L’auteur de « Sapiens. Une brève histoire de l’humanité », rappelle que l’humanité est parvenue, au cours du dernier siècle, à faire reculer l’impact des épidémies.
Publié le 5 avril 2020
Tribune. Face à l’épidémie due au coronavirus, beaucoup accusent la mondialisation et prétendent que le seul moyen d’éviter que ce scénario se reproduise est de démondialiser le monde. Construire des murs, restreindre les voyages, limiter les échanges. Et pourtant, si le confinement, à court terme, est essentiel pour freiner l’épidémie, l’isolationnisme, à long terme, provoquerait un effondrement de l’économie sans offrir aucune protection contre les maladies infectieuses. Au contraire. Le véritable antidote à l’épidémie n’est pas la ségrégation, mais la coopération.
Les épidémies ont tué des millions de gens bien avant l’ère de la mondialisation. Au XIVe siècle, il n’y avait ni avion ni bateaux de croisière, ce qui n’a pas empêché la peste noire de se répandre de l’Extrême-Orient à l’Europe occidentale en guère plus de dix ans, tuant au moins un quart de la population. En 1520, au Mexique, il n’y avait pas de trains, pas de bus et pas même d’ânes, et, pourtant, une épidémie de variole a décimé en six mois à peine un tiers de ses habitants. En 1918, une souche particulièrement virulente de grippe parvint à se répandre en quelques mois jusque dans les coins les plus reculés de la planète. Elle contamina plus d’un quart de l’espèce humaine et causa la mort de dizaines de millions de personnes en moins d’une année.
« La meilleure défense dont les hommes disposent contre les pathogènes, ce n’est pas l’isolement, c’est l’information »
Au cours du siècle qui a suivi, l’humanité est devenue encore plus vulnérable aux épidémies par l’effet combiné d’une amélioration des transports et d’une croissance des populations. Aujourd’hui, un virus peut voyager en classe affaires à travers le monde en 24 heures et infecter des mégapoles. Nous aurions donc dû nous attendre à vivre dans un enfer infectieux où des fléaux mortels se seraient répandus les uns après les autres.
Or, l’ampleur et l’impact des épidémies ont, en réalité, considérablement diminué. Malgré des virus abominables comme le VIH ou Ebola, jamais depuis l’Age de pierre les épidémies n’ont causé aussi peu de morts, en proportion, qu’au XXe siècle. C’est parce que la meilleure défense dont les hommes disposent contre les pathogènes, ce n’est pas l’isolement, c’est l’information. L’humanité a remporté la guerre contre les pathogènes parce que, dans la course aux armements à laquelle se livrent les pathogènes et les médecins, les pathogènes comptent sur des mutations aveugles et les médecins sur des analyses de données scientifiques.
Dieux en colère, magie noire ou air vicié
Quand la peste noire a frappé au XIVe siècle, les gens n’avaient aucune idée de ce qui l’avait causée ni de ce qu’ils pouvaient faire pour l’enrayer. Jusqu’à l’époque moderne, les hommes imputaient généralement les fléaux à des dieux en colère, à la magie noire ou à un air vicié, et ils ne suspectaient pas l’existence des bactéries et des virus. Ainsi, quand la peste noire ou la variole sont apparues, la seule chose envisagée par les autorités était d’organiser des messes aux différents dieux et saints. Sans effet.
Au siècle dernier, des scientifiques, des médecins et des soignants du monde entier ont mis en commun des informations et sont parvenus, ensemble, à comprendre à la fois les mécanismes des épidémies et les moyens de les combattre. La théorie de l’évolution a expliqué pourquoi et comment de nouvelles maladies font irruption et quand d’anciennes deviennent plus virulentes. La génétique a permis aux scientifiques de lire le mode d’emploi des pathogènes. Tandis que les hommes du Moyen Age n’ont jamais découvert ce qui avait causé la peste noire, il a fallu à peine deux semaines aux scientifiques pour identifier le nouveau coronavirus, séquencer son génome et développer un test fiable permettant d’identifier les individus contaminés.
Une fois que les scientifiques ont compris la cause des épidémies, il est devenu bien plus facile de les combattre. Les vaccins, les antibiotiques, une meilleure hygiène et une infrastructure médicale bien plus élaborée ont permis à l’humanité de prendre le dessus sur ses prédateurs invisibles. En 1967, 15 millions de personnes étaient encore atteintes de variole et 2 millions en mouraient. Mais, dix ans plus tard, après une campagne de vaccination, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarait en 1980 que l’humanité a gagné et que la variole était éradiquée. En 2019, pas une seule personne n’a été infectée ou tuée par la variole.
On ne se protégera pas en fermant nos frontières
Que nous apprend l’histoire face à l’épidémie actuelle de Covid-19 ? D’abord, que l’on ne se protégera pas en fermant définitivement nos frontières. Rappelons-nous que les épidémies se sont répandues rapidement même au Moyen Age, bien avant la mondialisation. Si, donc, on réduisait nos connexions mondiales à l’échelle d’un royaume médiéval, ce serait encore insuffisant. Pour que l’isolement nous protège efficacement, il faudrait retourner à l’Age de pierre. Pouvez-vous faire une telle chose ?
L’histoire indique ensuite que la véritable protection vient du partage d’informations scientifiques fiables et de la solidarité internationale. Lorsqu’un pays est frappé par une épidémie, il devrait partager en toute transparence les données recueillies sur l’infection sans craindre une catastrophe économique, tandis que d’autres pays devraient pouvoir se fier à ces informations et tendre la main aux victimes plutôt que les ostraciser.
La coopération internationale est également nécessaire pour que les mesures de confinement soient efficaces. Quarantaines et confinements sont décisifs pour arrêter la propagation d’une épidémie. Mais lorsque les pays se méfient les uns des autres et que chacun a l’impression d’être livré à lui-même, les gouvernements hésitent à adopter des mesures si drastiques.
Si vous découvrez 100 cas de Covid-19 dans votre pays, déciderez-vous de fermer des villes et des régions entières ? Dans une large mesure, cela dépend de ce que vous pouvez espérer des autres pays. Confiner vos villes pourrait provoquer un effondrement économique. Si vous pensez que d’autres pays vous viendront en aide, vous serez plus susceptible d’adopter une mesure aussi radicale. Mais si vous pensez qu’ils vous abandonneront, vous hésiterez à le faire jusqu’à ce qu’il soit trop tard.
« La propagation de l’épidémie dans n’importe quel pays met en péril l’humanité tout entière »
Face à de telles épidémies, le plus important est peut-être de comprendre que la propagation de l’épidémie dans n’importe quel pays met en péril l’humanité tout entière. Parce que les virus évoluent. Des virus comme le SARS-CoV-2 proviennent d’animaux, comme la chauve-souris. Lorsqu’ils se transmettent aux humains, les virus ne sont d’abord pas bien adaptés à leurs hôtes.
Le risque des mutations
Lorsqu’ils se répliquent au sein des organismes humains, ils peuvent subir des mutations. La plupart de ces mutations sont inoffensives. Mais il arrive qu’une mutation rende le virus encore plus contagieux ou plus résistant au système immunitaire humain, et cette souche mutante se répandra alors très rapidement parmi la population. Sachant qu’un seul individu peut héberger un milliard de milliards de particules virales soumises à des mutations constantes, chaque personne contaminée donne au virus un milliard de milliards de plus de chances de mieux s’adapter à l’homme.
Cela ne relève pas de la spéculation. En 2014, une seule mutation dans un seul virus Ebola qui avait infecté un seul être humain a rendu Ebola quatre fois plus contagieux pour les hommes ; de relativement rare, la maladie à virus Ebola est ainsi devenue une épidémie dévastatrice. Tandis que vous lisez ces lignes, une mutation semblable a peut-être lieu dans un seul gène du SARS-CoV-2 ayant contaminé quelqu’un à Téhéran, Milan ou Wuhan. Si tel est bien le cas, cela ne menace pas simplement les Iraniens, les Italiens ou les Chinois, mais votre vie aussi, directement. Le monde entier à intérêt à ne pas laisser cela se produire. Ce qui signifie protéger chaque personne dans chaque pays.
Dans les années 1970, l’humanité a réussi à vaincre le virus de la variole parce que partout dans le monde les gens ont été vaccinés contre la variole. Si un seul pays avait échoué à vacciner sa population, il aurait mis en danger toute l’humanité, car tant que le virus de la variole continuait d’exister et pouvait évoluer quelque part, il pouvait toujours se répandre à nouveau partout.
L’humanité face à une grave crise
Dans la bataille contre les virus, l’humanité a besoin de protéger étroitement ses frontières. Mais pas les frontières qui existent entre les pays, plutôt celle qui sépare le monde des hommes de celui des virus. La planète Terre fait équipe avec d’innombrables virus, et de nouveaux virus évoluent constamment à cause de mutations génétiques. La ligne de démarcation entre le monde des virus et le monde des hommes passe à travers le corps de chaque être humain. Si un dangereux virus parvient à franchir cette frontière à n’importe quel point du globe, c’est toute l’espèce humaine qu’il met en danger.
Au cours du siècle passé, l’humanité a fortifié cette frontière comme jamais elle ne l’avait fait auparavant. Les systèmes de santé modernes ont été conçus pour servir de mur le long de cette frontière, et les soignants, les médecins et les chercheurs sont les gardes qui patrouillent et repoussent les intrus. Or de longues portions de cette frontière sont restées exposées. Des millions de personnes à travers le monde n’ont pas accès aux soins. Cela met en danger chacun d’entre nous.
Nous sommes habitués à penser la santé en termes nationaux, mais fournir un meilleur système de santé aux Iraniens et aux Chinois aide à protéger aussi les Israéliens et les Français des épidémies. Pour le virus, il n’y a aucune différence entre des Iraniens, des Chinois, des Français et des Israéliens. Pour le virus, nous sommes tous des proies. Cette vérité toute simple devrait être une évidence pour tous, mais malheureusement elle échappe même à certains personnages parmi les plus importants de la planète.
L’humanité fait face aujourd’hui à une grave crise, pas seulement à cause du coronavirus, mais aussi à cause de la défiance que les hommes ont les uns envers les autres. Pour vaincre une épidémie, il faut que les gens aient confiance dans les experts scientifiques, les citoyens dans les autorités publiques, et que les pays se fassent mutuellement confiance. Ces dernières années, des politiciens irresponsables ont délibérément sapé la confiance que l’on pouvait avoir en la science, envers les autorités publiques et dans la coopération internationale. En conséquence, nous faisons aujourd’hui face à cette crise sans leaders mondiaux susceptibles d’inspirer, d’organiser et de financer une réponse globale coordonnée.
Les Etats-Unis sont restés sur la touche
Durant l’épidémie d’Ebola en 2014, les Etats-Unis avaient assuré ce rôle de leader. Tout comme en 2008, lors de la crise financière, quand ils ont rassemblé derrière eux suffisamment de pays pour empêcher une crise économique mondiale. Mais ces dernières années, les Etats-Unis ont renoncé à leur rôle de leader mondial. Le gouvernement actuel l’a clairement fait savoir : les Etats-Unis n’ont dorénavant plus de véritables amis, ils n’ont que des intérêts.
Lorsque la crise du coronavirus a éclaté, les Etats-Unis sont restés sur la touche et s’abstiennent depuis de jouer un rôle de premier plan. Même s’ils devaient finalement l’assumer, la confiance qu’inspire le gouvernement américain est à ce point dégradée que peu de pays seront prêts à les suivre. Accepteriez-vous de suivre un leader dont la devise est « Moi d’abord » ?
Le vide laissé par les Etats-Unis n’a été comblé par aucun autre Etat. Au contraire. La xénophobie, l’isolationnisme et la méfiance caractérisent pratiquement désormais l’ensemble du système international. Sans confiance et solidarité mondiales, nous ne pourrons pas enrayer l’épidémie de Covid-19 et nous aurons probablement dans le futur à affronter d’autres épidémies de ce genre. Chaque crise est néanmoins aussi une opportunité. Espérons que l’épidémie actuelle aide l’humanité à comprendre le danger aigu que représente la désunion mondiale.
Dans ce moment de crise, le combat décisif se joue au sein même de l’humanité. Si cette épidémie conduit à une désunion et à une méfiance accrues entre les hommes, ce sera la plus grande victoire du virus. A l’inverse, si l’épidémie entraîne une coopération mondiale plus étroite, alors nous n’aurons pas seulement vaincu le coronavirus, mais tous les pathogènes à venir.
Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria
Yuval Noah Harari est spécialiste de l’histoire militaire et médiévale, et l’auteur d’un ouvrage devenu un best-seller mondial, « Sapiens. Une brève histoire de l’humanité » (Albin Michel, 2015), et de « 21 leçons pour le XXIe siècle » (Albin Michel, 2018). Maître de conférences au département d’histoire de l’université hébraïque de Jérusalem, il s’intéresse tout particulièrement aux connaissances et aux aptitudes qui ont permis à l’homme d’accélérer son développement à différents moments de l’histoire, et aux risques dont sont porteuses ces évolutions.
© Yuval Noah Harari 2020. Cet article a d’abord été publié en anglais dans l’hebdomadaire américain « Time ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire