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mardi 7 avril 2020

Coronavirus : « Il est arrivé à ma mère ce qu’elle craignait le plus »

   Séparation, solitude, annonce de la mort par téléphone, funérailles impossibles… Plusieurs proches de victimes de l’épidémie racontent leur sentiment d’impuissance.
Par  Publié le 7 avril 2020
SEVERIN MILLET
Tout est allé si vite. Nathalie Bourson se souvient pourtant de chaque scène, au quart d’heure près. De ce coup de téléphone reçu mardi 24 mars au matin, « à 6 heures moins le quart ». De cet infirmier qui l’informe alors de la mort de son père, Georges Caux, 89 ans, au centre hospitalier de Compiègne (Oise) : « Il l’a annoncé gentiment, comme il pouvait, pour dire qu’il l’avait trouvé décédé à 5 h 10. » De ce sac-poubelle contenant « les affaires » de Georges ; quelques vêtements qu’elle est allée récupérer, le jour même, à l’hôpital. Sans voir son père, « mis dans une housse, à la morgue ».
Nathalie se souvient aussi des premières quintes de toux de Georges, le jeudi 19 mars, moins d’une semaine avant. Lui, répétant : « De toute façon, c’est une bronchite, c’est rien, ça va passer. » Mais le samedi, la fièvre est apparue. « Je n’ai pas percuté tout de suite », dit sa fille. Assistante maternelle, 56 ans, Nathalie vient tous les jours chez ses parents. Eux habitent à Saint-Vaast-de-Longmont ; elle à Verberie, deux communes voisines, au sud de Compiègne. Ginette, 86 ans, la femme de Georges, souffre d’Alzheimer. En décembre 2019, elle se fracture le col du fémur. Georges prend soin d’elle, mais fatigue. Alors Nathalie multiplie les visites.

Le dimanche 22 mars, elle arrive chez Georges et Ginette « à 14 heures ». Georges avait 39,5 °C de fièvre dans la matinée. « Je lui ai dit : “Reprends ta température maintenant.” Il avait 40 °C. Ça m’a alertée. » Nathalie joint une de ses nièces, gériatre à la polyclinique Saint-Côme de Compiègne. « Elle m’a conseillée : “Tu surveilles, tu lui donnes des Doliprane, tant qu’il n’y a pas de problèmes respiratoires.” » Nathalie s’inquiète. Son père est encombré « au niveau des bronches ». Elle finit par appeler le 15. « Ils m’ont envoyé une ambulance et l’ont emmené à l’hôpital. Il est parti vers 17 h 30 d’ici. » Elle ne l’a plus revu ensuite.

« On est débordés »

Pour les proches de victimes du Covid-19 qui ont parlé au Monde, il a souvent fallu subir une séparation avant d’apprendre le décès, par téléphone.
Nathalie a juste pu parler à son père, le lundi, veille de sa mort. « Il m’a appelée pour me dire qu’il avait eu une chambre à 4 heures du matinJe n’ai rien du tout contre l’hôpital, mais ça montre bien l’encombrement et la difficulté des choses pour eux. La dernière fois que je l’ai appelé avec ma mère, il était 21 heures. Il était bien. »
Maurice Mamone, un infirmier à la retraite de 67 ans vivant à Metz, n’avait plus vu sa mère, Eda, 87 ans, depuis le 13 mars, « juste avant le confinement ». Samedi 28 mars, son frère cadet, Jean-Claude, l’a appelé pour lui annoncer qu’elle était morte dans une clinique de Thionville (Moselle). « Mon frère avait été désigné personne de confiance, explique Maurice. Il a fait l’intermédiaire pour tout, avec l’hôpital, puis la clinique. Samedi, un médecin lui a annoncé la nouvelle et lui a dit : “Ce n’est pas la peine de téléphoner, on est débordés, on a du mal à répondre. Si vous pouvez, ne téléphonez pas.” C’était clair. » Il a tout de même fallu appeler les pompes funèbres.
Eda Mamone a été incinérée mercredi 1er avril. Sans cérémonie ni personne de sa famille. Ce jour-là, Maurice a tout de même envoyé à ses proches la vidéo d’une chanson populaire italienne, Quel mazzolin di fiori (« Ce bouquet de fleurs »). Dès qu’ils le pourront, Maurice, son frère et sa sœur viendront récupérer ses cendres au crématorium.
Le retraité savait que sa mère « n’était pas en bonne forme ». Hospitalisée depuis début mars pour une embolie pulmonaire, Eda Mamone a vu son état de santé empirer quelques jours avant sa mort. Au téléphone, ses enfants entendent qu’elle a du mal à respirer. Le 26 mars, elle est testée. Diagnostic dès le lendemain : elle souffre bien du Covid-19. « Ma mère était en bout de course, on savait qu’elle pouvait mourir d’un moment à l’autre. Mais dans ces conditions-là, c’est désolant, résume Maurice. Ce qu’elle souhaitait surtout, c’est qu’on soit près d’elle dans ses derniers moments. Il lui est arrivé ce qu’elle craignait le plus. »

« Chaque mort, c’est une histoire »

Alors, parce que le présent est une impasse, Maurice se projette. Il imagine le jour où l’urne de sa mère sera déposée à côté de celle de son père, Filippo, qui repose au columbarium de Serémange-Erzange (Moselle) « depuis 2001 ». A quelques enjambées de leur maison de mineurs, où ce couple d’origine italienne était venu s’installer, dans la vallée de la Fensch, connue pour ses hauts-fourneaux et ses mines.
Il y aura une cérémonie religieuse, Eda l’aurait souhaitée. Il sera alors temps, avec les cinq petits-enfants d’Eda et Filippo, et leurs arrière-petits-enfants, de « refaire un peu cette histoire, qui croise celle de la France et de l’Italie ».
Au téléphone, de sa voix calme, Maurice a tenu à ce que le nom de sa mère, « fière d’être femme de mineur », soit publié. « Chaque mort, c’est une histoire, explique-t-il, et pas uniquement un mort de plus du Covid. »
« J’ai beaucoup de messages, d’appels. Mais physiquement, dans ces cas-là, on a besoin d’étreintes, de présence », confie Nathalie Bourson qui a perdu son père.
Nathalie Bourson, elle, a pu assister à l’enterrement de son père. Le 27 mars, Georges Caux a été inhumé au cimetière de Verberie, juste à côté du caveau de ses parents. Seules onze personnes étaient présentes, un cercle familial restreint. Pas d’embrassade ni d’accolade, gestes barrières obligent.
Depuis, le téléphone de Nathalie n’arrête pas de sonner. Des témoignages d’affection de proches. « J’ai beaucoup de messages, d’appels, dit-elle. Mais physiquement, dans ces cas-là, on a besoin d’étreintes, de présence. » Le temps du recueillement à peine commencé, il faut déjà régler le sujet de la succession, sans pouvoir se rendre chez le notaire. S’occuper de sa mère Ginette, 86 ans, qui malgré la maladie, a compris la situation. « Elle se rend compte, elle le sait, on lui a expliqué. Il faut lui répéter plusieurs fois, après elle intègre les choses. Ça lui fait du souci. Elle n’a qu’une envie, c’est d’aller le rejoindre. »

Prendre soin des survivants

Nathalie a quitté sa maison de Verberie et son mari, provisoirement, pour rester avec sa mère. La quinquagénaire tousse, mais Ginette, « pour l’instant, n’a pas de signe ». Plane, chaque jour, cette peur de lui transmettre le virus. « On n’a pas de conseils spécifiques, résume l’assistante maternelle. Je porte un masque, que je désinfecte. Je me lave souvent les mains. » Il faut continuer à s’occuper de Ginette, avec des questions plein la tête.
Nathalie a continué à garder des enfants, jusqu’à la mi-mars. A-t-elle contaminé son père après avoir été en contact avec des porteurs sains ? Faut-il continuer à passer l’aspirateur, au risque de brasser de la poussière et le virus avec ? Faut-il secouer les draps de sa mère ? Nathalie n’a pas les réponses. Elle ne termine pas certaines phrases : « Il y a un moment, on ne peut pas non plus… Mon père, il a pu l’attraper n’importe où. Potentiellement, moi j’ai pu l’amener… » Elle regrette de ne pas avoir reçu de consignes claires dès début mars, alors qu’elle se sentait incitée à toujours garder des enfants : « Il n’y a eu aucune clarté. On a été laissé pour compte. Là je passe à l’addition, c’est assez scandaleux. »
Parmi les proches de couples âgés, la situation, douloureuse, vire parfois au casse-tête quand reste un survivant dont il faut prendre soin. Pierre Millet, jeune journaliste, a perdu sa grand-mère, Denise, samedi 28 mars. La dame de 87 ans, ancienne illustratrice, habitait avec son mari Claude un appartement place de Clichy, dans le nord de Paris. Des deux octogénaires, Denise paraissait, de loin, la plus solide ; Claude, lui, était affaibli, en fauteuil roulant. Jusqu’alors, le couple vivait, avec la venue régulière d’aides-soignants. Mardi 24 mars, Denise « s’est mise à tousser énormément, à être essoufflée, à dormir en permanence et à avoir des courbatures », raconte Pierre Millet. Les antibiotiques prescrits par la médecin de famille n’ont pas d’effets notables.
Le 25 mars, l’oncle de Pierre arrive du Jura pour aider ses parents, et ouvrir la porte aux aides-soignants. Pierre, lui, apporte quelques vivres, laissés sur le palier. La nuit suivante se révèle « catastrophique » : « Elle se réveille, n’arrive plus à respirer. » Le jeudi matin, Denise est envoyée aux urgences de l’hôpital Lariboisière. La sœur de Pierre est médecin, elle fait l’intermédiaire avec l’hôpital.
« On lui a d’abord dit d’être pessimiste, se souvient le jeune homme. Le lendemain matin, le vendredi, on lui dit que ça allait mieux et qu’ils la transféraient à l’Institut médical Montsouris, qui est très bien. Mais quand ma grand-mère est arrivée là-bas, elle était quasiment morte. Elle n’arrivait plus à respirer. Il n’y a pas eu de réanimation, mais ça, on nous l’a dit tout de suite et c’est très compréhensible. Ils ont fait de l’accompagnement de fin de vie. C’est allé très vite. »
Il faudra, en revanche, attendre sûrement l’été, avant de pouvoir tous se retrouver en famille pour rendre un hommage à Denise. Claude pourra-t-il en être ? Personne n’en est sûr. « C’est le flou le plus total, on est complètement dépassé, résume son petit-fils. Il y a une petite colère, dans le sens où mon grand-père, il n’y a rien pour l’aider : il est tout seul chez lui, en chaise roulante. Et c’est à quelqu’un de la famille de se sacrifier, d’être quasiment sûr de choper le truc, pour l’aider. »
Pour les proches, aucun choix n’est simple. L’éloignement géographique rend certaines décisions encore plus douloureuses. Début mars, Eric – il préfère rester anonyme –, communicant à Paris, a été informé que l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de Thise (Doubs), près de Besançon, où vit son père, 84 ans, allait être confiné. Plusieurs résidents de cette maison de retraite présentent alors des symptômes du Covid-19.
Le 16 mars, Emmanuel Macron annonce le confinement. Eric ne prend pas le train, il reste à Paris. « C’était une décision compliquée, parce que ma mère se faisait opérer de la thyroïde et que mon père était sous surveillance. » Le lendemain, le 17 mars, la mère et la sœur d’Eric apprennent que l’état du père s’est aggravé. Il présente tous les symptômes de la maladie. Elles se rendent à l’Ehpad. Une visioconférence est organisée « pour avoir un moment tous les quatre ». Noël, garagiste à la retraite, est mort le samedi 21 mars.
Ni la femme de Noël ni sa fille, qui habitent à Besançon, ne se sont rendues à l’Ehpad, après une discussion avec Eric. Le jour de la crémation, le 25 mars, l’épouse et ses deux enfants se sont réunis « de manière virtuelle, à 8 h 30, l’heure de l’incinération, pour avoir une pensée ensemble. On a regardé des photos, on a écouté de la musique qu’il aimait. On a fait notre propre regroupement, avec nos moyens du bord ». Le recueillement auprès de l’urne attendra. « On ne sait pas quand ça aura lieu, dit Eric. Est-ce qu’il y aura des files d’attente comme à Wuhan [épicentre de la pandémie, en Chine] pour aller chercher les cendres ? »

Sentiment d’impuissance

Après être resté confiné plus de deux semaines à Paris avec sa femme et sa fille âgée de 2 ans, Maxime Le Borgne, consultant dans le design, a quitté la capitale. Mercredi 1er avril, il a retrouvé sa mère, son frère, sa sœur et sa belle-mère au cimetière de Locmariaquer, un petit village du Morbihan, en bord de mer.
Tous autour de la tombe de Thierry, 64 ans, architecte. « Je ne pouvais pas laisser mes proches y aller sans moi, dit Maxime. Il fallait faire les derniers adieux, ce que beaucoup de gens n’ont pas la chance de pouvoir faire, en Italie ou en Chine. »
Pendant deux semaines, Maxime n’a pas pu rendre visite à son père. L’hospitalisation, le placement en réanimation, l’intubation : tout cela lui a été raconté par ses proches. Une issue qui semble inéluctable au fil des jours qui passent, et un sentiment d’impuissance. « Les accès à l’hôpital, c’était une visite par jour et par personne. On laissait la priorité à son épouse et on suivait les mesures de confinement. » Après l’enterrement, Maxime est rentré à Paris rejoindre sa femme et sa fille.
Sur son compte Facebook, Nathalie Bourson, dans l’Oise, a publié un message, dès le 27 mars, jour de l’inhumation de son père. Un « mince hommage » au « photographe » passionné, au « cavalier émérite », au « globe-trotteur » qu’il était quand il ne gérait pas son entreprise de meubles. Elle s’excuserait presque des rares fautes d’orthographe laissées dans la précipitation : « Je n’ai pas eu le temps de les corriger. » Ecrire le texte lui a fait du bien. « Normalement dans un enterrement, vous avez un registre de condoléances. Vous le regardez quand vous pouvez le regarder. Là, il n’y avait rien. » Sous son texte publié sur Facebook, les dizaines de commentaires affectueux, les émoticones tristes ou en forme de cœur, font pour l’instant office de registre.

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