La quête des origines n’a jamais fait autant d’adeptes. Près de sept Français sur dix ont déjà entrepris des recherches sur leur famille.
Plusieurs fois par semaine, Stéphanie Gamois part à la pêche. Mais nul besoin de descendre sur les rives du Fessard, la rivière qui traverse Oizé, le paisible bourg sarthois où elle s’est installée avec mari et enfants, pour avoir une touche. C’est de son ordinateur qu’elle ferre ses prises. Dans ses filets, déjà 3 400 spécimens, attrapés en remontant le cours de son histoire familiale sur Internet « jusqu’en 1576 ».
A 42 ans, l’agente technique de la police nationale fait partie de ces passionnés qui reconstituent les ramifications de leur arbre généalogique. Le soir, le week-end, et même à la pause déjeuner, sa tablette est de sortie pour mettre un nom sur le visage d’un aïeul, compléter une génération ou localiser une lignée. « C’est devenu un challenge entre mon mari et moi : qui va trouver quelque chose de nouveau le premier ? » Le couple a quelques mystères à percer, comme la présence incongrue d’enfants dans une lignée qui n’était pas censée en avoir.
Gigantesques bases de données en ligne
La recherche des origines est une passion française. Cinq millions de personnes s’adonneraient à ce loisir, le troisième après le bricolage et le jardinage, selon la Fédération française de généalogie (FFG). Près de sept Français sur dix disent s’y intéresser et ont déjà entrepris des recherches sur leur famille ou leur nom. Des explorateurs qui n’ont plus rien à voir avec le cliché du retraité, paléographe amateur, déchiffrant les pattes de mouche d’un registre paroissial dans les archives d’une sous-préfecture.
Les généalogistes sont devenus des « généanautes », surfant sur les siècles grâce à de gigantesques bases de données en ligne, des logiciels spécialisés ou l’utilisation de l’ADN. Les dernières innovations sont présentées chaque année au salon mondial de la généalogie, RootsTech, dont la dernière édition a eu lieu du 27 février au 2 mars à Salt Lake City (Utah). En France, depuis cinq ans, le Salon de la généalogie, qui se tient cette année du 14 au 16 mars à la mairie du 15e arrondissement à Paris, sert désormais de vitrine grand public aux start-up françaises du secteur.
« Notre pays a les archives les plus riches et les mieux conservées au monde ». Christophe Becker, directeur de Geneanet
L’accès aux sources n’a jamais été aussi facile. « En quelques heures, vous faites une recherche qui vous aurait pris des années », affirme Toussaint Roze, PDG de Filae, une société qui a, entre autres, indexé l’intégralité de l’état civil français du XIXe siècle, soit quelque 250 millions d’actes. En rentrant simplement un patronyme sur le site, le généalogiste peut retrouver tous les documents relatifs à son parent et les importer pour construire son arbre généalogique. En deux ans, l’offre a déjà séduit 42 000 abonnés, en croissance de 30 % sur un an.
Pour les passionnés, la France offre un terrain d’exploration idéal. Sur quinze siècles, 400 millions de documents (actes notariés, état civil, cadastre, registres matricules militaires, etc.) sont disponibles en ligne gratuitement sur les sites des services d’archives publiques. « Notre pays a les archives les plus riches et les mieux conservées au monde, s’enthousiasme Christophe Becker, directeur de Geneanet, sorte de Facebook géant des généalogistes amateurs français. Il est assez facile de remonter jusqu’à 1700, voire 1650. »
Créé il y a dix-huit ans, Geneanet rassemble aujourd’hui une communauté de plus de 3 millions de membres, qui partagent et échangent gratuitement un million d’arbres généalogiques (soit 6 milliards d’individus référencés) et 20 millions de photos. Dans le même temps, les clubs locaux de généalogistes affiliés à la FFG ont vu le nombre de leurs membres s’effondrer. « Nous sommes passés de 75 000 adhérents à 50 000 en une dizaine d’années, soit une perte d’un tiers », dit Valérie Arnold-Gautier, sa vice-présidente.
Secrets de famille
La pratique a évolué. Les échanges d’informations, les coups de pouce pour résoudre « une épine généalogique », c’est-à-dire une énigme qui empêche d’avancer, se passent désormais par écrans interposés ou sur les réseaux sociaux. Cette internationale de l’ascendant, aidée par des outils qui croisent les données et alertent en cas de « matchs » avec d’autres arbres, permet de découvrir plus facilement des cousins d’Amérique, un fief familial à l’autre bout de la France, du sang italien ou irlandais. Et parfois de dévoiler des secrets de famille.
La « roots tech » attire aussi un public plus jeune. « Désormais, 30 % de nos clients sont des actifs. Il y a dix ans, nous n’avions que des retraités », explique Audrey Cavalier, cogérante d’Heredis, leader français des logiciels spécialisés. Il y a un an et demi, au décès de son père, Jean-Philippe (qui a requis l’anonymat), fonctionnaire au service des impôts, a tapé le nom de ses grands-parents et leurs professions sur plusieurs portails consacrés à la généalogie. « Je n’en savais pas beaucoup plus, si ce n’est qu’ils étaient originaires d’Alsace », se rappelle le Parisien d’adoption de 38 ans, qui s’est découvert un arrière-grand-oncle « malgré nous », du nom de ces incorporés de force dans l’armée régulière allemande, durant la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, son arbre « est devenu un baobab de 1 900 individus, dont des ancêtres qui ont vécu au XVIIe siècle ».
5 700 noms dont 3 000 ascendants directs
Odile Vaunois, orthophoniste libérale à Auxerre, fait aussi partie de ces actifs qui essaient de caser leur hobby dans un emploi du temps bien chargé. « Encore quelques années d’activité avant de pouvoir y consacrer plus de temps », déclare en souriant la quinquagénaire, qui a réussi à placer 5 700 noms dont 3 000 ascendants directs. Parmi eux, les ascendants de son grand-père maternel, « enfant abandonné à la naissance à l’hôpital de la Charité à Langres [Haute-Marne]», sur lesquels s’était refermée une chape de plomb. « Lever les silences et les non-dits sur une partie de ma famille m’a permis de m’ancrer dans une histoire plus globale », raconte la généalogiste amatrice. De s’apaiser aussi en « réhabilitant » la branche paternelle, longtemps estampillée par les proches « comme une lignée de “gens de peu”, coincés dans une vie ratée ».
Le numérique a aussi démocratisé la pratique. « L’exploration des origines a longtemps été la chasse gardée de personnes âgées dépositaires d’un savoir local et de sources jalousement gardées. Aujourd’hui, pour se lancer, il n’y a plus besoin d’être un historien amateur », explique Sophie Boudarel, 49 ans. Installée dans l’Yonne, elle fait partie des rares professionnels de la généalogie, qui dispensent formation et aide à la recherche, et interviennent dans les écoles ou les foyers d’accueil pour adolescents.
« Ce n’est plus un hobby d’aristocrates ou de notables en quête de quartiers de noblesse, renchérit Christophe Boutreux, fondateur de Patronomia, un site qui propose de composer et d’imprimer un livre à partir des arbres. C’est une activité de Mme et M. Tout-le-Monde, qui intéresse aussi les enfants et les adolescents. Croyez-moi, ils trouvent là une activité aussi passionnante et chronophage que les jeux vidéo ! »
Replonger dans la vie de ses aïeux
Les nouveaux amateurs se réunissent autour de la même envie de transmettre la saga familiale, mais aussi de connaître l’histoire d’une région ou d’un lieu. « Les Français sont passionnés d’histoire, il n’y a qu’à voir le succès des émissions de Stéphane Bern ou des commémorations de la Grande Guerre, observe Marie-Odile Mergnac, à la tête d’Archives et Culture, une maison d’édition spécialisée dans la généalogie et l’histoire de la vie quotidienne. En cherchant leurs origines, ils se la réapproprient, la mettent à hauteur d’homme mais aussi s’ouvrent à d’autres disciplines : la géographie, la démographie, l’histoire des métiers, la génétique… »
Cadre bancaire à Valence, Michel Aulagnier, 61 ans, a « attrapé le virus » il y a deux ans, en tombant sur des cartons de vieux documents après le décès de sa mère. Pour ce passionné d’histoire, replonger dans la vie de ses aïeux, agriculteurs, ouvriers ou artisans, tous originaires de Loire et de Haute-Loire, « crée indirectement un phénomène d’enracinement dans un territoire, une histoire qu’[il] ne soupçonnai[t] pas ». Michel Aulagnier a choisi de laisser à son tour une trace « papier » de cette quête numérique, qui, pour l’heure, n’intéresse guère ses deux fils.
« Tout homme descend à la fois d’un roi et d’un pendu », disait Jean de La Bruyère. La très grande majorité des Français a des ancêtres agriculteurs. Qu’importe. L’adrénaline du jeu de piste familial fait voler en éclats les a priori. « Il n’y a plus de vanités, le pittoresque l’emporte, poursuit Marie-Odile Mergnac. Le cousin meunier à la troisième génération devient un héros. L’incendie de sa ferme, les mauvaises récoltes, l’histoire de son moulin font partie du scénario. » Le roman-fleuve familial n’a plus qu’à se transmettre en héritage.
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