Tribune. Une équipe de chercheurs de l’université de Hongkong vient de montrer dans un article publié dans la revue mensuelle Nature Medicine, le 3 avril, que le port du masque chirurgical réduisait de façon significative le risque de transmission du coronavirus par la toux ou par la simple respiration. Le même jour, l’Académie nationale de médecine en France recommande que le port du masque « grand public » ou « alternatif » soit rendu obligatoire pour les sorties nécessaires en période de confinement.
Si ces deux avis scientifiques étaient suivis, cela impliquerait une véritable révolution dans l’espace public en France. Le gouvernement français a en effet affirmé, au début de la crise du Covid-19, que les masques chirurgicaux devaient être réservés au personnel hospitalier et qu’ils ne protégeaient pas le reste de la population, celle-ci devant plutôt utiliser les « gestes barrières » comme se laver les mains ou tousser dans son coude.
Les responsables asiatiques, comme le directeur du Centre chinois de contrôle et de prévention des maladies, George Gao, ou le doyen de la faculté de médecine de Hongkong, Gabriel Leung, affirmaient depuis plusieurs semaines que cette position, partagée par la plupart des Etats en Europe et en Amérique, était une erreur. La position française sur les masques ne tient pas seulement à une pénurie d’équipements due aux coupes budgétaires dans la préparation aux pandémies.
Elle s’explique également par une définition de l’espace public comme un lieu dans lequel le citoyen moderne se présente à visage découvert. Cet idéal des Lumières réalisé par la Révolution française s’est construit contre les masques dont l’aristocratie s’ornait dans les salons. Il s’est ensuite renforcé lorsque les autorités coloniales de la IIIe République ont imposé le retrait du foulard sur les photographies d’identité en Afrique du Nord.
L’interdiction du voile islamique
Il est devenu plus contraignant encore, voire oppressif, au cours des vingt dernières années lorsque le foulard islamique a été interdit par l’Assemblée nationale dans les écoles et les lieux publics, provoquant la réprobation de l’ensemble du monde arabe. En France, porter un morceau de tissu sur son visage est perçu comme un signe d’archaïsme et de domination ; se présenter le visage découvert est un signe de modernité et de libération.
A l’inverse, en Asie, le masque est un signe de modernité et c’est le fait de ne pas en porter qui est perçu comme un signe d’archaïsme. L’anthropologue Christos Lynteris a montré (notamment dans une tribune publiée par le New York Times, le 13 février) que le masque chirurgical inventé en Europe fut introduit en Chine en 1910 par un médecin chinois né en Malaisie et éduqué à Cambridge, Wu Lien-teh (1879-1960). Celui-ci montra que la peste pneumonique qui sévissait en Mandchourie se transmettait par voie aérienne, et il recommanda aux infirmiers et aux malades de porter un masque. Ses collègues européens et japonais étaient sceptiques sur son hypothèse, jusqu’à la mort d’un médecin français qui traitait ses patients sans porter de masque.
Les photographies des médecins chinois portant des masques circulèrent à travers le monde et conduisirent à l’adoption du masque par les médecins américains durant la pandémie de grippe de 1918.
Le port du masque fut ensuite abandonné en Occident, alors qu’il fut prescrit par le premier président de la République de Chine (1911-1912), Sun Yat-sen, formé en médecine à l’université de Hongkong, et par le président de la République populaire de Chine, Mao Zedong, lors de la guerre contre les Etats-Unis en Corée (1950-1953).
« L’homme malade de l’Asie »
La crise du SRAS, en 2003, imposa le port du masque à Hongkong, puis dans le reste de la Chine. On estime que 90 % de la population de Hongkong en portait au pic de l’épidémie. Le masque ne visait pas à se protéger de cette nouvelle maladie respiratoire, mais à protéger les autres pour ceux qui en détectaient sur eux-mêmes les symptômes.
Il devint un signe de solidarité collective et de conscience écologique dans une société très consciente des risques d’un développement économique accéléré : les maladies émergentes ou la pollution de l’air. Par contraste, les Chinois qui ne portaient pas de masques et qui crachaient par terre étaient perçus par les Hongkongais comme les symptômes de ce que les Européens appelaient au XIXe siècle « l’homme malade de l’Asie ».
« La crise du Covid-19 oblige à une perte de l’innocence ou de l’insouciance dans l’espace public, analogue à celle que le sida a imposée dans les rapports amoureux »
Si les Français se mettent à porter des masques pour limiter la transmission du Covid-19 et pour favoriser un déconfinement plus efficace, cela signifiera-t-il qu’ils auront dû suivre ce modèle de la modernité chinoise plutôt que celui des Lumières européennes ? Il faut se méfier d’une approche du masque en termes de culture ou de civilisation, et parler plutôt, en reprenant l’idée du philosophe Etienne Balibar, d’une révolution dans la civilité.
Le port du masque signifiera que la crise du Covid-19 aura marqué nos corps et nos esprits, comme la crise du SRAS a marqué ceux des populations asiatiques. Elle oblige à une perte de l’innocence, analogue à celle que le sida a imposée dans les rapports amoureux. De même, les attentats du Bataclan, en novembre 2015, ont mis fin à l’insouciance de la consommation d’un verre en terrasse. Nous porterons des masques en souvenir des victimes de l’épidémie pour protéger la population d’une maladie nouvelle qui nous affecte en commun. Ce ne sera pas un signe religieux et communautaire qui menace la laïcité, mais un signe public et commun de l’immunité collective.
Frédéric Keck est directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale du CNRS, auteur des « Sentinelles des pandémies : chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine » (Zones sensibles, 240 p.
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