Le Chant de la forêt, le nouveau film de la Brésilienne Renée Nader Messora et du Portugais João Salaviza, nous emmène au cœur du Brésil, dans l’État du Tocantins, sur les terres des Indiens Krahôs. Le jeune héros du long-métrage, Ihjãc (Henrique Ihjãc Krahô), vient de perdre son père.
Habité par le pouvoir de communiquer avec les morts, il refuse de devenir chaman et décide de quitter les siens pour échapper aux esprits. Mais à la ville, une autre réalité l’attend : celle d’un Indigène dans le Brésil d’aujourd’hui.
DIÁRIO DE NOTÍCIAS – Le film a été montré pour la première fois en 2018 au Festival de Cannes, où il a été très bien accueilli. Mais il s’est passé beaucoup de choses au Brésil depuis…
JOÃO SALAVIZA – C’est vrai qu’historiquement les peuples autochtones ont toujours été réduits au silence, par toutes les formes de gouvernement et de régime qui se sont succédé depuis l’arrivée des Portugais au Brésil en 1500. Mais le gouvernement de Jair Bolsonaro [entré en fonctions le 1er janvier 2019] est probablement le premier gouvernement ouvertement antiautochtone, ethnocide et ouvertement négationniste en ce qui concerne les changements climatiques qui sont en train d’affecter toute la planète.
Ces changements affectent-ils déjà cette communauté ?
JS – Tous les peuples autochtones risquent véritablement de perdre leurs terres, de voir annulés ou abrogés certains des droits qui ont été conquis au fil des décennies au prix de beaucoup de sang, et la situation des Krahôs n’est pas différente. On ne sait pas très bien ce qui peut arriver dans les quatre ans à venir, mais dans le même temps il y a une résistance énorme, une résistance qui a toujours été là, une résistance de cinq cents ans.
Vous êtes toujours en contact avec les Krahôs ?
RENÉE NADER MESSORA (RNM) – Notre relation avec eux a commencé à se construire il y a longtemps, et Le Chant de la forêt n’en conclut ni n’en commence le cycle. La situation est de plus en plus violente. Auparavant, l’État disait qu’il fallait respecter les terres autochtones ; maintenant on a un État qui dit exactement le contraire. Les propriétaires terriens qui vivent autour de terres autochtones se sentent en droit d’attaquer et de menacer encore plus qu’auparavant, et c’est très clair pour les Krahôs.
Quelle a été la genèse de votre film ?
RNM – Il est le résultat d’un long parcours. Cela fait de nombreuses années [depuis 2009] que je me rends à Pedra Branca, leur village. Je développais un travail audiovisuel en rapport avec la valorisation culturelle de la communauté. João est arrivé un peu plus tard. Au début, notre idée, c’était de séjourner dans le village pour continuer à développer ce travail que je faisais déjà, mais les choses se sont précisées et l’envie de filmer est arrivée. Une histoire impliquant un jeune du village a été le point de départ du film…
Que s’est-il passé ?
RNM – Un garçon très jeune avait un bébé et une épouse, et était sous l’effet d’un sort. Il pensait que s’il restait au village, il risquait de mourir. Alors il est parti à Icatajá [la ville voisine], mais cette connexion entre l’esprit et le corps qui est si évidente pour les Krahôs ne l’est pas en ville. Là-bas, personne ne savait comment traiter ce jeune, et il est revenu au village.
Comment avez-vous choisi les personnages de votre histoire ?
JS – Ihjãc [qui tient le rôle princial dans le film] est un garçon que nous connaissons depuis qu’il est tout petit. Renée a fait sa connaissance quand il avait 6 ou 7 ans, moi un peu plus tard, quand je suis arrivé. Il a aussi participé à un groupe de cinéastes indigènes du village de Pedra Branca qui filment les processus communautaires, les rituels et les fêtes, et sont aussi appelés par les autres villages.
Comment a-t-il réagi au fait d’être filmé ?
JS – Ihjãc a fini par s’enthousiasmer pour l’idée, pendant que nous nous enthousiasmions pour la possibilité de le filmer. Quand il est devenu le personnage du film, il a fini par entraîner avec lui tout un noyau familial, et c’est ça qui enrichit beaucoup le long-métrage : la présence de sa femme, de son enfant, de la mère, des oncles. Pendant le tournage, Ihjãc a peut-être été le premier à comprendre la logique du cinéma, le fait qu’on tourne des jours différents, qu’on filme des fragments qui seront unis et gagneront un sens par le montage.
Le film s’insère à la perfection dans votre univers, qui est très lié à l’adolescence et au passage à l’âge adulte.
JS – Oui, même si chez les Krahôs ces phases obéissent à des critères très différents des nôtres. Dans un village krahô, un garçon de 15 ans comme Ihjãc appartient déjà au monde des adultes. Il participe aux réunions quotidiennes qui se déroulent au centre du village, il a un enfant, il s’occupe de sa maison, il chasse, il va chercher de la paille pour couvrir le toit avant la pluie. Il est intégré au monde des adultes, il a déjà laissé l’enfance derrière lui.
Le film a été très bien accueilli dans le monde entier…
RNM – J’adore notre travail, je crois beaucoup à ce film, mais nous ne parvenons pas à dépêtrer notre regard d’une tradition blanche, judéo-chrétienne. Il y a au Brésil des images produites en terre autochtone qui peuvent effectivement apporter du nouveau. Nous voulons ouvrir le plus possible cet éventail d’images.
JS – Il ne faut pas oublier qu’un film comme celui-là, même s’il est important, même si ce film parlé dans une langue indigène comptant à peine 3 500 locuteurs est présenté dans un espace de légitimation comme le Festival de Cannes et entre dans le circuit commercial, n’est qu’un petit pas.
Comment se fait-il que ce genre de films puisse être produit au Brésil en ce moment ?
JS – Ces films, qui ont très peu de visibilité, sont très provocateurs et nous rappellent aussi tous les malentendus qui existent historiquement dans la rencontre entre l’Europe et les peuples amérindiens. Il faut voir ces images, pour enrichir notre intellect et pour nettoyer, décoloniser notre regard.
Avez-vous déjà de nouveaux projets en cours ?
JS – Nous sommes encore en train de songer à tourner à nouveau. Bien sûr que le contexte actuel du Brésil, avec l’élection de Bolsonaro et cet esprit anti-indien, nous affecte, nous aussi. Nous pensons que nous avons un rôle à jouer, en tant que réalisateurs, dans les luttes à venir. Notre responsabilité est plus grande encore désormais. Mais nous savons que nous allons continuer, avec ou sans cinéma, à être proches des Krahôs.
Le Chant de la forêt sort le 8 mai en France, en partenariat avec Courrier international.
Cet article a été publié dans sa version originale le 15/03/2019.
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