Par Stéphanie Le Bars
Publié le 27 mars 2019
Début mars à Harrisonburg, en Virginie, 601 patients ont été soignés par une association de médecins bénévoles. Ces patients, qui bénéficient d’une assurance de base, n’ont pas de quoi souscrire une complémentaire pour leur vue et leurs dents.
A quatre heures et demie du matin, l’air est encore vif et la nuit bien noire dans la vallée du Shenandoah (Virginie). Une étrange animation trouble pourtant la torpeur de la ville de Harrisonburg (50 000 habitants), coincée entre sa ruralité et l’autoroute qui file vers le Tennessee. Sur le parking du parc des expositions local, les moteurs de plusieurs dizaines de voitures tournent au ralenti, réchauffant des passagers endormis sur les sièges allongés. De loin en loin, la lumière tremblotante d’un téléphone portable signale un réveil matinal ou un remède contre l’ennui.
Non sans mal, John Harlow, barbe fournie et canne en bois, déploie ses deux mètres massifs et s’extirpe de son pick-up blanc. Arrivé ici à 1 heure du matin avec un ami, il a somnolé jusqu’à 3 heures. Puis comme les centaines de personnes présentes au rendez-vous fixé par l’association de dentistes et docteurs bénévoles du RAM (Remote area medical, Médecine en zone rurale) les 2 et 3 mars, il s’est mis sur les rangs pour récupérer un ticket de passage. Depuis, il attend, les yeux rougis par la fatigue mais le sourire aux lèvres. Les portes de la salle polyvalente n’ouvrent qu’à 6 heures.
Derrière ces portes, des dizaines de fauteuils de dentiste sont alignés sous la lumière blanche des lustres métalliques. Le numéro de John, le 90, lui assure une prise en charge vers 8 heures. Son viatique pour un examen gratuit et des soins dentaires, un luxe que ce chômeur de 49 ans n’a pas pu s’offrir depuis des années. Ses dents cassées et ses caries mériteraient pourtant des soins réguliers. Mais, après un accident de voiture et des blessures qui ne lui permettent plus de travailler, il n’a plus qu’une assurance santé minimum (Medicare) fournie par l’Etat fédéral aux Américains de plus de 65 ans ou handicapés. « Et cette assurance ne couvre ni les dents ni les yeux », explique-t-il, fataliste.
Personnes âgées, chômeurs… et salariés
L’initiative du RAM, qui plusieurs fois par mois installe ses cabinets dentaires ambulants et ses cabines d’examen médical dans des gymnases ou des halls d’exposition à travers le pays, s’adresse typiquement à des gens tels que John. Aux Etats-Unis, les assurances santé de base, publiques ou privées, ne prennent pas en charge les soins dentaires et la vue. Des complémentaires sont donc nécessaires. Sauf que cette dépense est hors de portée pour les personnes bénéficiant des assurances financées par l’Etat (Medicare, 17 % de la population, ou Medicaid pour les plus pauvres, 19 % de la population). Certains naufragés du système de santé, comme Sandra Wengerd, une protestante mennonite de 71 ans, robe longue austère et coiffe blanche posée sur les cheveux, courent donc les cliniques gratuites du RAM.
Mais les personnes âgées et les chômeurs ne sont pas les patients exclusifs de l’association. D’après Jeff Eastman, son responsable présent sur place, la situation est également critique pour certains salariés : « Un tiers des personnes que nous recevons travaillent. » Face à un système de santé défaillant et coûteux, « une initiative comme celle du RAM est malheureusement nécessaire au pays », en déduit-il.Article réservé à nos abonné
Au gré des rencontres matinales, le fatalisme le dispute à la colère. A 42 ans, Brian Fitzgerald n’a plus d’assurance santé. Cela ne change pas grand-chose à sa situation, car celle que payait pour lui son ancien employeur ne couvrait pas les soins dentaires. Pour ce chômeur en attente de Medicaid, le RAM constitue donc une solution inespérée. « C’est normal que les pauvres soient là, indique-t-il. Je ne vois pas trop comment on peut régler le problème de l’assurance santé. » Pragmatique, il aimerait juste, comme d’autres de ses compagnons d’infortune, que le RAM améliore l’organisation de ses services, pour éviter aux patients de passer la nuit dans la voiture…
Huit dents extraites d’un coup
D’autres se montrent plus vindicatifs. « Je déteste être là, à faire la queue, mais je n’ai pas les moyens de faire autrement », s’emporte Melinda Wiseman, 49 ans, venue avec son fils de 15 ans et son fiancé. Avec 1 200 dollars (environ 1 000 euros) de revenus mensuels et un loyer à 700 dollars, cette mère de famille, handicapée par des problèmes de dos et « cliente » régulière des banques alimentaires, a fait une croix sur « des verres de lunettes à 500 dollars et un soin dentaire à 100 dollars ». « Pourtant tout le monde mérite d’être soigné, surtout quand on a travaillé », juge-t-elle en jouant sur son iPad pour tuer le temps.
Cette partisane de Donald Trump – une caractéristique plutôt répandue dans ce coin de Virginie –, aimerait que le président adopte « Medicare for all », l’assurance santé universelle. Cette proposition des démocrates, au cœur de la campagne présidentielle qui s’amorce, est honnie par les républicains. Ces derniers la jugent infinançable et trop interventionniste. « Je crois que Trump y pense et je suis sûre qu’un président républicain pourra le faire », assène toutefois Mme Wiseman contre toute évidence : la proposition de budget de M. Trump pour 2020 prévoit une… baisse du financement de Medicare et Medicaid.
Un fichu posé sur sa tête ronde et des piercings disséminés sur le visage, Anna Coulon se révèle moins trumpiste et plus en colère que la plupart des patients présents. « Je suis bien contente que ces médecins s’occupent de nous, mais ça ne devrait pas marcher comme cela. Seulement, l’Etat s’en fiche », affirme-t-elle, assise sur une chaise, en attendant son tour dans le brouhaha de la salle où les dentistes et leurs aides officient à la chaîne.
« Je suis bien contente que ces médecins s’occupent de nous, mais ça ne devrait pas marcher comme cela. Seulement, l’État s’en fiche »Anna Coulon, une patiente
A 53 ans, cette ancienne infirmière cumule elle aussi bien des handicaps : diabétique et en longue maladie depuis des années, elle a perdu quatre incisives il y a six ans. Elle raconte en souriant son arrivée sur le parking à 21 heures, la veille, avec trois membres de sa famille, la nuit hachée et la fraîcheur de l’aube. Elle espère se faire soigner pour ne pas perdre davantage de dents. Mais, vers 10 heures du matin, l’infirmier chargé de l’accueillir lui trouve une tension incompatible avec des soins. Elle devra patienter quelques heures. Entre-temps son mari est passé entre les mains d’un chirurgien en blouse bleue qui lui a extrait huit dents. Un pansement dans la bouche, ce quinquagénaire aux cheveux longs indique d’un signe du pouce que tout va bien. Il aura droit à l’équivalent de deux cachets de paracétamol dans la journée. Dans ces contrées où sévit l’addiction aux opioïdes, les médecins du RAM ne prennent pas le risque de délivrer des antidouleur puissants. Et n’hésitent pas à arracher les dents jugées incurables. Certains patients repartent donc avec un coupon pour, plus tard, se faire poser un dentier.
La couverture universelle reste un sujet clivant
Cette misère sanitaire et sociale révolte les praticiens bénévoles. « C’est une honte que le pays ait besoin de ce type d’initiative, la santé devrait être un droit, pas un privilège, affirme avec calme Wayne Hackey, un médecin venu de Charlottesville (Virginie). Cela me dépasse, mais les Américains ont du mal à accepter l’idée d’une couverture universelle. Il faudrait trouver un compromis : couvrir les besoins de base et faire payer davantage pour les soins plus optionnels. » Dans le pays, tous les médecins ne partagent pas cet avis, qui supposerait un début de plafonnement des tarifs.
« Globalement flotte encore l’idée qu’être pauvre est une faute morale et que les riches n’ont pas à payer des impôts pour financer la santé des plus démunis », estime Michael Strassberg, un dentiste en provenance du New Jersey. Lui vient d’extraire sept dents à un patient. « Je ne sais même pas comment on vit après ça, commente-t-il. Comment trouver un travail, manger, avoir des relations sociales… » Danielle Good, infirmière étudiante, bénévole pour la première fois au RAM, est également consciente des clivages politiques sur le sujet ; elle reste pourtant persuadée que le pays mettra un jour en place une assurance santé universelle. « C’est trop triste de voir ces gens ici, mais c’est en parlant d’eux, en montrant à quoi ils sont réduits, que l’on va obliger les responsables politiques à changer le système. » En dernière année d’études dentaires à Washington, Ali Rafil reconnaît lui aussi que les tarifs pratiqués sont trop élevés : « Il faudrait obliger les dentistes à offrir quelques rendez-vous gratuits par an pour obtenir le renouvellement de leur licence, par exemple. »
Selon les interlocuteurs, les prix avancés pour une extraction ou une visite chez le dentiste varie du simple au quadruple : 65 dollars ici, 290 dollars là. D’où les difficultés des ménages déjà sur la corde raide. « On ne sait jamais combien ça va coûter », regrette John Harlow, le géant au pick-up blanc. Toujours lourdement appuyé sur sa canne, il n’a pas perdu sa journée. Lui repart, un pansement au coin des lèvres, « content ».
26 000 dollars pour une nuit d’hôpital
Neuf ans après les discussions au couteau sur l’Obamacare – l’assurance santé mise en place pour des millions d’Américains qui en étaient dépourvus –, l’irruption dans le débat politique de la « couverture universelle », portée par l’aile gauche du Parti démocrate, a relancé la question du coût de la santé dans le pays. Et pas seulement pour les dents ou les yeux. La presse regorge d’exemples de patients mis sur la paille par des factures inattendues de plusieurs de dizaines de milliers de dollars : 48 500 dollars pour deux injections antibiotiques après une morsure de chat facturées par un hôpital de Floride ; 26 000 dollars pour une nuit d’observation dans un établissement de Géorgie… Une récente étude parue dans l’American Journal of Public Health indique que près de 60 % des personnes ayant dû se déclarer en faillite personnelle l’ont fait en grande partie à la suite d’une facture médicale. Des sommes faramineuses que les hôpitaux et les praticiens peinent à justifier.
Le ministère de la santé lui-même a reconnu en janvier qu’il n’avait pas les moyens d’obliger les hôpitaux à appliquer les nouvelles règles de transparence sur leurs tarifs, censées entrer en vigueur début 2019. Dans ce contexte, sept Américains sur dix considèrent que les dépenses publiques pour la santé sont insuffisantes. Et ce taux est en augmentation constante, y compris chez les républicains. Dans un début de réponse, Donald Trump promet depuis deux ans une baisse du prix des médicaments. Mais ce dossier, scruté de près par les puissantes entreprises pharmaceutiques, n’avance pas.
Coûteux, inabordable pour beaucoup, le système de santé actuel est aussi paradoxal. Alors que les dépenses ne cessent d’augmenter (+ 4 % entre 2017 et 2018), les Etats-Unis sont le seul pays développé où l’espérance de vie a diminué ces trois dernières années. A Harrisonburg, durant deux jours, 350 médecins et infirmiers ont tenté, à leur échelle, de corriger ces abus : ils ont soigné gratuitement 601 patients, pour un total de frais médicaux équivalant à 305 000 dollars. Répondant aux besoins à travers le pays, le RAM se rendra en avril dans l’Ohio puis au Texas.
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