Publié dans le magazine Books, septembre 2010. Par Edward Skidelsky
L’idée que les hommes ne sont pas libres de consommer ce qui pourrait nuire à leur santé est récente. Pour John Stuart Mill, par exemple, la faculté de prendre de l’alcool ou de l’opium faisait partie des droits civiques fondamentaux. Comment en est-on arrivé là ?
Forces of Habit. Drugs and the Making of the Modern World par David T. Courtwright, Harvard University Press, 2002
Un État peut-il espérer contrôler le plaisir narcotique ? Nous voyons toujours le passé par le filtre de nos préoccupations présentes. Du temps où la vie publique avait de l’importance, les historiens écrivaient l’histoire politique. Maintenant que la vie privée l’emporte sur tout le reste, c’est sur elle que les historiens concentrent leur attention. Les drogues ont toujours été l’une des grandes sources de bonheur privé. Depuis quelques années, elles se retrouvent de plus en plus sur le devant de la scène, allant parfois jusqu’à éclipser le sexe comme objet de fascination. La dernière décennie du XXe siècle a vu augmenter la consommation de drogues, en même temps que se développait une compréhension de plus en plus sophistiquée de leurs effets. Elles ne font plus l’objet d’un désir ou d’une censure indiscriminés.
Une vision simpliste du progrès
De fait, le mot « drogue » apparaît désormais comme désignant une catégorie entièrement artificielle, ne signifiant rien d’autre que l’illégalité et la désapprobation sociale. La majorité des Britanniques a bien compris, désormais, que le cannabis est moins nocif que l’héroïne, certes, mais aussi que l’alcool ou le tabac. L’attribution du mot « drogue » à des substances aussi diverses n’est qu’un accident de l’histoire récente.
Ce changement de perspective a naturellement eu un effet sur l’historiographie de l’usage de drogues. Décrire l’histoire de l’opium, de la cocaïne et du cannabis en omettant l’alcool, le café ou l’aspirine, c’est sacrifier à une vision simpliste du progrès des Lumières. C’est partir du principe que ces substances étaient de toute éternité vouées à leur contemporaine infamie. Dans cet ouvrage remarquable, Courtwright évite sagement cette erreur.
Dès la première phrase, il livre la stratégie globale de son livre : « Il y a dix ans, alors que je tuais le temps entre deux avions dans une boutique duty-free, je me suis demandé pourquoi je m’y trouvais entouré de drogues (1). » Un peu plus loin, il précise qu’il emploie le mot « drogue » comme un terme commode et neutre afin de désigner une longue liste de substances psychoactives, licites ou non, douces ou dures, servant à des fins médicales et non médicales (2). Son livre est l’histoire de ces substances.
L’idée maîtresse de Courtwright est simple : l’usage de drogues est un phénomène moderne. Bien sûr, il en existait avant notre époque, mais leur usage était limité par les coutumes, l’état des techniques et l’isolement géographique. Ce qu’il nomme « la révolution psychoactive » a eu pour principaux moteurs la technologie et le commerce intercontinental. Des inventions telles que la distillation – connue depuis l’Antiquité grecque mais commercialisée seulement à la fin du XVe siècle – ont transformé les boissons traditionnelles fermentées comme le vin et la bière en eaux-de-vie, moins coûteuses, plus durables et plus fortes. Le commerce international a sorti de leur isolement géographique des drogues comme le café, le tabac et la cocaïne et les a mises sur le marché mondial. Résultat de ces deux transformations, le citoyen du XXe siècle « peut avoir un mode de vie, du point de vue neurochimique, qui eût été impensable même pour les plus fortunés il y a cinq cents ans ».
Notre avantage, bien entendu, ne se limite pas aux drogues : nous sommes plus riches que nos ancêtres à tous égards. La « révolution psychoactive » n’est qu’un aspect des transformations entraînées par le capitalisme ; on pourrait parler tout aussi bien de révolution « horticulturelle » ou « musicologique ». Ce sont des évidences une fois qu’elles sont énoncées ; encore fallait-il les énoncer. Nous le devons à Courtwright. Il faut pouvoir se libérer de nos préjugés pour considérer les drogues comme de simples marchandises, sujettes aux mêmes lois générales que n’importe quelles autres marchandises. Le livre de Courtwright est un superbe exercice de décentrage historique.
En démontrant que l’usage de drogues est un phénomène typiquement moderne, il tord aussi le cou à l’un des grands mythes de la contre-culture : celui selon lequel nos ancêtres prémodernes auraient vécu dans une sorte d’Éden psychédélique, se nourrissant de toutes les drogues disponibles sous le soleil, jusqu’à ce que les muses hypocrites du rationalisme bourgeois vinssent les en chasser.
Ce mythe a engendré de lassantes spéculations sur la véritable identité du « soma » védique et jusqu’à l’idée que « Jésus » pouvait être le nom de code d’une variété de champignon hallucinogène. Il trouve quelque renfort dans le fait que certaines religions non occidentales prescrivent des drogues à des fins rituelles : les adeptes de Shiva boivent du bhang, décoction à base de cannabis ; les shamans indiens d’Amérique consomment des substances psychédéliques. Mais ce sont des cas rares et entourés d’interdits. L’intérêt obsessionnel pour ces exemples isolés d’usages traditionnels de drogues révèle une incertitude dans notre culture moderne de la drogue. L’intention est de donner à une pratique réprouvée une généalogie ancienne et vénérable. C’est la quête d’un « mythe des origines ».
Des usages en rupture avec la tradition
La vérité est presque exactement l’inverse de cette légende de la contre-culture. Loin de succéder sans rupture à la tradition, l’usage moderne des drogues en est l’antithèse. Il est l’expression parfaite de ce que Max Weber appelait la « rationalité instrumentale ». Les drogues se détachent progressivement de tout contexte religieux ou traditionnel. Elles sont perçues comme des instruments aidant à atteindre un but librement choisi et défini avec précision. Les débuts de ce processus sont visibles dès le XVIe siècle, avec les progrès de la distillation. On buvait traditionnellement du vin et de la bière pour toutes sortes de motifs, la recherche de l’ébriété n’en étant qu’un parmi d’autres. Ils étaient bus pour le goût, comme accompagnement des mets, et comme substitut à l’eau souvent dangereusement contaminée. Boire du vin recevait un surcroît de dignité du fait des pratiques aristocratiques et religieuses, issues des épopées classiques et de la messe chrétienne. Les boissons distillées, en revanche, avaient une seule fonction, regrettable, qu’elles remplissaient avec un minimum de frais et d’inconvénients. Par rapport aux boissons fermentées, elles étaient, selon l’expression de l’historien David Christian, « comme les armes à feu par rapport aux arcs et aux flèches ». D’où la condamnation très répandue de l’alcool aux XVIIIe et XIXe siècles, qui s’exprime dans les célèbres gravures de Hogarth Rue de la Bière et Ruelle du Gin (3).
Autre exemple de « rationalisation » des usages de la drogue instruit par Courtwright, la genèse de la pratique consistant à fumer de la marijuana au XXe siècle. Le « complexe ganja » traditionnel en Amérique latine et aux Caraïbes était intimement lié à la fabrication de thés quasi médicinaux et de cordiaux (4). « Les gens de couleur croient beaucoup à l’efficacité de cette boisson », notait une enquête de l’armée américaine en 1932. Le ganja servait de « stimulant léger qui procure une sensation de bien-être, et aussi de préventif contre la malaria ». On l’utilisait également pour émousser la souffrance et l’ennui du labeur dans les plantations. Mais à mesure qu’il se propagea en Amérique au début du XXe siècle, son usage se fit de plus en plus hédoniste. Dorénavant toujours fumé sous forme de cigarette – méthode d’absorption d’un meilleur rapport qualité/prix –, son seul but devint le vertige.
Avec la cocaïne, l’évolution est encore plus frappante. Les Indiens de la cordillère des Andes mâchaient des feuilles de coca pour soulager les effets de l’altitude, la faim et la fatigue, ainsi que pour accompagner des rites religieux. La technologie moderne a transformé ce remède populaire en instrument de plaisir puissant et précis. Les concepteurs de drogues comme l’ecstasy poussent le processus encore un peu plus loin. Propre, fiable, à faible risque, ce sont – pour reprendre l’expression de Timothy Leary (5) – des instruments d’« ingénierie hédoniste ».
Jadis, les fêtards n’étaient jamais sûrs de bien s’amuser ; maintenant, ils peuvent s’en donner la certitude. Nos humeurs ne sont plus dans les mains du destin ; elles sont devenues l’objet de manipulations délibérées. La rationalité wébérienne étend son empire plus loin que jamais.
L’aspirine, antidouleur sans effet psychoactif
L’usage explicitement hédoniste de drogues telles que l’opium et la cocaïne fut à la fois la cause et la conséquence de leur abandon par la médecine respectable. Les principales drogues de plaisir, légales ou illégales, ont toutes commencé leur carrière européenne comme médicaments. Au début du siècle dernier encore, l’héroïne, la morphine, la cocaïne et l’alcool se vendaient tous en pharmacie. C’était moins absurde qu’il y paraît. Avant le progrès de médications réellement efficaces, tout ce qu’un médecin pouvait prescrire était une panacée, un produit pour apaiser la douleur et créer une sensation générale de bien-être. La morphine et la cocaïne s’acquittaient parfaitement de cette tâche. Les tests cliniques modernes ont introduit des critères de rationalité bien plus exigeants. Toute drogue respectable se doit de satisfaire un objectif physiologique clairement spécifié. Les vieilles panacées ont pris une allure de plus en plus suspecte.
L’aspirine – antidouleur sans effet secondaire psychoactif – a rendu superflu l’usage thérapeutique des opiacés, tandis que la novocaïne et autres anesthésiants synthétiques détruisaient le marché médical de la cocaïne. En le privant de son alibi clinique, on a contraint l’usage hédoniste de ces drogues à se démasquer. La rationalisation de la médecine a agi comme un aiguillon sur la rationalisation du plaisir. Les deux sphères sont devenues de plus en plus autonomes, même si l’invention récente de drogues comme le Viagra ou le Prozac menace à nouveau de brouiller les lignes de partage.
Les premières tentatives du monde occidental pour contrôler par la loi l’usage des stupéfiants remontent à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. L’opium, la cocaïne et le cannabis ont finalement fait l’objet d’interdictions internationales. L’alcool a été strictement réglementé, mais son enracinement plus ancien dans l’histoire européenne a préservé son immunité [lire l’encadré ci-dessous, « Une drogue dure : l’alcool »]. Les États-Unis firent exception, allant jusqu’à la prohibition totale de l’alcool, avec des résultats discutables. Cette décision d’« entraver une industrie prospère » était, souligne Courtwright, un fait sans précédent dans l’histoire occidentale. Quel en était le mobile ? C’est une question profonde, à laquelle il ne donne pas vraiment de réponse satisfaisante. Il insiste sur la complexité croissante du travail industriel, qui faisait monter le coût de l’ivresse. « Un travailleur des champs ivre, passe encore, un “garde-frein” de train ivre, c’est autre chose. » Une large fraction de la classe capitaliste, qui avait jusque-là vigoureusement promu le commerce des drogues alcooliques, trouvait maintenant intérêt à le restreindre. La prohibition est née d’une « contradiction fondamentale du capitalisme lui-même ».
Cette explication quasi marxiste n’est pas tout à fait convaincante. La mécanisation était déjà entrée dans les mœurs avant que ne retentissent les premiers appels à la prohibition ; ivres ou pas, les gardes-freins s’étaient acquittés de leur tâche depuis quelque soixante-dix ans quand fut votée la loi Volstead instaurant la prohibition de l’alcool, en 1919. La principale pression visant à limiter les ventes d’alcool et d’autres drogues n’est pas venue des capitalistes mais des ouvriers eux-mêmes. La hausse des salaires et la formation d’une classe ouvrière « respectable » qui en résulta furent un facteur important. Un autre fut l’entrée des femmes dans la vie publique ; elles ont toujours été la principale force derrière les mouvements de tempérance. Courtwright n’accorde pas suffisamment de poids à ces facteurs.
Mais peut-être est-ce la Première Guerre mondiale qui a joué le rôle de catalyseur. Les principales restrictions des drogues à dépendance, comme tant d’autres restrictions des libertés individuelles, furent introduites pendant ou aussitôt après la guerre. Cela invite à inscrire la prohibition dans une tendance bien plus vaste, décrite de façon mémorable par l’historien George Dangerfield comme l’« étrange mort » du libéralisme (6). Dans son essai De la liberté (1869), John Stuart Mill plaçait la liberté de consommer de l’alcool, de l’opium ou toute autre drogue parmi les droits civiques les plus fondamentaux (7). La perte de ce droit au cours de la Grande Guerre était un indice du déclin de la civilisation que défendait Mill. Le corps d’un individu ne lui appartenait plus ; il appartenait d’abord et avant tout à l’État. De même que le développement de la consommation de drogues est inséparable de l’histoire du capitalisme, leur prohibition est inséparable de l’histoire du collectivisme – le fait central et le plus mystérieux de l’histoire du XXe siècle.
Une erreur manifeste de raisonnement
Courtwright croit que le mouvement vers le contrôle des drogues est « de nature foncièrement progressiste ». Il est guidé moins par un zèle puritain que par une antipathie pour le capitalisme libéral, dont le commerce de drogues est une expression saillante. Les drogues, observe-t-il, sont devenues l’une des dernières frontières du consumérisme. Nos besoins physiques élémentaires sont comblés depuis longtemps, tandis que les drogues offrent une variété potentiellement infinie de nouveaux plaisirs. Courtwright doute que les humains soient armés pour affronter un tel choix. Il cite la théorie darwinienne à la mode selon laquelle « l’évolution ne nous a pas préparés » pour y faire face. L’État doit intervenir pour compenser la défaillance du biologique. Il doit contrôler ce que nous ne sommes pas en mesure de contrôler.
Ce raisonnement recèle une erreur manifeste, erreur commune à toutes les spéculations darwiniennes de ce type. « L’évolution ne nous a pas préparés » à tous les bénéfices de la civilisation, y compris la viande cuite, l’agriculture et l’écriture. Rien de tout cela n’existait dans l’hypothétique savane africaine arpentée par les ancêtres d’Homo sapiens. La force de notre patrimoine génétique réside dans sa capacité presque infinie à intégrer le changement. La civilisation génère des insatisfactions, bien entendu. Mais c’est une erreur de croire que le hiatus entre notre mode de vie actuel et un mode de vie supposé « naturel » crée des tensions si intolérables qu’elles auraient pour seul remède l’intervention de l’État. Nous sommes plus solides que ça.
Courtwright effleure à peine ce problème de fond. Sans nul doute, les drogues – comme l’alimentation et la sexualité – nécessitent une forme de régulation. Mais quelle forme ? Dans les sociétés traditionnelles, la consommation des drogues est régulée par la coutume et la religion. Ces institutions s’étant beaucoup affaiblies, l’État a hérité de cette tâche. Mais un État laïc, libéral, est bien mal équipé pour exercer une telle responsabilité. Dépourvu d’autorité morale, il ne peut que s’appuyer sur des sanctions externes, comme l’impôt ou le châtiment pénal. Ce sont des outils grossiers. À la différence de la coutume ou de la religion, ils ne permettent pas de distinguer entre un usage modéré et immodéré, sans danger ou nocif. Pire, ils contribuent à déstabiliser ce qui reste de garde-fous informels. Comme l’État exerce son contrôle sur nous, nous nous sentons déchargés. La contrainte légale remplace l’autodiscipline sociale. Ainsi la prohibition instaure une sorte de cercle vicieux : introduite comme substitut à une discipline faiblissante, elle l’affaiblit encore davantage.
Vu sous cet angle, le problème des drogues est tout simplement un aspect de ce que le sociologue allemand Ferdinand Tönnies appelait la tragédie de la modernité (8).
Les arrangements informels qui régulaient l’usage des drogues et d’autres pratiques potentiellement dangereuses dans les sociétés prémodernes ont été détruits, mais il est futile, sinon pire, de leur substituer les sanctions formelles de la loi. Tönnies a plusieurs fois mis en garde contre l’illusion qu’« une règle éthique ou une religion défunte peut être rappelée à la vie par une forme quelconque de contrainte ». L’État peut créer les conditions permettant ou non à une morale sociale d’être ranimée, il ne peut pas lui-même la faire revivre. La coordination bureaucratique étouffe la libre association des esprits ; l’obéissance forcée détruit la loyauté spontanée. Loin d’être une source de morale sociale, l’État peut être son pire ennemi.
Cette perspective – celle du libéralisme classique – est quasiment absente du débat moderne sur les drogues. Toutes les parties en présence, des « faucons » punitifs aux « colombes » attachées à une politique de réduction des risques, sont d’accord pour dire que le problème doit être résolu par l’État. Pour les faucons, c’est un vice qu’il faut réprimer ; pour les colombes, une maladie qu’il faut guérir. Mais, d’un côté comme de l’autre, personne ne doute que l’agent du châtiment ou des soins doive être l’État.
Ainsi, un recueil d’essais signés par d’éminents experts américains de la politique en matière de drogues offre une synthèse récente et assez sinistre de ces deux positions (9). Les auteurs rejettent le point de vue soi-disant libéral (quel opprobre n’aura pas subi le mot « libéral » !) selon lequel « la toxicomanie est une maladie comme une autre, dont l’individu ne peut être tenu responsable ». À leurs yeux, c’est une défaillance morale, contre laquelle les sanctions criminelles sont un outil de dissuasion efficace et légitime. Mais ensuite, ils ajoutent à cette position traditionnelle des faucons l’idée de forcer les drogués condamnés à accepter un « traitement coercitif ». Apparemment, ils n’y voient aucune incongruité. Ils citent des études récentes montrant qu’un tel traitement peut être aussi efficace, voire plus efficace, que son équivalent volontaire. Ils semblent ne pas voir la perversion radicale qu’ils imposent au sens du mot « traitement ». Par essence, un traitement est consenti ; il s’efforce d’aboutir à ce que recherche le patient, non de lui imposer un objectif qui n’est pas le sien. En l’absence de consentement, le mot « traitement » n’est qu’un habillage flatteur de ce qu’on pourrait aussi appeler un « lavage de cerveau ». Le traitement coercitif des toxicomanes a exactement le même statut scientifique que naguère le « traitement » des dissidents en Union soviétique. Le fait qu’un tel « traitement » puisse être efficace n’est guère un argument en sa faveur.
La position libérale classique a malgré tout quelques représentants en Amérique. Ainsi un recueil d’essais publiés par le « libertarien » Cato Institute (10) présente un plaidoyer convaincant en faveur de la légalisation. Il se concentre sur la loi et l’application de la loi ; la guerre contre les drogues a perverti la Constitution, sapé la procédure légale et corrompu les services de police fédéraux. Comme souvent dans l’histoire, la règle universelle du droit a été sacrifiée à la poursuite d’objectifs particuliers, les contestataires étant qualifiés de « pédants » qui empêchent de « faire le boulot ». Mais, malgré la force de ses arguments, l’influence de ce livre sur la politique sera certainement nulle. Comme l’admet tristement sa couverture, la légalisation reste en dehors des « paramètres du débat sérieux » à Washington. Les essais rassemblés ont une saveur non-conformiste. Milton Friedman a écrit l’avant-propos ; l’introduction est un morceau de rhétorique antiprohibitionniste impertinente signée de l’énergique gouverneur du Nouveau-Mexique Gary E. Johnson (11). Ces essais ne parlent pas la langue sobre et bureaucratique du recueil évoqué plus haut ; ils bouillonnent de rage et de frustration. Ils vont circuler avidement sur Internet et les gens au pouvoir continueront sereinement à les ignorer.
Le principe du traitement coercitif a été sacralisé
En Grande-Bretagne, la politique anti-drogues du New Labour épouse la tendance dominante des experts américains, avec son curieux mélange de moralisme et d’utilitarisme. Le traitement coercitif a été sacralisé par le La Forcede 1998, qui permet aux tribunaux de condamner les coupables de crimes liés à la drogue à subir des traitements prolongés et des tests obligatoires, faute de quoi ils sont mis en prison. L’imbrication des systèmes de justice et de santé est annoncée avec tambours et trompettes comme un paradigme d’administration « intégrée ». Le but ultime de la politique anti-drogues est de donner un coup de jeune à la société. « La lutte contre les drogues devrait faire partie d’un éventail plus large de choix politiques destinés à renouveler nos communautés », a écrit Tony Blair. Mais la communauté qu’il évoque n’est rien d’autre qu’une fiction politique. Aucune communauté véritable ne peut être « renouvelée » par un acte de volonté politique. Croire le contraire, c’est être victime de l’illusion de Tönnies. Si le problème des drogues est réellement le symptôme d’une crise de la communauté, alors sa solution se trouve bien au-delà du champ de la politique.
Pourtant, la stratégie anti-drogues du New Labour a réussi à séduire à la fois les faucons et les colombes. Un état de la recherche sur l’usage de drogues effectué par le groupe Sparc, partisan de l’approche sanitaire, apporte globalement son soutien à cette stratégie et adhère avec enthousiasme au principe du traitement coercitif (12). Il approuve l’invitation faite aux forces de police de « devenir partenaires dans l’application des traitements » – un bel euphémisme. Ses critiques sont d’ordre technique : elles portent sur des points comme les coûts, le suivi et la prévision. Tout cela dans un langage strictement utilitaire et managérial. Des mots comme « autonomie », « liberté » et « droit » ne figurent pas dans l’index.
Comme l’ouvrage des experts américains, celui-ci ignore le fait que presque tous les maux habituellement imputés à l’usage de drogues sont en fait créés par la politique de lutte contre les drogues. Ce n’est pas l’héroïne, mais la législation contre l’héroïne, qui enlise les toxicomanes dans l’endettement, la maladie et le crime. Par leur refus de regarder cette vérité en face, ces ouvrages ont quelque chose d’irréel. « Les toxicomanes méritent les conséquences de leurs choix immoraux », affirme l’introduction du recueil américain. Voilà qui a de quoi impressionner, jusqu’au moment où on se dit que ces « conséquences » ne sont ni naturelles ni inévitables, mais le produit d’une politique savamment calculée. Le recueil anglais découvre que la « réinsertion sociale » de ces jeunes sujets consommateurs d’héroïne se fait « vers les marges ». Pour les raisons suivantes : « dépendance croissante à l’héroïne, usage de drogues multiples causant des problèmes de santé, expulsions, factures de drogues élevées et recours croissant au vol et au commerce des drogues ». Il ne s’avise pas que la plupart de ces maux sont provoqués, ou au moins exacerbés par l’illégalité de l’héroïne. L’« usage de drogues multiples » est en grande partie l’effet de l’illégalité du marché ; les « problèmes de santé » sont aggravés par l’absence de régulation et de responsabilisation ; l’« expulsion » est une conséquence directe de l’illégalité ; et les « factures de drogues » sont exorbitantes parce qu’elles incluent de lourdes prises d’intérêt par les cartels et autres preneurs de risque. La prohibition n’est pas la solution au problème de la drogue ; elle est, dans une large mesure, le problème en soi.
Ce texte est paru dans le Times Literary Supplement le 14 septembre 2001. Il a été traduit avec l’aide de Dominique Goy-Blanquet.
Notes
1| En anglais le mot drug a conservé le sens qu’il avait naguère en français : il désigne aussi bien les médicaments et les produits assimilés.
2| La dernière édition du Grand Larousse publiée avant la Première Guerre mondiale ne mentionne pas le mot « drogue » au sens de « stupéfiant ». Le Robert étymologique de la langue française repère la première occurrence de ce sens chez Colette, en 1913.
3| Imprimées en 1751, ces deux gravures sont faites pour être mises côte à côte. Les habitants de la rue de la Bière sont heureux et en bonne santé, ceux de la ruelle du Gin détruits par l’alcool d’importation.
4| Le ganja, nom d’origine sanskrite, désigne la marijuana en Amérique latine. Le « complexe ganja » est une expression d’anthropologues désignant un ensemble de pratiques culturelles comportant l’absorption de marijuana mêlée à d’autres substances.
5| Psychologue excentrique mort en 1996, Timothy Leary était un adepte affiché du LSD et des drogues psychédéliques.
6| Mort en 1986, George Dangerfield a écrit The Strange Death of Liberal England (1935), étude sur le déclin du Parti libéral en Angleterre avant la Première Guerre mondiale.
7| L’essai de Mill est disponible en poche (« Folio »).
8| Son ouvrage majeur, Communauté et société, paru en 1887, a été traduit aux PUF en 1944.
9| B. Heymann et William N. Brownsberger, Drug Adiction and Drug Policy (“Drogues : addiction et politique”), Harvard University Press, 2001.
10| Timothy Lynch, After Prohibition. An Adult Approach to Drug Policies in the Twenty-First Century (« Après la prohibition. Approche raisonnable pour une politique des drogues au XXIe siècle »), Cato Institute, 2001. Sur le Cato Institute et le mot « libertarien », voir la note 3 du premier article du présent dossier.
11| Le « libertarien » Gary E. Johnson, qui a été gouverneur du Nouveau-Mexique de 1995 à 2003, est parfois présenté comme un candidat républicain possible à la présidentielle de 2012.
12| UK Drugs Illimited, Palgrave, 2001.
Pour aller plus loin
Pierre-Arnaud Chouvy, Les Territoires de l’opium. Conflits du Triangle d’or et du Croissant d’or, Olizane, 2002. Par un chercheur au CNRS, également coauteur de Yaa Baa. Production, trafic et consommation de méthamphétamine en Asie du Sud-Est, L’Harmattan-Irasec, 2003.
Laurent Karila, avec Sophie Vernet-Caillat, Une histoire de poudre. La cocaïne, tout le monde en prend. Pourquoi??, Flammarion, 2010. Par un psychiatre addictologue, auteur par ailleurs de Addiction à la cocaïne.
Michel Kokoreff, La drogue est-elle un problème??, Payot, 2010. « Tout se passe comme si, en France, le débat sur les drogues était devenu impossible. »
Pierre Kopp, Économie de la drogue, édition revue et corrigée, La Découverte, 2005. Par un professeur d’économie à la Sorbonne.
Alain Labrousse, Géopolitique des drogues, PUF, coll. « Que sais-je?? », 2e édition, 2006. Par l’ancien directeur de l’Observatoire géopolitique des drogues.
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