« Cultures numériques », de Dominique Cardon, et « Au cœur des réseaux », de Fabien Tarissan, sont deux remarquables introductions aux lois sociales d’un monde régi par les algorithmes.
« Cultures numériques », de Dominique Cardon, Presses de Sciences Po, « Les petites humanités », 428 p.
« Au cœur des réseaux. Des sciences aux citoyens », de Fabien Tarissan, Le Pommier, « Essais », 160 p.
Dans un article publié à l’orée du XXIe siècle, le juriste américain Lawrence Lessig exprimait sa vision de l’avenir de nos sociétés dans une formule maintes fois reprises : « Code is law » (« le code [informatique], c’est la loi »). Lessig relevait quelque chose que nous pressentons tous : peu à peu, la révolution numérique modifie bien plus que les lois de la production et du partage des connaissances. Parfois, le code semble en effet « faire » la loi autour de nous. Il contribue ainsi de plus en plus à l’élection des gouvernants, peut décider de l’attribution d’un prêt ou fixer la peine encourue devant un tribunal.
Ce pivotement a produit quantité de prophètes du bonheur numérique et de cassandres pointant du doigt un horizon dystopique. Plus intéressants sont les explorateurs qui essaient aujourd’hui de se frayer un chemin entre le code informatique et les sciences sociales. Fabien Tarissan, chercheur en informatique au CNRS, et Dominique Cardon, professeur de sociologie et directeur du Médialab de Sciences Po, en font partie. Leurs deux ouvrages, bien que différents dans leur ambition et leur composition, sont de remarquables introductions aux lois sociales du monde numérique.
Manipulation des réseaux
Dans Au cœur des réseaux, Fabien Tarissan examine la façon dont la théorie mathématique et informatique des graphes peut être mise à contribution pour comprendre le fonctionnement des réseaux sociaux. Les algorithmes qui filtrent l’information favorisent-ils l’émergence de « chambres d’écho » dans lesquelles nous ne sommes plus exposés qu’à des opinions semblables aux nôtres ?
Les recherches, sur ce point, sont nuancées. Elles mettent en avant la responsabilité des utilisateurs, qui guident les algorithmes en cliquant sur les contenus qui leur plaisent plutôt que sur ceux dont ils ont besoin. En revanche, les expériences scientifiques se révèlent plus inquiétantes sur la manipulation des réseaux ou la surveillance des individus par leur intermédiaire. Elles montrent par exemple qu’il suffit de quelques informations sur les habitudes d’une personne pour l’identifier dans des échanges anonymes.
Dynamiques entrecroisées
De son côté, Dominique Cardon, dans un ouvrage foisonnant issu d’un de ses cours, s’intéresse de façon plus large à ce qu’il appelle la « culture numérique ». Les trois dynamiques de cette culture s’entrecroisent et parfois s’affrontent dans son livre : l’aspiration continue des individus à augmenter leur pouvoir d’agir, l’émergence de formes nouvelles d’organisation et de participation politique et, enfin, la captation par le marché des sources de données et des algorithmes qui permettent de faire du profit en monétisant les traces de nos activités en ligne.
Il faut entendre l’expression « culture numérique » dans deux sens différents pour bien comprendre l’ambition du livre. Elle désigne d’abord la culture dunumérique : l’ensemble des valeurs contenues dans le code informatique et promues par celui-ci. L’algorithme est peut-être un instrument du nouveau monde, mais il recycle beaucoup de l’ancien. Derrière le ranking des pages Web ou la distribution des « like », le sociologue retrouve donc des éléments d’une culture plus large. « Puisque les algorithmes forment leurs modèles à partir des données fournies par nos sociétés, constate-t-il, leurs prédictions tendent à reconduire automatiquement les distributions, les inégalités et les discriminations du monde social. »
Dans un autre sens, il s’agit aussi de donner au lecteur les outils d’une culture nécessaire pour mieux comprendre le monde numérique. En abordant aussi bien l’histoire de l’informatique, les pratiques créatives en ligne, les « fake news » ou le fonctionnement de l’intelligence artificielle, le sociologue montre comment et pourquoi la culture pionnière des inventeurs du Web peut et doit être préservée face aux marchés et aux Etats. « Le Web se ferme par le haut, conclut Cardon, mais toute son histoire montre qu’il s’imagine par le bas. »
Ces deux livres devraient figurer en bonne place dans la bibliothèque de tous ceux qui veulent imaginer notre avenir « par le bas ». Ils font étrangement écho aux prédictions de Lawrence Lessig : « Des gens décident comment le code va se comporter, écrivait-il. La seule question est de savoir si nous aurons collectivement un rôle dans leur choix ou si nous laisserons aux codeurs le soin de choisir nos valeurs à notre place. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire