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jeudi 9 mai 2019

La préhistoire, matrice des imaginaires modernes

Au Centre Pompidou, une riche exposition explore les liens entre cette période mystérieuse et l’art moderne.
Par Emmanuelle Jardonnet Publié le 9 mai 2019
Pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé sur toile, 155 x 359 cm, Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice.
Pigment pur et résine synthétique sur papier marouflé sur toile, 155 x 359 cm, Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice. SUCCESSION YVES KLEIN C/O ADAGP
Une exposition intitulée « Préhistoire » au Centre Pompidou, c’est pour le moins intrigant. Et son sous-titre, « Une énigme moderne », attise encore l’aura de mystère du projet.
« La notion de préhistoire s’est imposée au milieu du XIXe siècle, à peu près au moment où débute l’art moderne. Les origines de l’humanité et celles de l’art moderne ont émergé ensemble, et se sont construites de manière parallèle », explique Cécile Debray, directrice du Musée de l’Orangerie, précédemment conservatrice au Centre Pompidou, et l’une des trois commissaires de cette exposition aux très amples contours.
Le parcours croise ainsi deux trames chronologiques à travers une dizaine de thèmes transversaux : une qui va d’une ère géologique, pré-animale, jusqu’au néolithique, une autre de Cézanne à l’ironie grinçante des frères Chapman, avec plus de 500 objets et documents.

Malgré l’abondante production d’œuvres inspirées par la préhistoire, le sujet est jusqu’ici resté relativement inédit. « Il y a eu une exposition au MoMA, à New York, en 1937, puis à l’Institute of Contemporary Arts, à Londres en 1948, où déjà étaient confrontées œuvres modernes et préhistoriques, mais pas seulement : y étaient mêlés des poupées mexicaines et des masques », rappelle Maria Stavrinaki, autre commissaire de cette exposition érudite.

« Faille temporelle »

L’historienne de l’art va plus loin : « En art, la préhistoire est surtout identifiée comme un travail sur les origines, pas comme une question temporelle. C’est donc un objet qui n’existe pas dans la modernité, il n’a jamais été étudié avant car il était considéré soit comme un vague primitivisme, soit comme un sujet trop étrange pour les historiens d’art. »
L’universitaire a identifié cette faille temporelle dans l’histoire de l’art il y a une dizaine d’années, et a depuis creusé dans ses abîmes. « La préhistoire est un objet non déterminé qui transgresse les règles entre les champs, avec une grande pluralité de formes. Pour ce projet, nous avons dû nous plonger dans les écrits sur la préhistoire, puis regarder à nouveau les œuvres, relire les textes des artistes et des revues d’art pour trouver des preuves. Cela a été un long travail. »
« Alors que, pour le primitivisme, le travail des ethnologues a imprégné le travail des artistes, on s’est aperçu que la préhistoire est finalement une zone de non-savoir, où les artistes ont pris le relais. Il s’agit donc plus de dialogues que d’influence, avec un processus de construction croisée entre archéologues et artistes », explique de son côté l’historien de l’art Rémi Labrusse, le troisième commissaire de cette somme que le trio a su garder accessible par le biais de textes synthétiques et de frises temporelles et a rendu très agréable à parcourir grâce à une saisissante scénographie signée Pascal Rodriguez, tout en ombres et lumières.
« La préhistoire est un espace mental, un lieu d’invention permanente. Elle a un caractère irréductiblement incertain qui va contre le positivisme moderne, notre civilisation techno-scientifique. On n’est pas préhistorien par hasard : il faut aimer l’expérience de potentiel flottant, immaîtrisable », souligne encore l’universitaire.

Réenchanter le présent par des réminiscences poétiques

L’exposition se présente ainsi qu’un récit ouvert, où l’on entre comme dans une grotte, en pénétrant dans le noir. En guise de prologue, on croise le crâne d’un « homme de Cro-Magnon ». Ce crâne fait partie des restes humains découverts en 1868 par Louis Lartet sur le site de l’abri de Cro-Magnon aux Eyzies-de-Tayac, en Dordogne. L’expression, entrée dans l’usage populaire, a longtemps été préférée au plus scientifique Homo sapiens (« l’homme qui sait »), qui désigne les hommes du paléolithique supérieur, de – 40 000 à – 12 000 environ. L’âge de l’art pariétal.
On plonge avec Cézanne et Odilon Redon dans l’épaisseur du temps, à une époque, au tournant du XXe siècle, où la stratigraphie donne des clés pour lire le temps dans le sol. Déceler dans le paysage les traces antéhistoriques en transforme sa perception : la montagne Sainte-Geneviève est observée comme une vue géologique.
Si le modernisme s’intéresse d’abord à la minéralité, à l’heure de la révolution industrielle, et tandis que la recherche en paléontologie avance, l’homme occidental, notamment dans le contexte des guerres mondiales, lit l’annonce de sa propre extinction dans les fossiles d’espèces disparues. Max Ernst, notamment, fait des parallèles entre un monde antédiluvien et les ruines de l’histoire humaine, offrant au passage des visions de l’anthropocène avant l’heure. Pour d’autres, comme Miro dans ses Constellations, la préhistoire permet de réenchanter le présent par des réminiscences poétiques.
A partir des années 1920, certaines œuvres préhistoriques deviennent iconiques, comme la Vénus de Lespugue (– 23 000), trouvée en Haute-Garonne en 1922. Véritable chef-d’œuvre de l’histoire de l’art et de l’humanité, cette statuette d’à peine 15 cm sculptée dans de l’ivoire de mammouth (et prêtée par le Musée de l’homme) a une présence inouïe. Picasso en possédait des moulages, Giacometti aussi.

« Changement de regard »

La majorité des sculptures paléolithiques auxquelles les artistes modernes sont sensibles représentent d’ailleurs soit des figures féminines soit des animaux. Avec une de ses grandes Anthropométries, Yves Klein peint des corps bleus entre la femme et l’animal. Jean Arp, Henry Moore, les graffitis de Brassaï, Dubuffet, Fautrier, Richard Long, Louise Bourgeois… la richesse des œuvres, entre grands noms et trouvailles, artefacts et relevés de grottes, impressionne et renouvelle le regard du visiteur.
« On espère ce changement de regard, c’est formidable si la préhistoire permet de défamiliariser les regards sur la modernité, d’autant qu’elle ne cesse de se réinventer au gré des nouvelles recherches. La préhistoire reste une terre inconnue », relève Maria Stavrinaki.
Portée par les avancées technologiques et celles des outils comme par la science-fiction et la culture pop, la relecture de la préhistoire se poursuit jusqu’à aujourd’hui. L’exposition se clôt par une monumentale installation de Giuseppe Penone tout en équilibre précaire, où il reprend la technique des colombins de terre crue, invention du néolithique, pour de larges céramiques archaïques posées sur des branches. Des serpentins du temps, porteurs du caractère fragile de l’aventure humaine.
« Préhistoire, une énigme moderne », au Centre George Pompidou, du 8 mai au 16 septembre, de 11 heures à 21 heures. Nocturne le jeudi jusqu’à 23 heures. Fermé le mardi. Plein tarif : 14 €. Gratuit pour les moins de 18 ans, 11 € pour les 18-25 ans.

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