j’en passe. Républicain et profondément humain, je refuse le clivage qui se dessine : une dérive droitière face à un obscurantisme religieux véhiculé par le prosélytisme de certains. Il en va du devenir de notre démocratie.

Il faut créer du lien entre les élèves, impliquer tous les parents, y compris ceux qui contestent l’enseignement ou ceux qui ne viennent plus, il faut sacraliser l’école et replacer l’enseignant en son sein comme chef d’orchestre de la transmission du respect, des valeurs républicaines qui sont les nôtres, qui sont celles qui m’ont permis d’être ce que je suis : la liberté d’apprendre à l’école peu importe d’où l’on vient, la liberté de s’exprimer peu importe qui l’on est, la liberté de s’affirmer pour être un citoyen de demain… unique au sein d’un collectif national.

Lundi 2 novembre 2020, l’institution réunira ses enseignants pour échanger et nous faire part du déroulé de la journée, notamment la minute de silence à respecter dans l’ensemble des établissements du territoire. L’unité nationale ne doit pas être mesurée en minutes, elle se cultive et se façonne par la liberté, l’égalité et la fraternité.

Comment réagir quand le relativisme le plus indécent  se loge dans la voix d’un enfant ?

Par Rachid Zerrouki 28 ans, professeur des écoles en Segpa à Marseille

Durant ma première année d’enseignement, je bénéficiais de l’accompagnement d’un tuteur qui me transmettait son savoir-faire personnel en plus des exigences institutionnelles. Il m’expliquait qu’en préparant mes cours, je ne devais pas simplement réfléchir à ce que j’allais dire ou faire, mais que je devais aussi me préparer à ce que les élèves allaient penser, aux liens qui seraient susceptibles de se créer entre mon enseignement et leur imaginaire. J’ai repensé à lui lorsque, deux années plus tard, j’ai pris cette réflexion d’un élève de sixième dans la face : «Les tuer, c’était mal, mais…»

«Les», c’étaient les dessinateurs et journalistes de Charlie Hebdo assassinés en janvier 2015. Ils ne s’étaient pas invités dans ma classe durant un cours sur la liberté d’expression, mais à la suite de la lecture d’un document du XIXe siècle portant sur le droit au blasphème consacré par la Révolution française. Malgré une préparation minutieuse de mon enseignement, j’étais pris de court. Comment réagir quand le relativisme le plus indécent se loge dans la voix d’un enfant et prend la forme d’une malheureuse conjonction de coordination ? Quel ton prendre, quelle posture adopter et à quelle source puiser pour, non pas simplement empêcher cet élève d’exprimer cette pensée, mais pour qu’il rompe, en son âme et conscience, avec l’idée qu’on peut renvoyer la victime et son assassin dos à dos pour une caricature ?

Il peut être aisé de mettre au pas, mais n’en déplaise aux sermonneurs sans prêchoir, susciter l’adhésion est bien plus ambitieux. Face aux paroles qui fâchent, le rappel à la loi et la sanction ne suffisent pas et peuvent être contre-productifs. Il faut ce savoir-être que les enseignants possèdent bien souvent et qu’on leur nie, ce geste professionnel que le pédagogue Eirick Prairat nomme le tact et définit comme «la conscience aiguë de ce qui mérite d’être dit ou d’être fait et de la manière dont il faut le dire ou le faire dans la situation particulière que l’on est en train de vivre».

C’est pourquoi ce jour-là, il m’a semblé que le chemin le plus judicieux vers mon objectif était de montrer la gravité des propos tenus, mais aussi d’écouter, de répondre, d’encaisser, de rester calme. Surtout, il me fallait reconnaître les limites de l’immédiateté : transmettre le principe de liberté d’expression est un combat qui se mène sur le temps long, avec courage, endurance et résilience.

Il faut initier les jeunes à l’autodéfense intellectuelle dès la primaire

Par Rose-Marie Farinella 63 ans, enseignante dans une école primaire de Haute-Savoie

Comment éviter que d’autres jeunes ne se radicalisent à l’instar de l’assassin de Samuel Paty, si ce n’est par la prévention ? Aider les jeunes à ne pas se faire manipuler en les initiant à l’autodéfense intellectuelle semble être une piste à privilégier. Très tôt, dès l’école primaire, avant leur entrée dans l’adolescence, il faudrait, me semble-t-il, aiguiser leur esprit critique, en suscitant des questionnements pour éviter que des complotistes, terroristes, sectes et autres manipulateurs qui jouent sur le levier de nos émotions n’apportent des réponses toutes faites, simplistes et mensongères. Pourquoi ne pas les habituer à acquérir le réflexe de «suspendre leur jugement avant de partager des informations, de les examiner à la lueur de la raison», comme l’explique le sociologue Gérald Bronner, et non sous le coup de l’émotion et de sentiments tels que la colère, la peur, l’indignation ou la haine ?

Lors d’une cérémonie costumée de remise de diplômes, les élèves de mon atelier d’éducation aux médias (niveau CM2), auxquels j’apprends à démêler l’info de l’intox sur Internet, prêtent serment sur la tête de la souris de leur ordinateur de ne jamais partager une info sans l’avoir vérifiée. Samuel Paty est mort à cause de vidéos mensongères, relayées sans vérification, par des individus dénués d’esprit critique. A tout âge, les internautes devraient apprendre à avoir un recul indispensable vis-à-vis des publications qu’ils relayent, analyser leur contenu, vérifier la source, croiser les informations, contextualiser textes et images, tout en veillant à se méfier de leurs propres biais cognitifs. Nos erreurs de perception, de mémorisation et de raisonnement nous conduisent à prendre des décisions irrationnelles qui font le lit du racisme, de la xénophobie et du complotisme.

Un travail de réflexion s’impose sur la manière de réagir aux contenus haineux et de concilier cybercitoyenneté et liberté d’expression. La tolérance s’acquiert avec la confrontation d’idées qui amènent à une distanciation indispensable pour apprécier, ou du moins accepter, l’humour, la satire et la caricature. Ce n’est pas utopique. Chaque année, j’aborde ces problématiques avec mes élèves, qui me bluffent par la pertinence de leurs questions et remarques et par leur ouverture d’esprit.

Etre là

Par François da Rocha 50 ans, professeur d’histoire-géographie dans un lycée des Hauts-de-France

Etre là pour tous et pour chacun·e. Depuis un quart de siècle, c’est ainsi que je vois mon métier de professeur dans un lycée sensible de Roubaix. Des élèves, j’en ai tant rencontré.e.s que beaucoup de noms sont aujourd’hui perdus dans les limbes de l’oubli. Mais aucun visage n’a disparu de ma mémoire. Des ministres aussi, parfois, y ont fait un rapide passage, de celle qui, il y a si longtemps, avait exigé une classe édulcorée pour mieux passer à l’antenne, à ceux qu’une armée de courtisans protégeait d’une insupportable rencontre avec le bas peuple de professeur·e·s que nous sommes. Sans parler de tous ceux et de toutes celles qui ont ignoré ce «territoire perdu de la République». Mais nous, nous sommes là.

Etre là pour enseigner à chacune de mes classes l’histoire, la géographie et ce qu’on appelle désormais l’enseignement moral et civique. Etre là pour travailler avec celles et ceux que la nation me confie, sur l’occupation de leur ville pendant la Première Guerre mondiale ou sur la fin de la guerre du Péloponnèse, sur les paradoxes de l’agriculture brésilienne ou sur l’étalement de Londres. Etre là pour réfléchir ensemble à ce qui fait une société, à ses fondements comme à ses doutes, et pour les aider à y trouver une place que les racistes de tout poil ou leurs propres freins voudraient leur interdire.

Etre là pour voir des êtres humains grandir, sur une année ou parfois sur l’ensemble d’une scolarité au lycée, pour celles et ceux que j’ai en seconde et qui se retrouvent jusqu’au baccalauréat. Etre là pour partager un peu plus que ce que prévoient les programmes officiels (je l’avoue, il m’arrive de commenter le dernier but de Riyad Mahrez). Etre là aujourd’hui, lorsqu’un·e adolescent·e vient me voir à la fin d’un cours et me demande si je me souviens d’une élève dont je fus le professeur à la fin du siècle dernier, et l’entendre me dire : «C’est ma mère et elle vous passe le bonjour.»



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