Oubliez tout ce que vous savez sur les mouches. Oubliez que ces importunes ont une fâcheuse tendance à venir se poser sur votre sandwich pendant le pique-nique, oubliez le nombre de siestes qu’elles ont ruinées en vous chatouillant le nez dans votre hamac. Chassez, si vous le pouvez, l’image de leurs larves et autres asticots et ne pensez plus aux 65 maladies dont elles peuvent être les vecteurs.
Ces préoccupations sanitaires sont certes bien naturelles mais beaucoup d’autres animaux (y compris les humains) transmettent des maladies et nous ne les haïssons pas pour autant. Les lapins transportent la tularémie [une maladie infectieuse provoquée par une bactérie], les tamias [petits écureuils d’Amérique du Nord] peuvent vous refiler la peste bubonique, les hérissons sont porteurs de salmonelles et les koalas sont infestés de chlamydiae. Inutile donc de monter sur vos grands chevaux (d’autant que ceux-ci pourraient vous faire cadeau de teignes, de leptospires ou de bacilles du charbon).

Première bonne raison de se réconcilier avec les mouches : il en existe plus de 120 000 espèces dans le monde et il y a de fortes chances pour que votre mauvaise opinion soit fondée sur trois d’entre elles seulement – la mouche domestique, le taon et la mouche du vinaigre. (Ou pour les connaisseurs, les moustiques, que personne n’apprécie vraiment.)
Ce que je veux dire, c’est qu’il existe une grande variété de mouches. Certains diptères, comme ceux de la famille des Mydidae en Amérique latine, possèdent des ailes pouvant atteindre une dizaine de centimètres alors que d’autres, comme Euryplatea nanaknihali, ne mesurent que quelques dixièmes de millimètres et sont si petites qu’elles plantent leurs œufs dans la tête de fourmis. Certaines sont dotées de sortes de grands plumeaux en guise de pattes, d’autres cachent un motif arc-en-ciel sur leurs ailes. Il y en a même qui ont renoncé à avoir des ailes. Il y a des espèces de mouches menacées, et certaines qui sont même éteintes.

2019, Année de la mouche

C’est pour cette raison qu’un groupe de scientifiques a décidé de faire de 2019 l’Année de la mouche. Et non, ce n’est pas un signe astrologique chinois ; si vous avez un bébé cette année, il ne devrait donc pas ressembler à Jeff Goldblum dans le film La Mouche. Il s’agit simplement de défenseurs de l’environnement qui font tout pour changer notre regard sur cette branche aussi immense que fascinante de l’arbre de la vie.
“Les mouches ne sont pas très aimées”, reconnaît Erica McAlister, conservatrice chargée des collections de diptères au musée d’Histoire naturelle de Londres. Cela pourrait changer si nous en savions un peu plus sur elles. Saviez-vous par exemple que, si toutes les mouches venaient à disparaître, il n’y aurait plus de chocolat dans le monde ?
Le chocolat est fabriqué à partir de fèves de cacao. Pour produire ces fèves, les cacaoyers requièrent les services de pollinisation d’une dizaine d’espèces de moucherons piqueurs. Et pourtant, même avec l’aide de ces moucherons, les fleurs de cacaoyers se transforment en fruit (contenant les précieuses fèves) dans seulement 30 % des cas. En fait, explique Erica McAlister, les cacaoyers sont tellement peu doués pour la reproduction qu’ils sont un peu les pandas du monde végétal.
Nombre de petits cultivateurs ont pris l’habitude d’arracher les buissons et autres espèces d’arbres poussant autour des cacaoyers de manière à maximiser leur surface de culture et augmenter leur production. Mais cette tactique peut avoir des effets pervers car elle supprime les zones humides et ombragées qu’affectionnent les moucherons pour déposer leurs larves (voilà au moins un type d’asticot que l’on est prêt à défendre). Désertés par les moucherons, les cacaoyers n’ont plus qu’un taux de pollinisation de 0,3 %.
Ironie de l’histoire, Erica McAlister déteste le chocolat. Elle dit en riant :
J’aime les mouches alors que la plupart des gens les détestent, et les gens aiment le chocolat, que moi je déteste, mais l’un ne va pas sans l’autre.”
Les mouches ne contribuent pas seulement à la production de chocolat. Les scientifiques ont identifié 150 familles de diptères, dont 71 collectent du nectar et participent à la pollinisation des plantes. Les syrphes par exemple passent tellement de temps à butiner les fleurs qu’elles ont évolué de manière à ressembler aux abeilles, aux guêpes et aux frelons. (Ce déguisement leur évite d’être chassées par les oiseaux qui se tiennent à l’écart des abeilles et de leur dard. Sachant qu’il existe plus de 6 000 espèces de syrphes, il est d’ailleurs probable que vous ayez vous-même fait un jour un bond en arrière en apercevant cette mouche au costume rayé noir et jaune.)

Les mouches résistent aux températures extrêmes

Les amateurs de mangue juteuse et fondante peuvent eux aussi remercier les mouches. Même chose pour les dévoreurs de piments : ces derniers sont pollinisés par des mouches. Le poivre noir et le fenouil qui agrémentent si bien la dinde de Thanksgiving ? Merci les mouches. Quant au classique incident de la mouche dans la soupe, il se trouve que l’on en serait privé si cet amateur de potage n’existait pas car les mouches se chargent aussi de la pollinisation des oignons et des carottes.
Certaines espèces de fleurs ont même évolué pour n’attirer que des mouches. Dans son livre The Secret Life of Flies [“La vie secrète des mouches”, non traduit en français], Erica McAlister écrit que Moegistorhynchus longirostris est équipée d’une trompe pouvant mesurer plus de sept centimètres de long, soit huit fois la taille de sa propriétaire. Ces mouches sont capables de recueillir le nectar de fleurs très allongées comme les iris, les orchidées ou les géraniums, qui sans elles seraient probablement condamnées à disparaître.
“Les mouches sont aussi incroyablement résistantes aux températures [extrêmes],poursuit la spécialiste des diptères. C’est pourquoi en Arctique, elles figurent parmi les principaux agents pollinisateurs.”
Aussi robustes soient-elles, nous avons tout de même réussi à en éliminer certaines espèces définitivement. Les États-Unis ont perdu trois espèces autochtones en raison du développement de l’agriculture ou à cause d’espèces invasives. Une fourmi d’Hawaii – archipel qui abrite de nombreuses espèces invasives – est responsable de l’extinction d’une de ces mouches.

Un golf à la place de leur habitat

Botanophila fonsecai, une petite mouche endémique d’une bande de terre située à une dizaine de kilomètres des côtes écossaises, vit peut-être elle aussi ses derniers moments. Outre le changement climatique et l’érosion des sols, cette espèce est également menacée par les visiteurs piétinant les dunes qui constituent son habitat. (Sans oublier le projet d’un gros bonnet qui voudrait bien construire un golf sur le seul habitat connu de cette mouche sur terre.)
Nous ne savons presque rien sur cette mouche, ce qui ne facilite pas la tâche de ses protecteurs, reconnaît Erica McAlister. Qui sait quelles ressources lui sont essentielles et que nous menaçons avec notre développement ? Qui peut dire quel type d’endroit lui est nécessaire pour son cycle de vie ?
Vous n’arrivez toujours pas à vous défaire de cette image mentale d’un tas de crottes ou d’un cadavre en décomposition encerclés par des nuées de mouches ou mangés par les vers ? Il n’empêche, c’est aussi une bonne chose. Les mouches sont les premières à arriver sur les lieux du drame et les dernières à en partir, explique la spécialiste. Sans elles, ces excréments et ces chairs en décomposition resteraient beaucoup plus longtemps dans le paysage et répandraient des maladies.
Alors que ce soit par amour du chocolat et des légumes frais, au nom du nettoyage ou simplement pour respecter le droit intrinsèque de ces milliards de petites créatures à exister, nous devrions tous célébrer l’Année de la mouche. Pas besoin d’en tomber amoureux comme Erica McAlister, mais lorsque vous en chassez une d’un revers de main, pensez aussi à la remercier de tous ses efforts.