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vendredi 10 avril 2020

Journal d'un médecin en Ehpad : «Dans la nuit, décès non prévu, c'est dur»

Par Sylvain Mouillard — 

Photo Stéphane De Sakutin. AFP

Médecin coordonnateur en Ehpad dans l’Essonne, Jean-Paul Duplan tient un journal de bord pour «Libération».

En première ligne auprès des personnes âgées, Jean-Paul Duplan, 69 ans, est le médecin coordonnateur de deux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) dans le département de l’Essonne.
A la demande de Libération, il tient un carnet de bord de son travail quotidien face au coronavirus. La lutte est rude.
Cet article est la version actualisée du carnet de bord paru dans sa première version dans l’édition de Libération du 4-5 avril.

Le 25 mars

Pour combien de temps ?

«Quatre des six tests que j’ai réussi à faire sont revenus positifs ! C’est l’heure de mettre en application le programme que nous avions défini en équipe. Zone dédiée mise en place dès le 23 mars au matin, avec une infirmière, une aide-soignante, des masques de protection FFP2, une blouse et surblouses jetables (tenir à jour les stocks). Confiner, à partir d’aujourd’hui, tous les résidents dans leur chambre. Pour combien de temps ? Certains le demandaient depuis plusieurs jours, sans réaliser à quel point cela allait devenir compliqué.
«T., qui a 96 ans, est toujours fébrile malgré une forte dose d’antibiotiques injectables. Il a une insuffisance rénale et une insuffisance cardiaque. Il y a M., qui était déjà très fatiguée avant de devenir positive au Covid-19. Les deux autres vont bien. On travaille, on travaille, mais il faut réussir à prendre un peu de recul.»

Le 26 mars

Pharmaciens humanistes

«Trois autres résidents "chauffent" et j’ai encore trois tests. On les confine. Un groupe WhatsApp des médecins de ma ville s’est constitué. On recueille toutes les informations possibles. On échange. Bien sûr, je ne dois plus mettre les pieds dans l’autre maison de retraite dont je suis le coordonnateur. C’est frustrant mais cela me donne un peu de temps pour réfléchir et essayer de trouver des solutions. Je ne sais pas encore ce que j’en ferai, mais il faut que je prévoie de faire une petite réserve de Plaquenil [hydroxychloroquine, ndlr]. Tout n’est pas encore bloqué et j’en profite, car il y a des pharmaciens humanistes.
«Je passe mon après-midi à récupérer ces fameuses boîtes et des masques offerts, et je les distribue dans les deux Ehpad en restant garé sur le parking. Cela avance dans ma tête. Les protocoles se précisent : HBPM [un anticoagulant] car risque d’embolie pulmonaire, bi-antibiothérapie pendant sept et quatorze jours.»

Les 27-28-29 mars

Le cadet tousse

«Après une discussion avec les familles de M. et de T., je mets en place le "Raoult" [l’infectiologue marseillais Didier Raoult administre un dérivé de la chloroquine aux malades du coronavirus] car aucun service de réanimation ne me prendra ces patients. L’un commence à désaturer et l’autre, sans détresse, s’enfonce progressivement. Trois nouveaux cas potentiels et les tests sont lancés. Je vois samedi matin le cadet de mes résidents, 59 ans, qui tousse et a de la fièvre : je tente et j’obtiens le transfert. Dimanche matin, il revient à l’Ehpad, avec une confirmation du test positif, une bi-antibiothérapie, il va bien pour l’instant mais le compte rendu est clair : "Si détresse respiratoire, pas de réanimation." Il est jeune, G., et attachant. Mais je comprends.»

Le 30 mars

Les agents anxieux

«Tout s’organise pour gérer nos habituels déambulants et les fumeurs. Tout le monde est sur le pont. Un résident vient de casser totalement sa fenêtre, les dégâts sont impressionnants. T. n’est plus fébrile, enfin, et sa saturation est bonne, sous 2l /mn d’oxygène, on croise les doigts.
«M., elle, s’enfonce et ne peut plus prendre aucun médicament. Arrêt du Raoult. Sa fille, avec les précautions d’usage, vient lui dire au revoir. Trois agents de l’Ehpad symptomatiques sont confirmés positifs, et donc "out" pour le service. Les plannings sont de plus en plus difficiles à faire. Tous les agents sont anxieux, qu’ils en parlent ou non, et une réunion plénière parvient à rassurer tout le monde… pour combien de temps ?»

Le 31 mars

Mise en bière

«A 2 h 30 ce matin, j’ai signé le certificat de décès de M. Le protocole est précis et sa divulgation est inutile. Elle est dans une housse spéciale pour une mise en bière hermétique immédiate. Quant à T., il n’a plus de température, sa saturation est bonne mais il est marbré et ne peut plus rien avaler, sans signe clinique patent, pas de mycose notamment. Les traitements sont arrêtés et sa fille est autorisée à venir le voir.
«Les Ehpad n’auront pas accès à la réanimation, c’est clair, mais que l’on nous accorde au moins le droit de mettre en place des Raoult ! Les médecins connaissent tous ce médicament et savent le manier. Je ne sais pas si cela est efficace, mais je n’ai rien d’autre. L’éventuelle efficacité dépend du moment où on l’introduit, et en début de dépression respiratoire, c’est trop tard. En ville, je comprends parfaitement les réserves, mais en Ehpad, s’il vous plaît !»

Le 1er avril

T. est solide

«Il y a quarante-huit heures, J.-L., 81 ans, un ancien de l’Ehpad, nous a fait un coma hypoglycémique alors que son diabète de type 2 était parfaitement équilibré. Nous l’avons rattrapé par les cheveux et il s’est réveillé ; mais hier soir, sa glycémie était à 5 g. Protocole insuline et il est stabilisé à 2 g, ce n’est pas l’idéal mais ni trop ni trop peu.
«Ce matin il désature +++ et, en plus de l’oxygène, nous débutons le Raoult. T., quant à lui, n’a plus de fièvre et est stable sous 2l /mn d’oxygène mais il ne peut toujours rien avaler, en dépit des soins de bouche d’un traitement antimycosique probabiliste. Il est solide !
«Nous avons passé du temps sur la gestion du matériel jetable et notre stock de surblouses diminue. Nous avons fait un test de lavage à 60 °C dans un sac hydrosoluble et cela fonctionne, mais pas de sèche-linge, et conservent-elles leurs vertus ? Ce soir, 14 Covid-19 confirmés. Transfert de résidents en sécurité vers l’unité Covid, désinfection des chambres, l’Ehpad ressemble à une ruche.»
Dans un Ehpad de Brest samedi. Photo Loïc Venance. AFP

Le 2 avril

Regards tristes

«A 0 h 30, appel devant le début de dyspnée [sensation de gêne respiratoire] de J.-L., mise en place de l’oxygène et bien que précaire, la situation semble contrôlée. Le reste de la nuit s’est passé sans incident.
«Ce matin, nos Covid vont "bien" et seuls T. et J.-L. sont problématiques. Réunion de l’ensemble de l’équipe à l’heure des transmissions afin de refaire le point sur tous nos gestes barrières, sur les nouveaux protocoles de sécurité mis en place (nos pédiluves de désinfection), et sur l’expression de chacun de manière à ce que tous comprennent que l’on "s’entrappartient", néologisme initié par un de mes amis chers.
«En dehors de cela, confirmation officielle du dernier cas que nous attendions et test pour M., dont la symptomatologie est atypique : douleurs gastriques connues et traitées sans aucun autre signe et avec un examen clinique normal. Discussion avec la biologiste qui nous aide réellement et évocation des tests sérologiques qui, selon elle, n’arriveront que dans une à deux semaines. Mais une lueur apparaît quand on apprend qu’un laboratoire des environs serait en mesure de les effectuer. Mais c’était hier, le 1er avril, et comme le disent certains humoristes, c’est le seul jour de l’année où nous vérifions les informations. A suivre.
«Pas de nouveau cas aujourd’hui et chacun de nous croise les doigts. Puis c’est la tragédie. J.-L. décompense brutalement et s’éteint en moins d’une heure. Il était là depuis près de seize ans, chaleureux, tenait tous les jours, comme il disait, "une forme olympique". Informer la famille, enfin deux personnes, les accompagner pour qu’ils saluent une dernière fois leur parent. Puis la rédaction du certificat de décès, l’organisation avec les pompes funèbres de l’ablation du pacemaker et comme la mise en bière doit être immédiate, on peut être amené à répondre à des questions du style : "Quelle est sa largeur d’épaule ?"
«Au-delà de tout cela, en quittant le bâtiment, je n’ai croisé que des regards tristes, abattus d’avoir perdu cette guerre en dépit de tous les efforts déployés. Quand la responsable photo de Libération m’a appelé, j’ai essayé de lui faire comprendre qu’en de telles circonstances, la photo professionnelle d’un seul membre de l’équipe, et pas forcément le plus méritant, serait déplacée.»

3 avril

On s’améliore de jour en jour

«La journée commence mal car T. vient de rendre les armes. Plus tard dans la journée, R., l’un de nos Covid +, désature et débute une détresse respiratoire. Nous ne pouvons pas augmenter l’oxygène sous peine d’aérosoliser le virus et nous mettons en place les mesures palliatives. Je préviens son fils de l’aggravation de manière à ce qu’il puisse dire au revoir à son père et je mesure son désarroi quand il m’explique qu’il travaille du vendredi au lundi et qu’il ne pourra se libérer avant 18 heures. Il parviendra néanmoins à venir et à voir son parent. Une nouvelle aide-soignante est contrôlée positive.
«Devant l’échec de mes premières tentatives de "Raoult", je prends conscience que j’ai prescrit trop tard. Je débute le traitement chez deux nouvelles résidentes qui vont bien et je croise les doigts. Contrôle et surveillance des gestes barrières car il y a toujours quelque chose d’imparfait mais on s’améliore de jour en jour.
«19 heures, R. a fini de lutter et je constate le décès avec la cadre de santé. Comme nous sommes déjà dans la chambre, il nous revient de faire le nécessaire. Je deviens aide-soignant mais moins habile que mes collègues. En sortant, nous réalisons tous les deux que nous n’avons pas cessé de parler à R. en lui expliquant nos gestes, en s’excusant d’un geste trop maladroit. Son alliance, sa montre sont retirées et désinfectées, ses vêtements sont mis dans un sac qui va rester en décontamination.»

4 avril

Evacuer le stress

«Week-end et donc effectif réduit, c’est encore plus dur pour les aide-soignantes et infirmières en poste mais elles sont fortes.
«Les Covid + vont bien et pas de signe de décompensation, pas de nouveaux cas pour les autres résidents confinés. Nous avons peut-être contrôlé la contamination et nous faisons tout pour que cela se confirme dans les jours à venir. Deux semaines après le début de l’infestation, nous déplorons quatre décès Covid-19 mais dont une, M., était en fin de vie avant son infection.
«Ce matin, j’ai découvert l’article paru dans Libé et je suis content que la population sache ce qu’il se passe au sein d’un Ehpad. Je vais continuer [ce carnet de bord] car, publié ou non, cela m’aide à évacuer le stress qui est présent, que l’on l’avoue ou non.
«Je suis ravi de voir dans la presse que certains médecins politiques sont en faveur de l’élargissement de la prescription d’hydrochloroquine en Ehpad ; cela devrait pouvoir arriver.»

5 avril

Réparer mes mains

«Bilan des quatorze premiers jours : 12 Covid +, 5 confinés non testés, 3 "Raoult" en cours. Une résidente asthénique sans signe clinique testée ce matin et bilan biologique demain matin. Je passe ma fin de journée à réparer mes mains : sécheresse et gerçures, comme tous les soignants. Lavages +++ et solution hydro-alcoolique»

6 avril

Une bonne nouvelle

«Dans la nuit, décès non prévu, d’une résidente sous "Raoult" d’une détresse respiratoire fulgurante. C’est dur. Ce matin, une nouvelle suspicion de Covid et traitement "Raoult" démarré immédiatement chez une résidente GIR 1. Test demandé pour sa voisine de chambre, plus jeune, mais qui est fatiguée.
«Une bonne nouvelle, nos trois premiers Covid + vont pouvoir sortir et passer dans un secteur post Covid. Un de ces patients présente toujours des difficultés de déglutition. Information partagée avec l’ensemble de mes collègues libéraux via WhatsApp.»

7 avril

On guette

«Pas d’explication sur les troubles de déglutition : trouble neurologique en rapport avec le Covid ? On va continuer de chercher. Une consœur dermatologue nous fait circuler des images de lésions cutanées en rapport avec Covid. Elles sont imprimées et l’ensemble de l’équipe est informé, les photos affichées. Des consignes sont données au personnel pour aérer le plus possible les chambres de tous les résidents.
«Je constate que la pétition des 200 000 personnes pour l’utilisation du protocole "Raoult" avance. Maintenant, on guette la mise à disposition des tests sérologiques.»

8 avril

Le mur des remerciements

Quinze confinés Covid-19, deux tests en cours. Quatre post-Covid ont quitté l’unité et vont bien. Un post-Covid qui était très bien pendant quatorze jours s’enfonce, alors que ses constantes sont normalisées et qu’il est réhydraté en permanence. J’appelle sa femme et sa fille pour qu’elles puissent le voir car le risque de mort est maximal.
Quatre membres d’une famille dont le parent est instable sont également invités à venir à son chevet : tout est calibré, une seule personne à la fois, habillée de pied en cap, sans contact physique. Dans ces situations, les contacts avec les familles sont réalisés par le médecin coordonnateur, ce n’est pas facile mais nous les tenons informées quotidiennement et au moindre événement significatif.
Comme tous les jours, réunion avec le directeur de l’établissement à laquelle participent les cadres de l’Ehpad. A l’ordre du jour, l’état des résidents de l’unité Covid, le point sur les dernières préconisations de nos instances, l’état des stocks de matériel, les changements de chambre envisagés pour la journée, le point sur le personnel. Cinq sont testés Covid+ et notre responsable hôtelier est hospitalisé sous oxygène.
Néanmoins, «le mur des remerciements» affiché dans le hall de l’établissement met un peu de soleil dans nos vies, ainsi qu’une photo de l’équipe arborant les chocolats envoyés à l’Ehpad par les familles (après un séjour dans le sas de décontamination).
A 17 heures, appel du laboratoire pour nous confirmer que la patiente testée lundi est positive. Elle est déjà dans l’unité Covid et le «Raoult» a débuté.

9 avril

Nouvelles alerte

Mr T., que nous espérions sortir de l’unité après seize jours, est parti ce matin. P…, nous ne comprenons plus rien à l’évolution de cette maladie, nous pensions avoir passé le cap critique du neuvième jour. Nous redoublons de vigilance et nous demandons trois nouveaux tests aujourd’hui.
Mais le quotidien reprend le dessus et nous passons en revue l’état de tous les résidents confinés dans leur chambre depuis le 11 mars : point sur la ventilation des chambres, l’hydratation, l’alimentation. Par précaution, plusieurs résidents sont réhydratés par voie sous cutanée pour prévenir toute déshydratation. Encore un gros boulot de l’ensemble de l’équipe et des aides soignantes de nuit. Eh oui, il n’y a pas d’infirmière la nuit en Ehpad…
Ce soir, nouvelle alerte pour un résident de l’unité Covid : nous n’avons plus qu’à croiser les doigts. Nous espérons que le ministre de la Santé sera en mesure de valider rapidement les tests sérologiques.

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