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vendredi 10 avril 2020

«Cette saleté change sans arrêt de visage»

Photo Derajinski Daniel. Abaca

Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.

Jour 16. «Cette saleté change sans arrêt de visage»

Le moment de vérité, c’est ici, devant cette porte blanche en préfabriqué, qui donne sur un couloir, une salle d’attente et un siège, nu, isolé, au centre de la pièce. Certains arrivent ici pétris de doutes, d’autres annoncent d’emblée : «Je l’ai.» Seul le test PCR le dira. Ici, pas de patients, seulement des blouses blanches venues de trois hôpitaux.
Souvent, ils se connaissent. L’un s’assoit sur le siège, l’autre plonge l’écouvillon dans sa narine avant d’envoyer le résultat en virologie. Techniquement, il faut quatre heures pour savoir ; en pratique, une journée pour des résultats groupés. Agents hospitaliers, aides-soignantes, infirmières, externes, médecins, chirurgiens, chefs de service, tout le monde défile, le virus ne fait pas de différence.Sauf pour l’équipe qui n’a pas eu une seule perte. Leur secret ? Masques et gestes barrières. Seule garantie. Un prélèvement tous les quarts d’heure, 30 personnes par jour, cinq jours sur sept, 150 personnes en une semaine et… une bonne moitié de Covid positifs. Des allures d’hécatombe. 
«Cette saleté change sans cesse de visage, dit Gérard (1), infirmier. Comme si le virus menait sa vie. Comme s’il y avait plusieurs virus en un.» Les symptômes ont changé. Au début, on ne jurait que par la toux sèche et la fièvre. Pas de fièvre, pas de Covid. Ce matin, sur 14 testés, 12 n’en ont pas. Puis il y a eu ces terribles maux de tête, les nausées, les vomissements, la diarrhée. Soit. Et, voilà deux semaines à peine, l’anosmie et l’agueusie, en clair la perte de l’odorat et du goût, qui signent le nouveau Covid. Ou la «catarrhe oculaire», les yeux et la tête en feu. Les derniers patients, eux, s’affaissent sur la chaise de test avec une tachycardie, un cœur qui bat la chamade.
Sans parler des cas «cataclysmiques», ceux qui ont voulu lui tenir tête. Ils étouffent. Direction immédiate la pneumologie, le scanner qui confirme l’image pulmonaire en «verre dépoli» et l’admission aux urgences. De pays en pays, de corps en corps, la chose se joue des humains et de leurs certitudes.
Gérard a le sentiment d’être planté les pieds sur le sable, face à l’océan. Et de voir arriver les vagues. Marée haute, marée basse. D’abord, les contaminés et, une semaine plus tard, ceux qu’ils ont contaminés. Certains ne viennent que pour se rassurer, angoissés par la peur de blesser leurs proches. Un cadre du service de réa est arrivé au bord de la défaillance : «Vous êtes négatif… mais totalement cramé. Arrêtez !» «Et qui va me remplacer ?» La plupart, pourtant testés positifs, s’obstinent à rester : «On a besoin de moi» ; «Je tiens encore debout, non ?» ; «Allez ! Il faut que j’y retourne…» Le déni. Ils sont soignants, pas victimes, sont là pour soigner les autres et ne se sentent pas le droit d’être malades… «Pas nous !»
(1) Le prénom a été modifié.

Jour 15. A la recherche de la molécule N.

Il est médecin urgentiste le jour et chercheur la nuit. Ou l’inverse. Là, le jour va poindre, il finit sa garde et bondit en ouvrant ses mails : «Ah ! Enfin, voilà un résultat encourageant !» Avec lui, il faut tout décrypter. C’est un scientifique, chercheur de haut niveau, rationnel et compliqué en diable. Tout a commencé avec l’appel d’une collègue biochimiste, amoureuse de la modélisation mathématique : «Ça t’intéresse de monter un essai clinique sur la molécule N. ?» Oui. Et comment ! Il y croit depuis si longtemps, alerté par ses capacités à se coller au coronavirus pour inhiber son ARN, en clair, paralyser le tueur. Quinze jours de travail acharné pour écrire un protocole de recherche. Mathématiquement, cela fonctionne. Il ouvre son écran, pointe un écheveau coloré de lignes folles à la Hans Hartung : «Vous voyez ? C’est évident, n’est-ce pas ?» Heu, non, pas vraiment. «La frange obscure, c’est l’endroit où la molécule s’agrège au virus !» Mais une preuve moléculaire n’est pas une preuve cellulaire, in vitro.
A Lyon, un labo passe son temps à tester des molécules dans une course effrénée pour trouver un médicament contre la pandémie. Le protocole prévoit plusieurs dosages de la molécule N. Le premier résultat tombe, décevant… négatif ! Quinze jours de travail à la poubelle. On passe à la deuxième étape, plus concentrée, à 100 micromolaires. Et là, surprise. Le mail de ce matin du labo révèle que la charge négative du virus s’effondre de 50 %… «et le protocole prévoit d’envoyer jusqu’au double dans la gueule du virus !» Gagné ? Est-ce qu’il y croit ? La question le fait bondir : «Allons ! Ce n’est pas un problème de croyance. Je ne crois pas, je pense… qu’il y a des probabilités que ce médicament soit efficace.» Reste maintenant à lancer les essais cliniques en respectant une méthodologie irréprochable : tests randomisés en double aveugle, deux groupes comparatifs, avec placebo et toutes les autorisations nécessaires : celle de l’Agence nationale de sécurité du médicament et du Comité de protection des personnes, qui lui ont fait parvenir une liste de questions à donner le tournis à un virus. Indispensable processus.
Sauf que dans l’urgence actuelle, avec des humains qui s’asphyxient en salle de réanimation, l’urgentiste espère obtenir un début des essais sous quinze jours. Et sauver des vies ? Il se barricade : «C’est implicite.» Le médecin veut soigner mais le chercheur se doit de douter : «La science médicale n’est pas un dogme intangible. On tâtonne, on recule, on avance, on se trompe.» Et l’homme sous la blouse ne peut s’empêcher de frémir : «J’ai toujours eu peur de mal faire. Peur de tuer au lieu de sauver. Ça ne m’est jamais arrivé mais… le risque zéro n’existe pas.» Il ne l’avouera pas mais sur son écran les lignes dansent en forme de fol espoir.
Le temps a changé. Et cela n’a rien à voir avec la météo. L’air est moins électrique. Une éclaircie, c’est «un trou» dans un ciel lourd de nuages. Là, c’est un homme en blanc en pause, dos au mur, masque au bas du menton, qui fume lentement une cigarette au lieu de la griller. Des infirmières prennent le temps de se raconter : «Dimanche, de repos, me suis réveillée à 6 heures du matin. Les gosses ont dormi jusqu’à midi. Me suis retrouvée seule comme une idiote…»
A l’étage, la salle de régulation, véritable tour de contrôle des appels de détresse, semble revenir à la raison. Jusqu’ici, on se serait cru à la Bourse en plein krach mondial : 46 médecins-urgentistes, généralistes, étudiants formés en urgence, 7 600 coups de téléphone par jour, 2 300 dossiers médicaux constitués sur appel, 24 heures sur 24. Covid sévère, Covid urgent, Covid gravissime, Covid ! Là, pour la première fois, un coin de ciel. Plus que 1 500 appels, le double tout de même de l’activité normale et, toujours, 500 interventions en ambulance. Aux urgences, on ne vit plus cerné de malades à la dérive, regard perdu, soufflet de forge dans la poitrine. Certes, on en voit encore, comme cette vieille dame, maghrébine, qui étouffe sous l’œil paniqué de sa fille : «Comprends pas. Depuis quinze jours, elle n’a vu personne !» «Personne, vraiment ?» «Je vous jure. Sauf la famille, bien sûr»…
Fait nouveau, les médecins voient revenir des patients «classiques» qui redoutaient le bouillon de culture de l’hôpital, «comme si l’épidémie était derrière nous», s’inquiète le docteur Anna (1). Coup d’œil au calendrier. La première déferlante a balayé les contaminés d’avant le confinement. L’accalmie relative est bien le résultat des mesures d’isolement. Depuis, il y a eu les beaux jours, «les gens se promènent en famille le long du canal de l’Ourcq», peste le médecin. Et ce mot malheureux de «déconfinement» prononcé par le Premier ministre, juste avant les nouvelles apaisantes sur le «plateau» du Covid. Signal trompeur. «Le week-end de Pâques, on risque de recevoir les nouveaux contaminés à J + 7, en pleine détresse respiratoire !» Eclaircie : brève interruption du mauvais temps. «Une éclaircie n’est pas le printemps», grogne le professeur Michel, qui supplie la population de ne pas se relâcher.
Le «pic» ne sera derrière nous que lorsque 60 % des Français seront immunisés, «ce qui n’est pas le cas». D’ailleurs, au service de réanimation, tous les lits sont encore occupés. Entre deux intubations, le Dr Hassan s’assoit, rincé : «Vous aimez le foot ? Face au Covid, on perdait 1-0. On a égalisé juste avant la mi-temps. La seconde, cruciale, va commencer, sans remplaçant. Et on est déjà tous bourrés de crampes.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.

Jour 13. La passion de Jeanne, aide-soignante

Jeanne (1) ne se demande plus si elle sera contaminée par le virus du Covid-19 mais quand est-ce que son tour viendra. Et à quel prix ? Dans son service des urgences, l’hécatombe a frappé 25 soignants sur 72, plus d’1 sur 3, médecins, infirmières ou aides-soignantes comme elle. «En une semaine, mes deux meilleures amies ont été contaminées.» L’une d’elles, forte, infaillible, protectrice, est son modèle d’infirmière, «celle que je voudrais devenir un jour». Si son idole a été vaincue, «alors, moi, forcément…».


A 37 ans, douze ans d’expérience, de grands yeux bleus qui ne mentent pas, Jeanne dit qu’elle n’a pas peur. Ce métier, elle l’a voulu si fort. Un BTS d’assistante de direction en maison de retraite, un bon salaire, et puis un jour, ce coup de main aux aides-soignantes à l’étage. L’évidence : «Voilà ce que je veux faire.» Elle a tout connu, le bonheur, en soins palliatifs privés, où on accompagnait les malades mourants avec amour et dignité, jusqu’à «éparpiller des pétales de rose sur le lit d’une femme morte». Et le cauchemar d’une clinique de chirurgie esthétique où des bourgeoises du Trocadéro pinçaient leurs lèvres refaites en critiquant le goût du thé.

Ici, depuis sept ans, elle a trouvé sa place. On croit qu’une aide-soignante n’est là que pour vider les seaux et changer les couches. Elle le fait, lave les malades contaminés, les soutient quand ils toussent ou vomissent. Mais le Covid a tout changé. Elle qui aimerait les prendre dans ses bras doit rester à distance, sur la défensive. La compassion peut être mortelle. Jeanne sait aussi prendre le pouls, la tension, surveiller le «scope», le rythme cardiaque et la fréquence respiratoire. Au moment crucial de l’intubation, elle assiste le médecin, sait ventiler ou pratiquer un massage cardiaque.
Surtout, habillage ou déshabillage, il faut surveiller, soi et les autres. Vérifier que le jeune interne, pris dans l’action, a bien son masque FFP2 ou que ses cheveux ne dépassent pas. Douze heures d’affilée, jour et nuit, un week-end sur deux à la tâche, bien plus depuis qu’il faut remplacer les collègues malades. Le tout pour 1 600 euros net par mois. Quand elle rentre chez elle retrouver mari et enfants, tout câlin lui est interdit. Comment repousser le garçon de 7 ans en plein Œdipe qui vient vous embrasser au cœur de la nuit ? Ne pas contaminer les autres, ne pas tomber malade, surtout pour Jeanne, fumeuse, souffrant de tachycardie avec un cœur qui grimpe à 250 pulsations minute, allergique aux peluches, aux poils, aux fleurs. «On me dit : "Tu vas y laisser ta carcasse…"» Certains collègues lui avouent même qu’ils abandonneront le métier après. Pas elle. «Apporter aux malades le réconfort. Accompagner leur souffrance. Etre là. Pour rien au monde je ne changerais de métier.»
(1) Le prénom a été modifié.

Jour 12. Le malade, c’est Steph, logisticien au Samu

Aux urgences, la nuit a pris ses couleurs. Les murs blanchâtres, le scintillement des moniteurs, l’éclat bref des portes vitrées coulissantes, les taches bleues et vertes des blouses des médecins. Il est minuit, tout est étrangement calme, le temps est suspendu. Cet après-midi, c’était infernal. Un défilé de «Covid +», au septième jour, quand le virus s’en prend vicieusement aux poumons. Là, reste le poids du silence et l’odeur de la fièvre. On chuchote à travers les masques de papier. Les chariots glissent sans bruit. Malades et soignants marchent à petits pas sur la crête étroite qui sépare la vie de la mort.
Sur un lit, une très vieille dame, visage de porcelaine mais corps ratatiné, la peur dans les yeux. Pas une plainte, ne dit rien, comme si elle avait peur de déranger. Sur un autre, une Africaine enroulée dans son voile noir. Sans domicile, expulsée de chez elle à l’automne, elle montre tous les signes du mal, erre dans les rues avec son souffle court, repoussée par les autres, avant d’atterrir ici. Délirante, elle parle de se suicider. Mais où envoyer une SDF, psy et Covid ?
Soudain, la porte coulissante s’ouvre, lever de rideau sur la tragédie. Un homme sur un chariot. Noir, crâne lisse, corps massif et musclé, la poitrine couverte par un tatouage, il exsude la fièvre, étouffe. Malaise dans l’équipe. L’infirmière le tutoie. Le malade, c’est Steph (1), logisticien au Samu. Et son épouse blonde, qui l’accompagne, est infirmière ici même, aux urgences. Saturation oxygène à 78 %, c’est trop bas ; fréquence respiratoire à 50 par minutes, c’est trop rapide : «Un tableau à partir en vrille… Ça sent l’intubation», murmure un médecin. On le met nu pour le couvrir d’électrodes. Lui est anxieux, mais pas agité, fait ce qu’on lui dit. Il sait. Les autres aussi. Personne n’est surpris, même si c’est toujours un choc quand la chose qu’on voit tuer les autres vous saisit brutalement à la gorge.
L’équipe s’active, parle à voix basse, gestes professionnels mais cœur pincé. Steph part au scanner, pour en savoir plus sur l’invasion de ses poumons. «Je me débrouille pour lui trouver un lit en réa, près de nous», souffle un soignant à son épouse. La jeune femme se mord les lèvres. En réanimation, 55 % des patients succombent. Un sur deux. Le scanner confirme : c’est sévère. Va pour l’Opti-flow, une oxygénation maximum, jusqu’à 60 litres par minute, si fort qu’il faut humidifier les poumons pour ne pas les brûler. Steph part sur un chariot. Elle, les yeux rouges, reste là, son sac plastique transparent à la main, avec les affaires de son mari. Elle aussi est positive au Covid.
La porte d’entrée coulisse, le carrousel reprend. Taches bleues et vertes, lumière pâle, cliquetis des moniteurs, les urgences sont reprises par la fièvre de la nuit. Il est 4 heures du matin. Coup d’œil aux écrans qui diffusent les informations : «Tiens, on vient de passer le cap du million de cas dans le monde.»
(1) Le prénom a été modifié.

Jour 11. La sale nuit du docteur Hocine

Il est arrivé de fort mauvaise humeur. Blême, les yeux creusés. A grogné : «Sale nuit…» Et il est descendu aux urgences prendre son service à 8 heures précises. Hocine est un colosse, aux doigts de fée, mais aux pieds d’argile. Un grand gaillard, barbu, cicatrice en virgule sur la joue, à la fois jovial et tourmenté, qui grille sa vie au travail comme les quatre paquets de cigarettes qu’il fumait il y a un mois encore. Son premier amour est cet hôpital. Ascension fulgurante, interne, médecin urgentiste, chef de clinique, praticien hospitalier, il sait tout faire, régulations, urgences, unités mobiles, réanimation. Et puis, soudain, le vide, après les attentats dans la capitale. Hocine est profondément français, parisien, il porte la Commune - «Vive la sociale !» - tatouée sur son bras droit. Alors, voir la défiance envers les musulmans, se faire contrôler à chaque coin de rue… A quoi bon ?
Quand sa femme tombe enceinte six mois plus tard, il retrouve son hôpital pour soigner la France des misérables. Affronte la barrière de la langue, les patients psy ou alcooliques, les infarctus et l’obésité, les suicides et les plaies du monde.
Lors de l’apparition du Covid-19, il croit le discours officiel rassurant sur «la grippette». Avant de croiser son professeur, sombre, qui lui lâche : «C’est sans précédent dans notre histoire !» Dans les bars, Hocine voit, effondré, les gens agglutinés faire la fête. Lui s’empresse de confiner ses parents, son ex-femme et la petite Rosa, 3 ans à peine, «ma raison de vivre», qu’il ne voit plus depuis un mois. Crève-cœur.
Depuis, il voit 80 à 100 malades du Covid par jour. Les Parisiens applaudissent le soir aux fenêtres et sa fille lui envoie des vidéos : «Courage, papa !» Au début, les soignants prennent leurs précautions. Puis on continue à soigner, avec ou sans masque. Pas question de se retirer comme d’autres professions bien moins exposées. Où est la frontière entre droit de retrait et lâcheté ?
Une nuit arrive une femme de 60 ans, d’origine maghrébine, en détresse respiratoire. A intuber d’urgence. Une nouvelle technique consiste à pratiquer l’opération au vidéolaryngoscope, une façon de rester à 30 centimètres du bouillon de culture de la gorge. Pour Hocine, c’est la première fois. Comme le veut le protocole, il le fait sous le contrôle de deux autres médecins. Ne voit pas les cordes vocales. Hésite. Trop de sécrétions dans la trachée. On lui dit : «Tu y es, c’est bon.» Erreur. L’air pulsé part dans l’estomac. Vomissements. Après, tout part en vrille. Arrêt cardiaque, pneumothorax, la vidéo clignote, s’arrête. En panne ! Hocine est obligé d’annoncer aux enfants en pleurs que leur mère part en réanimation. Retour chez lui. Nuit sans sommeil à regarder des séries sans les voir. A 8 heures précises, il est là, pour reprendre son service. Prêt à mordre.

Jour 10. «Peut-être que le dernier visage qu’il verra sera le mien»

Sa-tu-ré. L’hôpital est saturé. La réanimation, les urgences, les lits disponibles. On annonçait «en pic» un besoin maximum de 2 000 lits de réa en Ile-de-France. Seuil déjà dépassé. Il en faudra 2 800. Dans la cour du Samu, le carrousel des «camions» numérotés, les véhicules d’urgence médicalisés, devient infernal. Un, deux, trois… neuf camions au total tournent par tranches de vingt-quatre heures. Douze heures d’affilée pour le personnel, jour et nuit, jusqu’à la relève.
Tout craque. D’abord, le matériel. Pousse-seringue, combinaisons, respirateurs, tout manque. «On déshabille Jacques pour habiller Paul», dit Antoine (1), le logisticien, qui joue les acrobates. Pénurie de kits de protection en plein week-end. Le magasin de l’hôpital est fermé à double tour : «J’ai appelé le serrurier. On a forcé la porte du magasin. Mon chef m’a dit : "S’il le faut, défonce-la !"» Les armes fatiguent, on manque de munitions, l’ennemi est en surnombre, mais… les hommes en blanc tiennent. Et c’est stupéfiant. Ils ont les yeux cernés, le teint blême, grognent, aboient, s’engueulent, pleurent parfois, mais ils font face. Et grâce à eux, le système encaisse tout.
En première ligne, Sarah, 28 ans, jolie blonde, infirmière-anesthésiste. C’est elle qui, dans le «camion», intube le malade, art brutal et délicat. Là, tout est inhabituel. Trop d’urgences vitales. Des «jeunes» de moins de 50 ans, et parfois des très jeunes d’à peine 20 ans. Ils allaient bien, et puis à J + 7, en deux, trois heures, les voilà en détresse respiratoire aiguë. Elle se penche sur son patient, l’endort : «Ça me fait de la peine. Peut-être que le dernier visage qu’il verra sera le mien avant de l’intuber. Et qu’il ne se réveillera plus.»
Dans les Ehpad, les plus anciens n’iront pas en réa et vont mourir dans leur chambre, seuls, sans famille. Sarah a craqué devant «ce petit vieux, 86 ans, ses yeux bleus, sa voix de père Noël». Ses joues trop roses disaient qu’il avait profité de la vie. L’intuber à son âge ? Pas raisonnable. D’ailleurs, il refuse l’hospitalisation. «Je veux fumer.» «Quoi ! Avec votre bouteille d’oxygène, vous allez faire sauter la chambre !» Il rigole : «Allez ! Une dernière cigarette.» Sarah coupe l’oxygène. Il fume : «Elle est bonne !» Elle lui tient la main : «Là, j’avais l’impression d’être utile, de faire mon travail.» Elle le quitte les larmes aux yeux. Le matin, pas le temps de réfléchir. C’est le soir qui est dur : «Au retour, je roule, absente, en apesanteur.» Tout revient. Ces quatre heures perdues à remplacer un respirateur en panne, les deux infirmiers-anesthésistes contaminés à force de se faire cracher au visage lors de l’intubation. Et son vieux fumeur de l’Ehpad, son rire et ses yeux bleus. Célibataire, Sarah n’a pas à s’isoler en rentrant chez elle, comme ses collègues qui ont une famille à protéger. Et elle a confiné ses parents bien avant la date officielle. «La nuit, tard, je m’endors d’un bloc. Ou je psychote…» Dans ses cauchemars, elle est attaquée par un gros tigre noir, raconte-t-elle. Soudain, la sirène. Appel au haut-parleur. «J’y vais.» Elle s’échappe.
(1) Les prénoms ont été modifiés.

Jour 9. Donner de la chloroquine : «Je le ferais pour ma mère»

En donner ou pas ? Le docteur Hassan (1) l’a décidé il y a dix jours. Il a 37 ans, la rigueur du spécialiste et la foi du réanimateur. Et voit dans la polémique plus un problème relevant du corps médical que du corps humain. D’abord, un constat : «La dernière étude chinoise dit que ce n’est pas un médicament miracle.» Seule la grande enquête Discovery pourra trancher… dans plusieurs semaines. Aujourd’hui, on ne sait pas si le médicament est indispensable ou inutile. Une chose est sûre : l’hydroxychloroquine est toxique pour le cœur. Alors, pourquoi le réanimateur en donne-t-il ? «C’est un pari raisonnable.» Mais pas sur la foi du rapport sommaire écrit par le professeur Raoult : «Présenté par un étudiant pour sa thèse, il se ferait massacrer par le jury !»
Reste que Raoult est un homme brillant, bien que trop pressé, et que son rapport, consternant, ne signifie pas que le médicament ne marche pas. Il est efficace sur le Sras et, in vitro, sur le Sars-Cov-2 (notre Covid)… «mais notre estomac n’est pas une éprouvette». D’ailleurs, le professeur marseillais n’a pas découvert la molécule. «On sait les effets secondaires, les dépister, les anticiper… donc arrêter les frais quand il faut.» En réanimation, l’équipe vit l’œil vissé sur le moniteur qui dessine en permanence l’élégante arabesque du mouvement cardiaque du malade intubé. Il y a une onde Q et une onde T, séparées par un espace précis. S’il augmente, alerte ! Le cœur est en souffrance. Et on arrête aussitôt.
La période la plus dangereuse se situe entre J + 7 et J + 10. En quelques heures, le patient qui semblait stabilisé est emporté par une détresse respiratoire aiguë. Ce n’est pas le virus qui le tue mais l’inflammation pulmonaire qu’il a causée : «On peut être devenu Covid négatif alors que l’inflammation se met à flamber», note le Dr Hassan. Alors, quand donner l’hydroxychloroquine qui n’agit que sur le virus, au risque d’aggraver l’état du patient ? En donner, c’est son choix. «J’ai une mère. Et je ferais la même chose pour elle.» Elle a 76 ans, grand-mère tonique malgré un ancien cancer du sein et du diabète, ce qu’on appelle des «facteurs de comorbidité.» Ce type de patiente n’a plus droit au respirateur artificiel, réservé aux plus jeunes. Et pour elle ? «Elle n’en aurait pas. Et cela m’arracherait le cœur.» Et puis, à quoi bon lui infliger trois semaines de réanimation, nue, attachée, le corps percé de tubes, la fonte des muscles… «On l’oublie mais la réa est une véritable séance de torture.» Pour les survivants, il faut dix jours de rééducation intensive pour chaque jour passé en réanimation. Réapprendre à marcher, se laver, manger. Il faut être fort pour survivre, et revivre. Parfois, le Dr Hassan imagine sa mère couchée devant lui, sous les regards de son père et des petits-enfants. «Décider moi-même que ma mère s’en aille… un cauchemar.»
(1) Le nom a été modifié.

Jour 8. Sur son scanner, le vrai visage du Covid

Il rayonne. Au sens propre comme au figuré, de photons, de rayons X et d’idées. L’univers du professeur Lucas (1) est un combat permanent de l’ombre contre la lumière, de l’opacité transparente des radios, des scanners et de l’imagerie médicale. Que vient faire le scanner dans une guerre biologique contre le virus ? Sur toutes les antennes, les spécialistes martèlent le besoin du test PCR, acronyme barbare de Polymerase Chain Reaction. En pratique, un écouvillon au fond du nez, un réactif, quelques heures de labo et le résultat tombe. Il en faudrait des millions.
Testons ! Soit. Sauf que… le système embouteillé, manque de labos, de tests et de réactifs. Entre la prise d’échantillon et la communication du résultat, il peut se passer plusieurs jours pendant lesquels le contaminé est contagieux. Et le test ne dit pas le degré de gravité et depuis quand le malade est infecté. Plus inquiétante, la méthode, imparfaite, compte 40 % de «faux négatifs». Celui qui a reçu son résultat «négatif» (par erreur) peut donc, rassuré, filer embrasser sa vieille mère…
Ici, dans le service du professeur Lucas, devenu une «usine à Covid», les soignants pratiquent chaque jour une bonne soixantaine d’examens au scanner. Leur cible n’est pas un résultat d’éprouvette, mais une image caractéristique dite «en verre dépoli». Celle des tissus à l’opacité augmentée, «coagulés» par inflammation des alvéoles, d’où la détresse respiratoire aiguë et l’asphyxie mortelle. L’image scanner donne un résultat immédiat, Covid positif ou négatif, elle dit l’état du poumon, l’extension du mal et la date de début de l’infection. A plus de huit jours, l’alerte est maximum quand les vaisseaux sanguins ne sont même plus visibles. Résultat immédiat, antécédents, datation, sévérité… la méthode sonne comme un petit miracle. «Ce n’est pas un dépistage, mais un tri», avertit le professeur. Parmi ceux qui respirent mal, le «Covid +» part à l’hôpital, le «Covid -» rentre chez lui. Confiné. Pas question d’en faire un outil de radiologie libérale, pour ne pas agglutiner des patients en salle d’attente. Reste que les scanners d’hôpital et des grosses cliniques privées tournent déjà à plein régime. Dans l’ombre évidemment. Il était temps. Le professeur n’en pouvait plus de cette «drôle de guerre» qui a précédé l’invasion. Dans leurs tranchées, les radiologues étaient prêts mais impuissants, leurs armes à la main, sans voir l’ennemi, en sachant qu’il allait venir. La «courbe de Strasbourg», celle des contagions sur le front de l’est, le disait clairement, avec son long plateau trompeur avant l’escalade à la verticale. Et puis, le 19 mars, tout a explosé. D’ailleurs, depuis, tout a changé, notamment le regard des autres. Voilà cinq ans que le service demandait des travaux urgents, toujours «en cours». Jusqu’à la semaine dernière où un député a appelé le professeur avec une seule question : «De quoi avez-vous besoin… ? Je m’en occupe. Tout de suite.»
(1) Le nom a été modifié.

Jour 7. Face à la pénurie de matériel et de moyens, un homme en colère

Pierre est en colère. Pas une saute d’humeur, non, une colère profonde, solide, ancienne. Médecin urgentiste, tête et carrure d’explorateur polaire, 59 ans dont trente-cinq dans ce même hôpital où il a débuté comme interne. Il a tout vu, ici, ou ailleurs en mission au Tchad quand il a ouvert la porte aux squelettes ambulants des prisons d’Hissène Habré. Un combattant, en première ligne du Samu, syndicaliste chevronné, politique rugueux - «le gouvernement a toujours un train de retard» - qui n’assène pas une thèse, mais des faits.
Les tests ? Matignon en promet 50 000 par jour fin avril, l’Allemagne en fait déjà 500 000 par semaine ! Il faudrait stopper net les activités non essentielles, mais Safran continue à fournir Airbus et Amazon livrait récemment des DVD à domicile.
Tout manque. D’abord, les lits en réa : «Ce matin, il en restait 20 en Ile-de-France. Il en faut 150 par jour !» Air Liquide fabriquait des bouteilles d’oxygène en Auvergne. L’entreprise a été rachetée par des Britanniques qui l’ont délocalisée en Pologne. Les masques ? Une société en produisait en Bretagne. Plus assez de commandes. Fermée en 2018. Le gouvernement en promet aux Ehpad : un par personne âgée, deux par soignant, total : 2 millions par jour… «et on nous parle de quelques centaines de milliers !»
L’heure est à la débrouille : «Ma femme est allée en voiture dans un labo du XIVe arrondissement pour en récupérer une petite centaine.» Il a fallu en extrême urgence rééquiper un hôpital avec des respirateurs artificiels qu’on venait de démonter par économie. A quoi bon les transferts en TGV, hélico, avions - spectaculaires certes mais trop gourmands en temps pour les équipes soignantes. Il faudrait, selon lui, réquisitionner d’urgence hommes et matériel, BTP compris. «Le gouvernement promet mais sur le terrain, on patauge dans la réalité d’un "système dégradé"» quand il faut dire non à une soignante d’Ehpad et lui conseiller d’augmenter… l’oxygène et la morphine. Colère contre les politiques et leur guerre de cour d’école, c’est pas moi, c’est l’autre ! «Quand ils ont décidé de réduire le stock de masques sous Hollande, le ministre de l’Economie s’appelait Macron». Et en 2008, c’est bien Roselyne Bachelot qui a vendu aux soignants la nécessité d’une gestion à flux tendu. Politique du tout ambulatoire, 100 000 lits effacés en vingt ans, zéro stock, aucune marge de manœuvre : «L’hôpita l n’est pas un hôtel où on ne pense qu’à rentabiliser toutes les chambres !» Résultat : à la moindre crise, grippe ou canicule, le système prend l’eau. La tourmente aujourd’hui ? «Une catastrophe annoncée». Soudain, l’homme de pierre vacille. Un ami proche, chef de service à Dourdan, est entré en réanimation, victime du du Covid-19. Quelques jours plus tôt, il avait envoyé un mail : «On n’a pas de matériel de protection. Ils nous laissent crever.»

Jour 6.  Allez donc intuber une trachée en vrac 

A peine la porte des urgences franchie, Clémentine, jeune médecin-urgentiste de 31 ans, a compris que la journée Covid serait volcanique. Dès le 14 mars, elle a interrompu ses vacances pour rejoindre les urgences, rythmées par des gardes de 24 heures d’affilée, 52 heures par semaine et jusqu’à 90 prévues. A la maison, son compagnon, kiné, s’occupe du petit garçon d’un an et demi. De grands yeux verts cernés, un sourire à ramener à la vie, elle sait décider. La réa bondée, les lits d’urgence pleins, la surchauffe du service, soit. Elle a déjà tout encaissé, même les choix douloureux. Cette vieille dame en détresse respiratoire aiguë, le temps de décrocher l’appel et d’envoyer l’ambulance, c’est trop tard. A 80 ans, plus question de prendre en réa. Nos anciens meurent chez eux.
11 heures, Clémentine prend en charge un cas difficile : un homme, 60 ans, trop lourd, policier en activité, blessé et opéré il y a longtemps d’une balle dans la gorge. Allez donc intuber une trachée en vrac ! A 14 heures, on cherche une place en réa, ailleurs. Hôpital Cochin, plein. Villejuif, Villeneuve-Saint-Georges, Chantereine… rien. Elle passe le relais au téléphone et se bat avec l’intubation. Le ballonnet ne tient pas, il y a des fuites d’air et le taux de saturation, l’oxygène qui passe dans le sang, chute : 100 %, c’est parfait, 94 %, devient embêtant, 90 %, c’est grave, 75 %, le cœur s’arrête. Le respirateur pulse l’oxygène pour combattre cette saleté de virus qui recroqueville les alvéoles pulmonaires.
Après quarante-cinq minutes au téléphone, enfin une place en réa à Bicêtre ! Mais plus un «camion du Samu» de libre. Depuis tôt ce matin, ils tournent à plein entre les hôpitaux. Et le policier endormi qui s’agite et mordille sa sonde. Clémentine lui redonne un anesthésique et du curare. Surtout empêcher toute respiration spontanée, pour bloquer l’inflammation des poumons. Il faut le stabiliser, sinon le malade ne supportera pas le transfert en brancard et les cahots de la route. 18 h 30. Ah ! Voilà le Samu. L’équipe doit s’harnacher, masques neufs, gants, charlottes, blouses, surblouses. Clémentine regarde son malade partir dans le véhicule, sirènes hurlantes. Il est 19 heures.
Quarante minutes plus tard, l’homme est en réa, vivant, mais en grande souffrance. On le met sur le ventre, pour solliciter le poumon à l’arrière du thorax. Il tient. Peut s’en sortir. Il a fallu une demi-journée à Clémentine, deux heures de manipulations de plus et toute une équipe du Samu… Sans cette médecine de pointe, le policier serait mort. «Bon, c’est pas fini…» Et les promesses du Président ? Oui, bon : «On a fait sans lui avant, on fera sans lui pendant.» Elle sait : «Passer le pic, c’est bien, mais la crise sera longue.» Interroge : «On va s’en sortir… mais dans quel état ?»

Jour 5. «Mais… Dites-moi… qu’est-ce que je fais ici ?» 

Lui aussi est fatigué. Etre psy dans un hôpital aujourd’hui, c’est - un peu - comme faire de la «psychiatrie de l’avant» sur un terrain de conflit. D’abord, il y a les patients de l’extérieur. Très vite, le docteur Sofiane (1) les a vus arriver en plein délire. Dans ce quartier poliment qualifié de défavorisé, ils parlent toutes les langues, ont besoin d’interprètes, n’en ont pas. Alors on appelle à l’aide - «Demande au Dr Z, il parle tamoul, non ?» - pour une pratique à la limite de l’ethnopsychiatrie : «Ils voyaient des djinns, parlaient des forces maléfiques.» Et puis il y a les soignants, ceux qui ne prennent pas rendez-vous, mais qu’on croise dans les «interstices», un couloir, le coin café ou à l’«aquarium», l’ensemble vitré des urgences.
En dix-huit ans de pratique, le psy a vu se dégrader un hôpital en souffrance et entendu les soignants crier dans le vide. Le mépris ? Au mieux, l’indifférence. Le virus a tout bouleversé. On les applaudit au balcon le soir à 20 heures, le pays les découvre, le Président s’incline bas devant leur dévouement, leur sacrifice : des «héros» !
Au début, forcément, la mobilisation, l’excitation, cela redynamise une équipe, «jusqu’au narcissisme», analyse le freudien. Après, très vite, les équipes réalisent l’ampleur de la tâche - du devoir ? - qu’on leur assigne. Quand Dieu et la patrie ont moins d’écho et que les philosophes se taisent, les voilà investis des dernières valeurs, liberté-égalité-fraternité et surtout solidarité. Mission quasi messianique. Eux que le Covid décime chaque jour un peu plus. C’est trop. Et embarrassant pour les soignants qui se perçoivent comme des aidants, pas des soldats. Les voilà pris par le doute, l’angoisse, l’insomnie. Serons-nous à la hauteur de la vague ? Qui, parmi nous, sera le prochain malade, le prochain mort ? Le travail submerge : «Je bosse, je mange vite, je dors peu, dit un brancardier à son collègue. Tu as une famille, toi ? Moi, plus vraiment.»
Gardes, remplacements, dépassements, travailler jusqu’au burn-out. Ici, un médecin qualifié parcourt les services - sans masque ! - en répétant, sonné : «Je suis positif… positif.» Les autres veulent le raisonner. Lui veut continuer. Deux infirmières qui s’effondrent en pleurs. Ou un autre, jeune urgentiste, brillant, dévoué, surinvesti, qui se fige en pleine action, désorienté : «Mais… dites-moi… qu’est-ce que je fais ici ?» Il ne sait plus. On appelle cela un Ictus amnésique. Un peu de Valium, du repos, et il retrouvera tout, très vite. Sauf son poste.
 Les psys eux-mêmes sont frappés. Une infirmière, un psychologue et deux médecins psychiatres sont déjà tombés malades. Et il arrive au docteur Sofiane, lui aussi, de douter : «Parfois, j’aimerais en faire bien plus, aller en réanimation pour aider. En première ligne.»
(1) Le prénom a été modifié.

Jour 4. En réa, le cauchemar à venir des «pertes illégitimes»

C’est le cœur nucléaire de la médecine d’urgence. Et le bout de la chaîne. Au service «réanimation», tout se joue finalement en termes simples : la vie ou la mort. Quand un malade est admis ici, c’est la seule question qui se pose. On commence par l’intuber, par l’aboucher à un respirateur artificiel pour lui apporter l’oxygène que ses poumons lui refusent, les alvéoles paralysées, collées par le virus qui empêche toute transmission avec le sang. Quand on décide de le débrancher de la machine à respirer, c’est parce qu’il est sauvé. Ou mort. Huit personnes extubées récemment en réa : quatre guéris, quatre décédés.
Le coronavirus semble flotter dans l’air, épais. On ne pénètre pas dans ce foyer à haut risque sans revêtir masque FFP2, gants, bonnets, et même lunettes de plastique pour protéger les yeux. Cinq médecins urgentistes, douze infirmières, huit aides-soignantes, par cycles de douze heures de travail d’affilée, 24 heures sur 24. Un hall unique, salle des opérations, qui donne sur vingt-quatre box tout autour. Dans chaque compartiment, le cliquetis du moniteur - pouls, tension, fièvre, fréquence respiratoire - et le souffle mécanique du respirateur. Et, sur les lits, hommes et femmes, la cinquantaine en moyenne, souvent en surpoids, la tête inclinée sur le côté, tous inconscients, tous intubés, tous dans un état grave. L’un d’entre eux est placé étrangement en position quasi verticale. Il va mieux. Avant de lui enlever son tube, il faut stimuler sa respiration, utiliser la gravité pour pousser sur son diaphragme, réveiller le réflexe vital.

La nuit, le jour, le temps dehors, l’insolence du soleil ou la brume de froid, la fatigue, cette immense fatigue, peu importe pour les soignants. Ici, on ne tient compte que des flux respiratoires, de l’afflux des malades et du nombre de places disponibles. Vingt-quatre lits seulement. Et ils sont tous occupés, pour quinze jours en moyenne, le délai de ventilation nécessaire. Par des patients qui souffrent d’une seule pathologie : le Covid-19.
En douze ans de service, le docteur Hassan, responsable de la réa, n’avait jamais vu cela, même pendant le sinistre épisode de la canicule. Il souffle : «Ce n’est pas simplement extraordinaire… mais hors normes.» Sous le masque, le visage est calme, mais pâle. Quand il n’assure pas des gardes de vingt-quatre heures d’affilée, il travaille sur un protocole de recherche pour un nouveau médicament. «Situation hors normes» ? Cela veut dire qu’on va arracher quatre lits de plus en soins intensifs de cardiologie en sachant qu’on reste loin du compte. Que l’hôpital perd, chaque jour, une cinquantaine de soignants victimes du virus. Que le docteur Hassan doit, en deux heures, former un médecin de base à la délicate manipulation de l’intubation. Qu’il va sans doute falloir coupler deux malades à une seule machine. Et que s’insinue peu à peu dans l’esprit de ces médecins de pointe l’angoisse, le cauchemar à venir des «pertes illégitimes», en clair, des hommes et des femmes qu’on aurait pu sauver si on avait eu l’espace, les hommes et le matériel pour les traiter. «A Bergame, en Italie, le tableau est terrible. Les réanimateurs ont dû faire des choix. Entre une femme jeune de 40 ans et un homme de 45 ans père de deux enfants… Vous soignez qui ?» En cas de décès, les nouvelles consignes sont sèches, loin des rituels apaisés de notre société : pas de recherche de cause de la mort, pas de don du corps à la science, pas d’obstacle médico-légal, tout transport interdit avant mise en bière immédiate dans un cercueil simple. Une seule personne est admise dans la chambre mortuaire pour dire adieu au défunt, au conjoint, au père, à la mère. Sous le masque, le praticien pâlit : «Même cela… ce ne sera bientôt plus possible.»
Dans un coin du hall de réanimation, deux femmes sont assises, masque sur le nez, le visage collé contre la vitre qui les sépare d’un box. A l’intérieur, une institutrice de 53 ans, ventilée depuis dix jours, en surpoids évident, asthmatique depuis l’enfance, déjà traitée pour un cancer du sein et dans l’attente d’une troisième chimiothérapie, lutte contre la mort. Immobiles et silencieuses, les deux autres femmes, sa fille et sa sœur, viennent là chaque jour, pendant de longues heures. A surveiller le moindre signe d’évolution, nez contre la vitre, regard tendu, comme si elles soutenaient la malade de toute la force de leur esprit. Accrochées, comme elle, au rythme mécanique du respirateur artificiel. Un souffle.


 Jour 3. «J’ai un camion plein de masques… Un don»

L’équipe souffre. Malgré ce grand soleil insultant de bonne humeur. Surtout ceux investis à fond depuis le début de la crise. Lundi, un médecin, colosse surpris à pleurer à chaudes larmes ; un autre soignant, poumons fatigués de gros fumeur, qui sait ce qui l’attend en cas de contamination. Et ce jeune toubib, jovial, compétent dans tous les secteurs, croisé ce matin l’air furieux : «Depuis cette nuit, je tousse comme une vieille femme !» Un dépistage réservé aux soignants présentant un syndrome «grippal» - une centaine lundi - a donné 55 % de Covid positif… Un sur deux !
Lentement, l’hôpital se vide de ses blouses blanches. Les nerfs craquent. La nuit dernière s’est produite une altercation entre un clinicien et un patient, non-Covid mais irritable, pour une histoire de porte vitrée qui tardait à s’ouvrir, une broutille. Soignant à terre, bras en croix, KO. Le scanner n’a rien détecté mais l’homme, très choqué, ne reviendra pas. Un médecin perdu. Aux urgences, des hommes et des femmes au-dessus de la cinquantaine, alignés, masque à oxygène sur le nez. Le responsable annonce : «On va avoir 16 lits d’hospitalisation de plus, dès 16 heures. Bonne nouvelle, non ?» Devant son écran, le contrôleur souffle : «Suffira pas. Regarde la liste d’attente…» En réanimation, plus aucun lit. Il faut envoyer les cas graves à Trappes ou Orléans. On pense transformer le stade proche et désert en hélistation pour les évacuations par hélicoptère.
Alors, quand un petit homme en civil s’est avancé dans le bureau d’un cadre médecin, celui-ci a levé à peine les yeux. Avant de les écarquiller. «J’ai une voiture pleine et un camion qui arrive dans une heure… Un don.» A l’intérieur, 3 000 masques chirurgicaux, 300 autres FFP2, anti-particules, les meilleurs, 100 bouteilles de gel hydro-alcoolique et 400 gants. Une aubaine. Il fait partie d’une association de médecins franco-chinois. Pendant la période noire en Chine, ils ont envoyé 43 tonnes de matériel à Wuhan. Maintenant, les Chinois de Paris et leurs proches au pays se cotisent pour aider les Français. «Ils sont pleins d’enthousiasme, un formidable élan, dit l’émissaire. Souvent ils s’excusent : "Nous n’avons pu réunir que 80 000 euros".»
En Chine, des entreprises tiennent à participer à l’effort. Il est vrai qu’une photo aux côtés du Docteur Na Na vaut toutes les pubs. Adèle Na Na, formée en Chine, spécialiste de médecine interne à la Pitié-Salpêtrière et chargée de l’«Interface médicale sino-française», est une source d’information précieuse de l’expérience chinoise. «Nos amis chinois regrettent l’agressivité des Français dans la rue, dit l’émissaire. Mais ils espèrent faire encore plus. Peut-être un jour prochain vous offrir… un respirateur artificiel.»

Jour 2. «Allo? vous respirez mal?… on vient Monsieur»

Le premier choc, c’est ici qu’il faut l’encaisser. Dans cet espace réduit envahi par les ordinateurs et une quinzaine d’étudiants en blouse blanche, casque sur les oreilles. Dans la salle de régulation, des «bébés médecins» volontaires pour aider à trier les 5 000 appels qui déferlent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les appels généraux, urgents-pas urgents, Covid-non Covid, graves-pas graves. En bout de chaîne, six ou sept médecins régulateurs prennent l’ultime décision. Enorme responsabilité. Le Dr Patrick va passer la nuit collé à son écran, en prise avec toute la détresse du monde. Une sonnerie de téléphone, une fiche de renseignements et une géolocalisation. Sonnerie-décrocher-écouter-analyser-décider-noter l’indication choisie sur la fiche-raccrocher. Sonnerie… Infernal carrousel. Toute la nuit.
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Il y a bien sûr d’autres pathologies, le gosse qui a fait une chute sur la tête, la grande qui a avalé de petits morceaux de verre, le mari diabétique agité, la dame opérée récemment qui fait une crise d’angoisse. On sait faire. Mais 80 % des appels concernent le Covid-19. Là, il faut faire le bon choix. Les ambulances, les médecins, les lits disponibles, tout est rare, précieux, vital.
Sonnerie. «Bonsoir… Oui… Non… Je comprends mais nos ambulances sont réservées au Covid.»
Sonnerie. «Allo ? Vous avez un peu de mal à respirer mais pas de fièvre… Votre médecin ? Ah, il n’est pas joignable. Je vous en envoie un cette nuit.»
Sonnerie. «Allo ? Vous avez perdu l’odorat ? Et le goût ? Oui, c’est un signe d’atteinte bénigne. Cela se récupère lentement. Restez confiné. Isolez-vous de votre famille.»
Sonnerie. «Bonsoir… Votre fille… 16 ans… Gêne respiratoire… Quoi ? Non, arrêtez les corticoïdes. Elle est asthmatique grave ? Bon, continuez…»
Sonnerie. «Allo ? Ah, gêne respiratoire forte, des douleurs dans la poitrine, du mal à parler… 50 ans. Ça va aller. On vient, monsieur.»
Et puis il y a ces appels, terribles, qui viennent des Ehpad, des maisons de retraite, avec parfois plusieurs cas au même étage. Il faut les classer par niveau d’autonomie. GIR1 : grabataire. GIR2 : fonctions mentales non altérées, besoin d’aide permanente. GIR3 : besoin d’aide seulement quelques fois par jour. GIR4 : capable de se déplacer.
Sonnerie. «Allo ? Elle étouffe. Mettez-la sous oxygène… Non, désolé, on ne prend plus les GIR1 et 2 à l’hôpital.»
Sonnerie : «Oui ? Elle a 85 ans… Forte fièvre… Désaturation… GIR4 ? OK. On vous envoie une ambulance.»
Quatre heures du matin.. Le Dr Patrick doit se faire remplacer. Moulu, vidé, abattu : «Cette nuit, je viens de condamner trois personnes âgées à mort…» Ou plus exactement, vu leur état, à mourir dans leur institution plutôt qu’à l’hôpital. Dur d’accepter ça pour un médecin.

Jour 1.  «Jamais vu quelque chose d’aussi contagieux»

Nous y sommes. La déferlante, comme l’appellent les médecins ici. Le début d’une vague énorme. Attendue dans un, deux, trois jours au plus. «On la prévoyait, on la voit venir et on ne peut rien faire pour l’éviter», dit le professeur Michel (1). L’homme est solide. Cheveux en bataille et poches lourdes sous les yeux qui détonnent avec un regard bleu, précis. Après une longue carrière d’urgentiste, peu de choses l’impressionnent. Mais là… Il regarde les statistiques : «C’est effrayant. Les Chinois nous ont promenés sur au moins deux paramètres, la contagiosité et la gravité des symptômes.»
Quelque 700 appels par jour aux urgences. Plus 20% d’admissions en réanimation. Il lui reste 2 lits libres sur 24. Deux jours au mieux. Après ? Il faudra installer les malades graves partout où l’on pourra, façon de gagner quelques jours sur l’embouteillage. Et le matériel spécialisé ? Et les soignants qu’on ne forme pas en deux jours à la science sophistiquée de la «réa» ? Les soignants justement. Il y a ceux qui ont déjà craqué, portés malades, aides-soignantes, infirmières, voire médecins. Déjà avant, le travail était infernal. Et il y a ceux qui sont là, la grande majorité, prêts à faire double, triple tâche. Ce sont les premiers que le professeur salue, en arrivant tôt ce matin. Et il lit l’angoisse sur leurs visages. Pas de masques de protection. Ou si peu, surtout les FFP2, en bec de canard, plus sûrs, qu’on tient sous clé comme une denrée rare.
Le coronavirus flotte dans l’air infesté des couloirs, exhalé par les malades qu’ils manipulent et intubent. L’équipe demande des masques au «Prof». Ils sont déjà pris. A quatre masques par jour, plus la nuit, il en faut 1 200 quotidiennement. A la pharmacie, verrouillée, un stock, réduit. La responsable a découvert deux caisses, vidées et soigneusement refermées. Volés. Tant pis. Le professeur dicte une note de service. Une autre note, venue d’en haut, en limite l’usage aux soignants en contact direct.
«Ah non, pas lui !» Un coup de téléphone interrompt la conférence. Le chef de cardiologie a 40° C de fièvre. Deux jours plus tôt, les trois médecins du service qui ont examiné un œdème pulmonaire, apparemment classique, ont été contaminés par le virus. Bilan : plus de service de cardiologie. Nouveau coup de téléphone. Une infirmière et un médecin régulateur, toux sèche, dyspnée, fièvre de cheval. Hors d’état. A quoi bon arracher un lit supplémentaire sans soignants ? On apprend la mort d’un médecin urgentiste de l’Oise, hospitalisé à Lille. L’équipe encaisse le choc.
«Je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi contagieux, reconnaît le professeur.
- De toute façon, nous allons tous l’avoir, souffle un médecin.
- Bon, ça va. Régulation, urgences, réanimation… On reprend tout.»
(1) Le nom a été modifié.

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