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dimanche 24 mars 2019

Au bal du Cube, des fêtards un peu différents

A Blégny, en Belgique, un foyer pour personnes handicapées emmène  ses résidents un après-midi par mois en boîte de nuit pour les faire danser mais aussi favoriser les rencontres amoureuses.
Par Lorraine de Foucher Publié le 24 mars 2019
Un mecredi après-midi par mois, des patients mentalement déficients se retrouvent dans la boite de nuit du Cube, à Liège, en Belgique.
Un mecrredi après-midi par mois, des patients mentalement déficients se retrouvent dans la boite de nuit du Cube, à Liège, en Belgique. SEBASTIEN VAN MALLEGHEM POUR LE MONDE
Crâne rasé et petit cœur argenté au­tour du cou, Jean-Michel Lapierre attrape sa bouteille de parfum Axe Black et s’en asperge devant le miroir. « Je veux être beau pour danser les slows », proclame ce Français de 53 ans, résident du foyer le Pays des Merveilles, situé entre les terrils et les mines classées de Blegny (province de Liège), en Belgique.
En sortant de la salle de bains, il embrasse généreusement Liliane, sa future femme, rencontrée dans une résidence pour handicapés mentaux huit ans auparavant. Bientôt les amoureux seront mariés, si leurs tutelles l’acceptent : « On leur a demandé de nous accompagner à la bijouterie et on s’est déjà acheté des bagues », expliquent-ils en montrant leurs doigts. Jean-Michel Lapierre raconte une vie d’ouvrier en bâtiment, de drogue, d’errance, et s’interrompt dans son récit pour se saisir de sa pile de disques de Johnny Hallyday : « Le pire, c’est que même lui il est mort. » Le décès de son chanteur préféré ne l’empêche pas de vite se ressaisir. Aujourd’hui, dit-il dans un sourire enfantin, « c’est discothèque, on va s’éclater à fond ».

Une sexualité encadrée

Jean-Michel et Liliane font partie des 8 000 handicapés français hébergés en Belgique. Là-bas, ils bénéficient d’activités visant à favoriser leur vie sociale et amoureuse. A la différence de la France où l’on considère parfois que le handicap obère toute possibilité de relation sentimentale, en Belgique, les éducateurs des foyers les encouragent. Jean-Michel et Liliane sont accompagnés : « On dort ensemble trois jours par semaine et on a fait l’amour une fois, dans le bureau de la psycho­logue », où un lit d’appoint est installé pour les accueillir.
Leur sexualité est encadrée – par le passé, ils se sont trop vus et cela a dégénéré : leurs alliances ont volé dans le foyer. Ils y ont même été formés par ­Sandrine Steiger, énergique blon­de à la voix cassée, qui dispense les cours : « On ne peut pas faire comme avec des collégiens, prendre un préservatif et le dérouler sur une banane, parce que sinon, quand ils veulent faire l’amour, n’ayant qu’une compréhension basique, ils pourraient aller chercher une banane », précise-t-elle.

Effluves d’eau de Cologne et de laque à cheveux

Tutoriels sexuels, mais aussi ateliers d’écriture, pour que les résidents puissent rester en contact et revoir ceux qu’ils ont rencontrés lors de la sortie mensuelle en discothèque, ou des ­soirées speed dating « Parlons d’amour », au cours desquelles les foyers de Liège s’organisent pour que leurs pensionnaires se rencontrent. « L’amour et l’amitié sont des besoins primaires, il n’y a pas de raison de les en priver parce qu’ils sont handicapés. Au contraire, si on ne les accompagne pas, ils vont le refouler, être encore plus tendus, malades et stressés. Le permettre, cela canalise les choses », ajoute Sandrine Steiger.
A l’origine de ces après-midi dansants, il y a Eric Wislez, patron du foyer le Pays des Merveilles. L’un de ses amis dirige une boîte de nuit dans la région. « Je lui ai demandé s’il voulait bien me prêter son établissement de 13 heures à 17 heures une fois par mois. La première fois, je suis allé le voir à la fin presque pour m’excuser un peu, en lui disant : “Tu vois c’est spécial quand même.”Il m’a répondu qu’à 5 heures du matin avec les normaux il y avait bien pire comme comportement. »
Ce mercredi, donc, après les boulettes à la cassonade – une spécialité de la région – du déjeuner et la sieste, des effluves d’eau de Cologne et de laque emplissent le foyer. La trentaine d’habitants rejoint les camionnettes, direction Barchon, pour faire la fête – en sont dispensés les épileptiques sensibles aux lumières, et ceux pour qui cela représente une charge émotionnelle trop forte.

Autistes, sourds, déficients moteurs ou mentaux...

Le parking du Cube, le bien-nommé bâtiment en béton décati posé sur un parking de centre commercial, ressemble à celui d’une boîte de nuit un samedi. Sauf qu’il fait jour, gris, et que les clients sautillent déjà d’excitation. « C’est la première fois qu’on les emmène au Cube, cela fait une semaine qu’ils nous en parlent », raconte Benjamin, encadrant d’une école spécialisée pour enfants handicapés de Liège.
Malades psychiatriques, autistes, sourds, déficients moteurs ou mentaux, fauteuils roulants, démarche traînante ou sourire béat, ce sont près de 300 personnes « différentes » et leurs accompagnateurs qui se pressent ce jour-là pour aller danser et boire des verres (sans alcool). L’euphorie est immense : Fabrice, 32 ans, du gel qui lui a vitrifié les cheveux, précise dès l’entrée qu’il veut retrouver Aurore, une fille qu’il rencontre à chaque après-midi disco : « Elle est belle, et ensemble on danse des slows comme dans Cendrillon. »
Dans l’antre du Cube, les spots de toutes les couleurs clignotent, les basses saturent, l’ambiance est survoltée dans cet immense « hangar ». Il y a ceux qui ont mis une veste trop grande, une cravate trop courte ou des lunettes de soleil à l’intérieur. D’autres qui sautent pour essayer d’attraper la boule à facettes qui les nargue en tournant sur elle-même.
Le DJ bogue sur Claude François, manque son enchaînement avec le classique maison ­Allumer le feu. Tant pis, tout le monde continue et chante à tue-tête : « Laissez-nous mener la vie qu’on veut .» L’émotion prend à la gorge au milieu de ces fêtards si vivants et si puissants. Même ceux harnachés à de lourds fauteuils télécommandés se saisissent les mains et esquissent des mouvements.

Slow permanent

« Moi, j’ai un résident, à chaque fois que je lui dis bonjour, son visage s’illumine et il me répond “Cube ! Cube !”. En général, ils ont du mal avec les marqueurs spatio-temporels, mais ça, ils savent, qu’il y a Cube une fois par mois », explique Nathalie Art, chargée de la cohésion sociale à la mairie de Malmedy, toute proche.
« Pour nous, les valides, cet espace est étrange : on regarde tous les danseurs présents en se demandant s’ils sont handicapés ou pas. On cherche la marque physique ou comportementale de la différence. On est plus mal à l’aise qu’eux, en fait, eux ils n’y pensent même pas, ils sont dés­inhibés et heureux au Cube », raconte-t-elle en me présentant ­Camille et Quentin, deux jeunes atteints de trisomie 21. Camille et Quentin passent toutes les chansons dans les bras l’un de l’autre, comme s’ils dansaient un slow permanent, presque indifférents au tempo de la musique.
Quentin a mis sa plus belle chemise à carreaux, et tient toujours la main de Camille, qui n’a pas le droit d’aller danser avec un autre garçon. « Ils ne peuvent pas aller faire une soirée avec des copains, ça ne marche pas. Alors, le Cube, c’est la liberté pour eux, c’est la seule fois du mois où ils ne sont pas soumis à un planning ultra­rigide », précise Nathalie Art, sous le regard approbateur du couple, impatient de retourner danser.
« Ils n’ont pas le même rapport au corps que nous. Ils se touchent tout le temps, adorent se prendre dans les bras, indépendamment des considérations d’âge » Benjamin, éducateur.
Dans la foule, entre les verres de Coca et d’eau pétillante qui volent et les mouvements saccadés, on retrouve Benjamin, l’éducateur liégeois qui vit son premier Cube avec ses résidents. Il s’inquiète un peu : une de ses élèves de 15 ans s’est fait mettre le grappin dessus par un noceur un peu trop âgé à son goût, à vue d’œil une soixantaine d’années. « Ils n’ont pas le même rapport au corps que nous. Ils se touchent tout le temps, adorent se prendre dans les bras, indépendamment des considérations d’âge. Ils miment souvent aussi des situations amoureuses qu’ils ont vues dans des films. »
Pendant que Benjamin chaperonne, Serge le DJ descend de sa cabine. Son logiciel serait cassé, dit-il pour justifier les blancs et les nombreuses bascules acrobatiques entre les morceaux. « Maintenant, on me reconnaît parce que je suis le DJ », s’enorgueillit-il, dans un débit de voix un peu ralenti. Serge est antillais, il a grandi à Guyancourt, et vit en foyer en Belgique depuis quatre ans. « Avant j’étais enfermé, et maintenant j’ai ces sorties qui m’aident à m’épanouir. Pour les filles aussi je suis une star. Je ne peux pas vraiment les draguer dans ma cabine de DJ mais elles viennent souvent me voir », s’amuse-t-il, en mangeant un grand morceau de chocolat.
Le Cube serait un accélérateur de rencontres ? « Oui bien sûr, même si moi j’ai un problème : je ne connais pas mon numéro de portable par cœur, alors ça ne marche pas trop. Je le donne, mais les filles ont du mal à m’appeler parce que je me trompe à chaque fois », regrette l’homme de 44 ans.

Une approche moins médicalisée

Serge continue sur son père qui était lui-même DJ et dont il portait le matériel quand il était plus jeune. Sa carrière de chauffeur livreur brutalement interrompue par une déception sentimentale qui l’aurait rendu dépressif. L’alcool, les médicaments, l’arrivée en Belgique, loin de sa famille mais où on fait la fête dans les foyers. Vérification faite auprès d’Eric Wislez, le chef du Pays des Merveilles, Serge le DJ a en réalité été victime d’un grave accident de moto qui a généré des troubles cérébraux irréversibles. « Stocké » en France dans un hôpital psychiatrique, selon l’expression d’Eric Wislez, il a ensuite été envoyé en Belgique dans un foyer, où l’approche moins médicalisée lui a permis de devenir passeur de disques.
Il est presque 17 heures et le Cube se vide. Liliane et Jean-Pierre, les futurs mariés, trans­pirent tellement ils ont dansé. Benjamin l’éducateur aide ses élèves à remettre leurs manteaux. « Je n’en reviens pas qu’on n’en ait pas perdu un seul ! Ils me disaient que c’était impossible qu’ils aillent en discothèque, qu’ils allaient être pris pour des fous, pour des handicapés… et là ils ne veulent plus partir »,s’enthousiasme-t-il. Jusqu’au bout de l’après-midi, dans la boîte de nuit. Fabrice, le jeune homme aux cheveux gominés, enlace une fille souriante. On lui demande si c’est Aurore, qu’il aurait enfin retrouvée ? « Ah non, elle, je ne connais pas son prénom, mais elle est aussi jolie qu’Aurore. »

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