Par Annick Cojean Publié le 6 avril 2020
RÉCIT Paroles de soignants (4/5). Juliette Chommeloux, 31 ans, réanimatrice à Paris, raconte au « Monde » les coulisses du combat incessant que mène son service à l’heure de la pandémie liée au coronavirus.
En sortant de ma demi-garde à l’hôpital, le samedi 14 mars, sur le coup de 1 heure du matin, j’avais mauvaise conscience. Mes vacances commençaient ce matin-là, les premières depuis mon arrivée au service de réanimation de l’Institut de cardiologie à la Pitié-Salpêtrière en novembre dernier, et j’avais prévu de partir à la montagne avec mon copain, réanimateur-anesthésiste dans un autre hôpital. Mais comment dire ? J’avais le sentiment de quitter le navire à la veille d’une déferlante. « Pars ! a insisté un collègue. Et reviens-nous en forme. On en aura besoin ! »
Je suis donc partie, le ventre noué. Le soir même, le premier ministre annonçait la fermeture de tous les lieux publics. Et le lendemain, je me réveillais dans une station de ski fermée, les trains pour Paris déjà pris d’assaut. L’idée d’être coincés loin de l’hôpital était insupportable. Vite, on a loué une voiture à Chambéry pour rejoindre Paris. J’ai textoté à mon service : « J’arrive ! » C’était le 17 mars. J’ai l’impression que c’était il y a trois mois.
Lundi 23 mars. Quelle journée ! Tout est réorganisé en fonction du Covid-19. Lits, gardes, réunions, précautions sanitaires, traitements, débriefings. Et à une vitesse prodigieuse. On a d’abord converti une unité de six lits, en évacuant ailleurs nos patients non infectés. Puis on nous en a demandé six autres. Puis six autres. Cela fait dix-huit lits, soit l’intégralité de notre service de réanimation consacré à l’épidémie. Et voilà qu’on nous en demande six autres, que nous n’avons pas, mais que nous allons trouver en convertissant l’unité de soins continus en unité de « réa ». Un casse-tête. A l’impossible nous sommes tenus.
La « transmission médicale », qui permet chaque matin à 8 h 30 de s’informer de ce qui s’est passé la nuit, ne peut plus se faire « au lit du malade », comme d’habitude. Nous sommes donc réunis dans une salle dont on ouvre grand les fenêtres, en gardant chacun nos distances et en se limitant à cinq personnes. Des webcams nous relient à deux autres pièces. C’est perturbant. La discussion en équipe est un truc vital pour notre fonctionnement. Mais il faut éviter que les soignants tombent malades. Notre chef de service est obsédé par ce point et traque un masque de travers ou la moindre faille sanitaire. En rentrant le soir, je tremble à l’idée de ramener du virus sur mes baskets. On ne peut pas, on ne doit pas, se laisser contaminer.
Un virus bien plus féroce que prévu
Question équipement, ça va. En réa, nous sommes toujours plutôt privilégiés. Mais on a conscience que les masques sont comptés ; on s’interroge sur la nécessité de changer de blouse au moment de passer d’une unité à l’autre ; je note que les flacons de solution hydroalcoolique sont désormais siglés « LVMH ».
Nous accueillons les cas graves. Je devrais dire les cas gravissimes. La réa, c’est quand même l’ultime étape. Nos patients sont intubés, plongés dans le coma, entièrement dépendants d’une machine. C’est notre quotidien. Mais là… Nous découvrons un virus bien plus féroce, destructeur, invasif, que nous le pensions en lisant les rapports provenant de Chine. La jeunesse des patients me surprend. Le plus jeune a 25 ans et n’était pas spécialement fragile. Le plus âgé, 67. La moyenne tourne autour de 50.
« On fait un pari sur l’avenir, sans pouvoir se permettre d’entreprendre un traitement aussi lourd sur des personnes à l’espérance de vie minime »
Bien sûr, il faut tenir compte du biais lié aux critères pour accéder à notre service. Nous sommes un centre de référence ECMO, c’est un sigle qui signifie « membrane d’oxygénation extracorporelle » et désigne une technique d’assistance circulatoire utilisée pour sauver des malades pour lesquels la ventilation artificielle n’est pas suffisante. En gros, on les fait respirer par un poumon artificiel. C’est une technique utilisée dans nos chambres de réa, mais qu’il est possible d’apporter en urgence aux patients en détresse dans d’autres hôpitaux grâce à une unité mobile. Il faut bien sûr un personnel très bien formé… et des patients capables de tenir le choc. Donc pas trop âgés, pas affectés par une maladie chronique, alertes, et capables, une fois passée la déflagration causée par la maladie, de remonter la pente.
On fait un pari sur l’avenir, sans pouvoir se permettre d’entreprendre un traitement aussi lourd sur des personnes à l’espérance de vie minime. C’est terrible, je sais. Cela nous hante. Mais c’est le quotidien d’un service de réa. L’afflux actuel de malades ne fait qu’accentuer la pression et exacerber notre angoisse. Qui choisir ? Qui élire pour ce traitement de la dernière chance ? Nos lits deviennent rares. Des amis ont été horrifiés en entendant à la télé que les hôpitaux italiens opéraient une « sélection » des malades. Le mot est affreux. Il recoupe pourtant une réalité hyperstressante.
On se sent soutenus
Un des collègues avait la tâche redoutable, aujourd’hui, de gérer tous les appels arrivant dans le service. Nous sommes tellement affublés de gants, de blouses, de surblouses, de charlottes, de masques pour entrer dans les chambres qu’on ne peut répondre nous-mêmes. Et c’était fou. Les demandes arrivaient de partout. La vague tant annoncée est là.
Mardi 24 mars. L’hôpital m’épate. Il m’arrive de râler, de regretter qu’on ne soit pas toujours assez prévenants ou efficaces. Mais franchement, là, alors que la situation est tendue à l’extrême, tout le personnel est solidaire et se plie en quatre, quitte à pousser les murs, à tout réorganiser, à s’adapter. La charge de travail est massive. Médecins, infirmières, aides-soignantes, brancardiers, manipulateurs radio, cadres, secrétaires… Nous sommes tous débordés, mais l’ambiance est super. D’autant qu’on se sent soutenus. Amis, parents (« Courage ! On pense à toi », m’écrivent-ils sans attendre de réponse), public (vingt pizzas sont arrivées par magie à midi). Je n’ai jamais vu un tel élan. Ça booste !
Un sujet me turlupine : les familles des malades. Normalement, elles sont accueillies dans le service, 24 heures sur 24. Cela fait partie de notre métier. Parler avec elles, expliquer, trouver les mots pour annoncer les mauvaises nouvelles. Mais les visites, désormais, sont exclues. Et j’imagine leur désarroi. L’envie de visualiser au moins le visage chéri, même intubé, même abîmé. Comment faire ? Il faut y réfléchir. Peut-être organiser un temps de Skype, par famille, avec des plannings qu’un étudiant pourrait gérer. Mais comment, dans une telle effervescence, garantir horaires et disponibilité ? Il le faudrait pourtant. Les familles sont demandeuses. Elles téléphonent une à deux fois par jour. On répond. Trop succinctement. Elles sont compréhensives, s’excusent de déranger. J’en suis malade.
« Il y aura sans doute un décès, cette nuit, dans mon service. Oui, il va y avoir de la casse. Je me blinde. Mais j’appréhende »
Nos cerveaux bouillonnent d’idées. Nous sommes sur le qui-vive, gorgés d’adrénaline. Dès que j’ai un instant, je parcours la multitude de mails et de messages WhatsApp consacrés au Covid-19. Hypothèses, recherches, traitements, protocoles, tests. Nos chefs partagent les articles et informations qu’ils reçoivent. Cela nous implique. On aimerait tant trouver le médicament parfait, basé sur des données scientifiques avérées ! C’est compliqué. Avant, le temps d’un petit café, on parlait d’autre chose. Aujourd’hui, c’est « Covid, Covid, Covid ». Et nous passons un temps fou à documenter nos patients. Cœur, reins, sang… Tout est noté, presque minute par minute. Il faut nourrir une banque de données. Tout aidera à comprendre comment agit ce virus. On avance à l’aveugle.
Il y aura sans doute un décès, cette nuit, dans mon service. Oui, il va y avoir de la casse. Je me blinde. Mais j’appréhende. Quand des jeunes disparaissent, je pense que cela aurait pu être un ami proche ou moi-même. Quand ce sont des gens plus âgés, je pense à mes parents. Garder sa sensibilité n’est pas une tare dans notre métier. Cela pousse à être toujours à fond.
Mercredi 25 mars. C’est de pire en pire. On va manquer de tout : lits, ventilateurs, personnel. Et ce n’est pas encore le pic de l’épidémie, plutôt prévu pour mi-avril. Ce soir, il ne restait à la Pitié qu’un seul lit de réanimation pour deux cents patients atteints par le Covid-19 dont l’état pouvait se dégrader. Le téléphone du service reçoit un double appel en permanence. C’est crispant d’entendre le « bip » alors qu’on se concentre sur la demande. Un autre hôpital, le Samu… Tout le monde réclame un lit. Et notre fameuse ECMO. On réfléchit : ce patient est-il éligible ?
Quelle garde ! Quelle folie !
J’essaie d’avoir le maximum de renseignements : âge, antécédents médicaux, mode de vie. Parmi les six actuellement dans mon unité figurent un couturier, un policier, un ingénieur, un chauffeur de VTC, un ancien militaire, un caissier polyvalent, lequel a remplacé une bibliothécaire à qui on vient de retirer l’ECMO. Une petite preuve qu’on avance, si ce n’est qu’elle a fait une complication et que son état reste très grave. Un homme de 62 ans est mort avant que sa femme, hospitalisée ailleurs, n’ait eu le temps d’arriver en ambulance. On lui a expliqué les choses comme on a pu, puis on l’a équipée de pied en cap pour entrer dans la chambre. C’était terrible. Elle voulait bien sûr lui prendre la main. Un autre patient d’une cinquantaine d’années décédera sans doute cette nuit. Le professeur Combes, notre chef, nous galvanise mais nous rappelle sans cesse à l’ordre : « Préservez-vous. Ne donnez pas tout. C’est un marathon que nous devons courir. »
Le soir, je continue de parler de la maladie avec mon copain. Cela nous obsède. Je ne peux pas bouquiner. Devant un film, je m’endors.
Samedi 28 mars. Quelle garde ! Quelle folie ! Je l’ai commencée vendredi à 8 h 30 et terminée aujourd’hui vers 15 h 30. Je n’ai pas dormi. Je n’avais jamais eu autant de lits sous ma responsabilité. Et les demandes d’ECMO n’ont cessé de pleuvoir. Le chirurgien de garde est parti en poser dix dans d’autres hôpitaux. Du jamais-vu. Les cas se multiplient. Ça tombe, ça tombe. Jusqu’où ? Il nous faudrait trouver encore de la place. Mais où la prendre ? Des amis, ce soir, voulaient faire un visio-apéro. J’ai décliné. Je rebosse demain.
Lundi 30 mars. Ce matin, on a poussé la métaphore de la guerre en rebaptisant nos unités du nom d’une plage du Débarquement : Omaha, Utah, Juno, Sword. La mienne, c’est Juno Beach, et nous sommes en phase de stagnation. Ni avancée ni recul. Les patients sont dans le même état grave et il est encore trop tôt pour enlever les machines. On traque l’infection, on multiplie les analyses, on retourne régulièrement les malades sur le ventre pour alléger la pression du cœur et faciliter l’oxygénation. Je garde espoir. Je veux les tirer d’affaire. Je pense avec tristesse à ceux auxquels j’ai refusé le secours d’ECMO. Certains sont peut-être morts…
« La déferlante est là, mais nous ne sommes pas sous l’eau »
Une copine psychiatre m’a dit tout à l’heure : « N’hésite pas à m’appeler si tu as besoin de vider ton sac. » Un jour, peut-être. Mais pas maintenant. On avance. On résiste. On s’endurcit. On s’améliore. On fait au mieux avec les moyens du bord et je trouve que c’est fou comme nous sommes mieux organisés qu’il y a une semaine. Pas question de craquer. La déferlante est là, mais nous ne sommes pas sous l’eau. Notre système de santé est solide.
Les soirs où je sors assez tôt, il m’arrive de pédaler le long du canal Saint-Martin sous une haie d’honneur. Les applaudissements crépitent à 20 heures précises. Et je souris. J’ai 31 ans. J’ai fait douze ans d’études, et je me sens parfaitement à ma place. Je ne sais pas ce qui nous tombera dessus demain matin. Je sais juste qu’on fera face. Ce moment est fou. Mais ce qui se passe chaque jour à l’hôpital a quelque chose de grandiose.
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