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dimanche 5 avril 2020

Leïla Slimani : « L’épidémie de coronavirus vient accentuer une tendance : nous touchons de moins en moins la peau de l’autre »

Dans son journal du confinement, la romancière revient sur la distance qui s’est creusée entre les êtres, au point où les contacts ont pratiquement disparu.

Publié le 3 avril 2020

La peau. C’est l’organe le plus lourd et le plus étendu du corps humain. Deux mètres carrés de surface et des milliards de connexions neuronales. La peau nue du nourrisson que l’on pose sur le ventre de sa mère. La peau que l’on dévoile à la caresse du soleil, au regard de celui qu’on aime. La peau qui frissonne d’avoir été seulement frôlée, effleurée. Nous avons, dès l’enfance, l’intuition que réside dans le toucher un pouvoir palliatif. Lorsqu’ils ont peur, la nuit, des monstres et de l’obscurité, les enfants prennent vos mains qu’ils apposent sur eux, sur la peau nue de leur dos, sur leur nuque qui frissonne.
Je pense à cet ami, mort d’un cancer il y a exactement un an, et dont la douleur ne se calmait que lorsque nous lui faisions de longs et délicats massages. Il était d’une maigreur terrifiante, son corps ne lui inspirait que souffrance et dégoût mais il confessait qu’il trouvait, dans les gestes de tendresse, un éphémère apaisement. Une aide soignante nous avait expliqué que lorsque nous sommes touchés, nous secrétons de la sérotonine, autrement appelée hormone du bonheur. La préhension, l’expérience de notre propre existence physique à travers, non pas seulement le regard, mais la main de l’autre, est essentielle à notre équilibre.
Aujourd’hui, la crise sanitaire nous oblige à nous tenir à distance les uns des autres. Nous devons intégrer des gestes barrières et éviter de nous toucher. Mais l’épidémie de coronavirus ne vient en fait qu’accentuer une tendance. Toutes les études le prouvent : nous touchons de moins en moins la peau de l’autre. A bien y regarder, ce qu’on caresse le plus au cours d’une journée, c’est sans doute l’écran de notre téléphone portable. Nous avons pris l’habitude d’un paiement sans contact. A la boulangerie, nous ne sommes plus étonnés de glisser notre argent dans une machine qui nous rend la monnaie, mais pas notre sourire.

La solitude est comme un iceberg

Même dans les boîtes de nuit, nous avons appris à danser seul, en regardant dans le vide, en faisant semblant de n’avoir besoin de rien ni de personne. Les slows, où l’on se tenait enlacés, où l’on se perdait dans la nuque de l’autre, sont devenus ringards, dépassés. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense souvent à la nuit du 12 juillet 1998. La France venait de gagner la finale de la Coupe du monde. J’avais 17 ans et ma tante, qui vivait à Pantin, nous a emmenés dans Paris pour fêter ça. Dans la rue, des inconnus nous prenaient dans leurs bras, on s’embrassait dans les bars, on se mettait à danser en se serrant la taille. Je n’avais jamais rien vécu de pareil.
Brutalement, elle prend conscience que cela fait des années qu’elle n’a pas été touchée et que cette tristesse est celle d’un corps qui ne connaît plus la tendresse
Il y a des corps qui sont comme des ruines. Des peaux qui ressemblent à des bâtiments abandonnés. Ces corps existent, on les voit. A l’œil nu, on ne remarque rien de particulier, on n’en devine pas les fêlures, les fragilités. Mais la solitude est comme un iceberg, elle est toujours plus profonde qu’on ne le croit.
Dans Les Corps abstinents (Flammarion, 2020), Emmanuelle Richard donne la parole à ceux qui n’ont pas ou très peu de sexualité partagée. A une époque où le sexe s’affiche partout, où l’injonction à la performance pèse sur tous, la romancière lève, avec subtilité, le tabou de l’abstinence qu’on associe trop souvent à l’échec, à la frustration, à un état subi. En ressort un très beau livre sur la tendresse, sur les aspirations intimes, sur ce que Kundera a décrit dans toute son œuvre, à savoir la distorsion entre l’âme et le corps.

Une vague immense de chagrin

Dans son introduction, Emmanuelle Richard écrit : « Dans mon cas ce vide alternativement subi ou choisi a connu un nombre infini de variantes (…). Je suis passée par des états successifs, intermédiaires et très variés mais une constante revenait toujours : la notion du toucher. Ce qui était commun à ces différents états était la gestion de cette absence-là. Ce creux très particulier ne partage rien avec le vide créé par l’abstinence. »
Elle raconte notamment une visite chez un ostéopathe. Alors qu’elle est allongée et que le praticien la manipule, elle sent monter en elle une vague immense de chagrin, une douleur qu’il lui est difficile de réprimer. Brutalement, elle prend conscience que cela fait des années qu’elle n’a pas été touchée et que cette tristesse est celle d’un corps qui ne connaît plus la tendresse.
A cet instant, je pense aux mains de ma mère. J’ai bientôt quarante ans et pourtant, j’aime à m’asseoir auprès d’elle, à poser ma tête sur son épaule, à caresser ses mains. Ces mains, je les reconnaîtrais entre toutes les mains du monde. Je connais la forme de chaque doigt, le relief d’une cicatrice, j’y ai vu éclore ces petites tâches brunes qu’on appelle « des fleurs de cimetière » et qui sont le signe de l’âge. Dans deux semaines, dans un mois, j’irai les serrer contre moi et nous nous consolerons de nos chagrins et de nos solitudes. Romain Gary écrivait que « la tendresse a des secondes qui battent plus lentement que les autres. » Vivement.

Leïla Slimani vient de faire paraître « Le Pays des autres » (Gallimard, 368 pages, 20 euros). Elle a reçu le prix Goncourt en 2016 pour son roman « Chanson douce » (Gallimard, 2016).

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